Opinion
Egypte. Les
Frères, les «laïcs» et un arbitre
Ali Hakimi
Vendredi 8 mars 2013
La situation en Egypte va certainement
modifier toutes les grilles d'analyse
qui ont prévalu jusqu'ici. Nous
assistons à un fait unique dans
l'histoire récente, produit d'un
contexte politique international
particulier. En d'autres temps, pas si
éloignés, le mouvement social qui a
conduit à la destitution de Hosni
Moubarak aurait pu être noyé dans une
mer de sang et la paix sociale aurait
été réinstaurée pour une plus ou moins
longue période, sans que cela entraîne
plus que des remontrances ou, au pire,
des condamnations. Ce n'est pas ce qui
s'est passé. Le monde a commencé à
changer de base, la répression, aussi
féroce peut- elle être, ne pourra plus
obtenir les mêmes effets, ce que semble
avoir compris les gouvernants et les
puissances impériales.
On peut se souvenir du mode de
gestion appliqué en Amérique du Sud
durant le siècle passé. Presque tous les
régimes répressifs, des dictatures
sanguinaires qui ont joui de l'appui
déclaré des Etats-Unis, ont cédé devant
une montée en puissance de courants
socialisants et anti-impérialistes. Une
leçon qui sert probablement en Egypte et
dans le monde dit arabe. D'où les
pressions pour que soit respectée la
«volonté des peuples», encadrée dans un
processus électoral, censé absorber les
conflits politiques et aboutir à
l'établissement d'institutions
crédibles, acceptées par tous, ayant
toutes les chances d'être stables. Etant
entendu que tout sera fait pour
«contrôler» le cours, autant que faire
se peut et en fonction des données
sociopolitiques et des rapports de
force.
En Egypte, nous assistons encore à une
certaine expectative des centres majeurs
de la décision, l'Armée, entre autres,
avec une particularité qui peut
brouiller la lecture des éléments qui
sont à l'œuvre.
L'irruption du religieux et de
l'idéologie sur la scène, qu'une
nécessaire et inévitable décantation va
restituer à leur marginalité dans le
processus de fond. C’est-à-dire la
dynamique sociale qui dépend de
l'insoutenable sort subi par des
dizaines de millions d'Egyptiens, source
d'un mécontentement, voire d'un profond
désespoir, qui ne trouve pas de
porte-drapeau consensuel et que les
chapelles audibles, les Frères
musulmans, les salafistes et les
représentants de la bourgeoisie laïque,
travaillent à conquérir, sans grand
succès pour le moment. Alors, on
qualifie la conjoncture d'impasse, faute
d'une compréhension du jeu des acteurs
et des enjeux. Même si, a contrario, les
analyses foisonnent.
Sur le terrain, les affrontements
sont quotidiens et ne connaissent aucun
répit. A Port-Saïd, où se greffe à la
colère sociale, celle contre le déni de
justice supposé à propos des auteurs
présumés du meurtre des supporters
cairotes, à Ismaïliya, à Mansoura, au
Caire, à Alexandrie et ailleurs, la
violence sociale ne baisse pas.
Au-dessus, Mohamed Morsi ignore
superbement les revendications et
s'enferme dans son agenda de
consolidation du pouvoir de sa
confrérie. Avec un mépris souverain de
la tragédie qui ensanglante son pays, il
convoque des élections législatives
annulées par décision de justice, pour
«raisons techniques». Comme si elles
pouvaient se tenir dans un climat aussi
délétère. En face, le Président ne voit
que cette «opposition» huppée,
constituée de personnalités qui n'ont
aucune prise sur la rue. Il s'agit du
Front national du salut (FSN), censé
être l'attributaire du statut de
partenaire et susceptible de contribuer
à la fin des hostilités, pourvu qu'il
accepte le dialogue et les concessions
qui vont avec. Ce qui n'est pas gratuit.
Le FSN a besoin plus que tout, autant
que les Frères, de l'apaisement. Le FSN
ne veut pas une seconde «révolution» aux
conséquences imprévisibles. Il se pose
contre l'islamisation du pays et en
alternative éclairée, aux yeux des
Etats-Unis, des couches moyennes et des
coptes, effrayés par les attaques
liberticides.
Les Etats-Unis sont, ainsi, pris
comme arbitre par les deux adversaires,
au détriment des revendications
socioéconomiques, qui attendront l'issue
des manœuvres en cours. John Kerry, le
nouveau secrétaire d'Etat, est chargé du
dossier. Après la rodomontade du refus
qui lui a été signifié par le FSN, les
membres en vue de cette instance ont
accepté de le rencontrer à titre privé.
Mohamed El Baradei, lui a parlé 20
minutes au téléphone et Amr Moussa l'a
rencontré pendant 45 minutes. Bien que,
d'après un article d'Al Ahram Hebdo,
«John Kerry est venu afficher
officiellement son soutien au régime de
Mohamad Morsi» et que Khaled Daoud,
porte-parole du FNS, ait déclaré : «Ils
voulaient réunir tous les partis
d'opposition, dits non islamistes,
autour d’une même table, où chacun
n'aurait eu la parole que quelques
minutes. Ce n'est pas sérieux. Et cela
entérine la vision que l'opposition
égyptienne ne serait qu'une poignée
d'activistes décoratifs. Il n'est pas
possible dans la situation actuelle de
laisser les Etats-Unis penser que la
Présidence et les Frères sont les seuls
interlocuteurs valables.»
L'annulation du grand sujet de
discorde, que sont les législatives,
objet d'un appel au boycott, fait
baisser la tension et donne du mou à
Kerry, qui pourra faire admettre à
«tous» qu'il est «crucial que les
Egyptiens s'accordent sur des choix
économiques et trouvent un terrain
d'entente pour être en mesure de faire
ces choix. Il est important et urgent
que l'énergie de ce peuple soit
focalisée sur la construction d'un futur
prospère». Condition nécessaire du prêt
de 4,8 milliards de dollars du Fonds
monétaire international (FMI), en
soutien des finances publiques.
L'Etatsunien sait qu'il joue sur du
velours devant ce FSN qui en son sein
reste divisé, sans préjudice du peu
d'influence qu'il a sur des insurgés
réfractaires à toute idée de compromis
et poussés à bout par la politique
répressive de Morsi.
L'hypothèse qui se dessine se
cristallise autour de l'incapacité du
FSN à revendiquer plus que des délais
«raisonnables» pour les élections et
quelques amendements à la Constitution
des Frères.
Avec la pression de Washington, il
ira à la table des négociations, car il
est évident que les Frères, dont la base
sociale n'est pas à négliger, qui
offrent autant de garanties à Israël et
à la stabilité de la région, ne seront
pas lâchés, au profit de séculiers ultra
minoritaires sur l'échiquier et sans
ancrage social perceptible. Seule
inconnue, l’avenir de la protesta
populaire, qui ne veut pas s’essouffler
et qui donnera du fil à retordre à toute
«solution» qui ne les intègre pas,
quelle que soit la forme qu'elle
prendra.
Publié sur
Reporters
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