Un monde changeant
Les
paradoxes de la politique étrangère
russe
Fedor Loukianov
Fedor
Loukianov - © RIA Novosti. Alexei Naumov
Samedi 28 décembre 2013
Un monde
changeant" par Fedor Loukianov
Source:
RIA Novosti
La Russie s’apprête à entamer l'année
2014 avec un bilan paradoxal en
politique étrangère.
Il est indéniable que le poids du
pays sur l'arène internationale a
augmenté ces douze derniers mois.
Si l’on évaluait la Russie sur
l'habileté de sa politique étrangère et
son aptitude à atteindre ses objectifs –
en Syrie, en Iran, au sujet de l'Union
douanière et en Ukraine – le
gouvernement et le ministère des
Affaires étrangères (MAE) mériteraient
la plus haute note.
Le fait que le magazine Forbes place
Vladimir Poutine en tête des dirigeants
les plus influents du monde n’est pas un
hasard, pas plus que les articles parus
sur le ministre russe des Affaires
étrangères Sergueï Lavrov dans deux des
plus grandes revues occidentales, qui
l'ont reconnu comme l'un des plus grands
diplomates de notre époque.
Paradoxalement, tous ces succès
contrastent de plus en plus avec la
perception que l’opinion publique
étrangère de la Russie et la façon
dont les citoyens russes considèrent la
politique étrangère de leur pays.
Au niveau international en effet,
même si ceux qui reconnaissent et
apprécient la subtilité de la politique
étrangère russe sont nombreux, les
observateurs occidentaux et orientaux
voient toujours la Russie comme un pays
en déclin.
Selon une opinion répandue, le rôle
de la Russie dans le monde va diminuer à
cause de sa structure économique
actuelle, très dépendante de la
conjoncture internationale et des
tendances démographiques - qui peuvent
être rectifiées mais pas changer
significativement.
L'élan russe actuel est interprété
comme l’un des derniers coups de bride
avant un déclin inévitable. Dans le même
temps, peu pensent que la Russie
changera radicalement ses priorités dans
les relations internationales et
abandonnera le prestige et le statut au
profit de solutions pratiques à ses
problèmes de développement. Des
ambitions qui ne correspondent pas à ses
capacités réelles entraîneront de toute
façon l'éclatement de la bulle. En
Occident on en parle ouvertement, en
Orient on part de ce fait de manière
tacite tout en utilisant volontiers
l'activité russe à des fins propres.
En Russie les succès diplomatiques
plaisent au public : il est agréable
pour la plupart des Russes de sentir que
leur pays est un acteur important dans
les processus internationaux.
Mais la diplomatie est aussi vue
comme un art détaché des intérêts
concrets de la population. Les besoins
véritablement nationaux, c'est-à-dire
n'émanant pas uniquement des
bureaucrates professionnels, ne sont
simplement pas formulés. Dans
l'ensemble, la société russe est
habituée à penser que la politique
étrangère et la grande stratégie sont
une chose dont s'occupe le gouvernement,
qui serait mieux placer pour en
connaître les rouages. Cette tendance
s'est encore renforcée avec Vladimir
Poutine, dont la politique
internationale prenait appui sur un
consensus public relativement large.
L'idée de rétablir les positions de la
Russie dans le monde convenait à la
majeure partie de la population,
d'autant qu'en dépit d'une rhétorique
parfois austère Poutine a toujours agi
de manière prudente, sans franchir la
limite.
Aujourd'hui la société s'éveille et
commence à se considérer comme une force
active.
Ce processus est lent et, évidemment,
la politique étrangère ne fait pas
partie des intérêts prioritaires de la
population. Cependant cette émancipation
viendra un jour toucher ce domaine
réservé que sont les affaires
internationales. Et l’opinion publique,
au sujet de la ligne diplomatique russe
telle qu'elle pourrait et devrait être,
est très fragmentée. Prochainement on se
demandera : qui et dans quelle mesure
bénéficie de la politique étrangère
russe ? Comment répond-t- elle aux
intérêts des groupes industriels,
associations religieuses, communautés
nationales et diverses couches sociales
?
Car après tout souvent ces intérêts
ne coïncident pas, voire s'opposent. Par
exemple, la classe moyenne - peu importe
comment on l'identifie - et les
retraités perçoivent différemment la
place de la Russie dans le monde, les
musulmans peuvent avoir leur propre
position concernant le Printemps arabe,
très différente de la version
officielle, et divers segments de la
politique russe visent des priorités
internationales différentes. Et ainsi de
suite. La Russie est un pays si
hétérogène que l'indice de division en
fonction des points de vue est infini.
La victoire de la Russie dans la
"bataille pour Kiev" est révélatrice.
Elle s'est manifestement imposée face à
l'Union européenne en cassant tout son
jeu et en réduisant la politique du
Partenariat oriental à néant. Mais
l'investissement de 15 milliards de
dollars du Fonds de prospérité nationale
dans les obligations d'un Etat au seuil
du défaut de paiement va non seulement à
l'encontre des règles d'utilisation de
ce fonds mais soulève également des
doutes vis-à-vis du choix de l'objectif.
Qui peut être réellement intéressé, si
l’on réfléchit aux besoins concrets de
la population et pas aux positions
abstraites de l'Etat au niveau
international ?
Pour l'instant, tout cela n'a pas
vraiment d'impact. Ces réflexions sont
encore en suspens et presque invisibles
tant que la Russie enregistre des succès
en politique étrangère. Et le grand
débat sur la place de la Russie dans le
monde pour la prochaine décennie, sur
les fins et les moyens de son
développement n'a pas encore lieu ni
dans la société ni même dans le milieu
intellectuel. Or sans ce débat les
problèmes de perception intérieure et
extérieure ne feront que s'aggraver.
L’opinion de l’auteur ne coïncide
pas forcément avec la position de la
rédaction
La Russie est-elle imprévisible?
Peut-être, mais n'exagérons rien: il
arrive souvent qu'un chaos apparent
obéisse à une logique rigoureuse.
D'ailleurs, le reste du monde est-t-il
prévisible? Les deux dernières décennies
ont montré qu'il n'en était rien. Elles
nous ont appris à ne pas anticiper
l'avenir et à être prêts à tout
changement. Cette rubrique est consacrée
aux défis auxquels les peuples et les
Etats font face en ces temps
d'incertitude mondiale.
Fedor Loukianov,
rédacteur en chef du magazine Russia in
Global Affairs.
© 2013
RIA Novosti
Publié le 28 décembre 2013
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