Egypte
L'Egypte entre
révolution et contre-révolution
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Lundi 25 juin 2012
Pourquoi n’ont-ils pas tiré ?
Pourquoi le Conseil supérieur des
forces armées (CSFA) a-t-il, après
bien des hésitations, accepté
l’élection au poste de président
d’un dirigeant des Frères musulmans
? Parce que l’Egypte de l’après 25
janvier 2011 a profondément changé
et parce qu’un retour à l’ordre
ancien n’est plus possible. Mais la
lutte continue et ce scrutin n’est
qu’une étape dans la longue
transition entamée depuis la chute
du président Hosni Moubarak.
Durant d’interminables et
étouffantes journées, dans un climat
pesant, l’Egypte a retenu son
souffle. Elle attendait la
proclamation des résultats du second
tour de l’élection présidentielle,
retardée heure après heure. Sous un
soleil de plomb, malgré les
difficultés du choix, dans l’ordre
et sous la supervision de juges, les
électeurs avaient déposé leur
bulletin dans l’urne, aussi nombreux
qu’au premier tour. Les bureaux
étaient restés ouverts jusqu’à 22
heures le 17 juin pour permettre à
chacun d’accomplir son devoir. Peu
d’incidents avaient été signalés. Le
vainqueur devait être proclamé
officiellement le mercredi 20 et les
résultats qui tombaient dans la nuit
confirmaient que M. Mohammed Morsi,
le candidat des Frères musulmans,
soutenu par de nombreuses forces de
la révolution, l’avait emporté.
L’association indépendante Juges
pour l’Egypte, qui avait supervisé
le scrutin [1],
entérinait sa victoire.
Pourtant, rapidement,
l’atmosphère s’alourdit.
L’adversaire de M. Morsi, le général
Ahmed Chafik, déposa des recours
devant le Comité supérieur pour le
contrôle de l’élection
présidentielle, qui décida
d’ajourner la publication des
résultats. Parallèlement, les
médias, dirigés par les même hommes
que du temps de M. Hosni Moubarak,
reprenaient rumeurs et
désinformations, expliquant que les
Frères avaient bourré les urnes,
qu’ils avaient perdu, qu’ils
préparaient une insurrection armée !
En réalité, la décision n’était déjà
plus ni entre les mains des
électeurs ni dans celles du
soi-disant comité de contrôle, mais
du seul CSFA qui cherchait à mesurer
les conséquences d’une victoire
qu’il avait cherché à éviter. Il
avait mis tout son poids derrière le
général Ahmed Chafik, le dernier
premier ministre de M. Moubarak. Ce
militaire fait partie de la clique
des hommes d’affaire (et des
officiers) qui avait mis le pays en
coupe réglée depuis deux décennies —
le 2 mars 2011, lors d’un débat
resté dans les mémoires entre M.
Chafik, encore premier ministre, et
l’écrivain Alaa Al-Aswani, l’auteur
de l’inoubliable Immeuble
Yacoubian, ce dernier avait
apporté de nombreux documents
confirmant la corruption de M.
Chafik, l’obligeant à démissionner.
Représentant de ce que l’on appelle
ici les fouloul, les « restes
» de l’ancien régime – les
ci-devant, comme on disait au temps
de la révolution française –, il a
rassemblé autour de lui l’«
Etat-profond », celui qui avait fait
profil bas après la chute du
dictateur et qui lutte maintenant
avec énergie pour la reconquête de
tous ses privilèges. Tous ceux qui
n’ont rien oublié, ni rien appris.
Finalement, après de longues
hésitations, le CSFA devait plier le
24 juin et M. Morsi était proclamé
vainqueur ; il annonçait sa
démission de la confrérie et du
Parti de la liberté et de la justice
(PLJ) et affirmait sa volonté d’être
le président de tous les Egyptiens.
Pour la première fois dans
l’histoire de l’Egypte républicaine,
un civil devient président. Pour
comprendre ce tournant, il suffit de
se promener dans les rues du Caire
et d’écouter les Egyptiens,
notamment les jeunes : quel que soit
leur choix, ils ne veulent plus que
le pouvoir soit confisqué, ils
veulent avoir leur mot à dire, ils
veulent que leur avis compte. C’est
la génération de la révolution,
celle qui se mobilise dans chaque
ville et même village. L’heure des
dictatures militaires est passée.
Ces jeunes qui fêtent la victoire de
M. Morsi, portant parfois des
masques des Anonymous, dansant sur
des rythmes endiablés, portant en
triomphe un copte — avec sa grande
croix — qui se félicite de la
défaite du général d’ancien régime,
ressemblent peu à des hordes barbues
prêtes à déferler sur le monde
civilisé.
Pourtant la faible marge de la
victoire de M. Morsi, à peine 1
million de voix, face à un candidat
représentant cet ordre ancien contre
lequel le peuple s’est soulevé au
début 2011, en dit long sur le rejet
que suscitent les Frères musulmans
dans une partie de la population et
sur les contradictions de la
transition en cours.
Les résultats du premier tour de
la présidentielle avaient créé un
choc au sein des forces
révolutionnaires. Au coude à coude,
mais n’obtenant chacun qu’environ un
quart des voix, M. Morsi, arrivé
légèrement en tête, et le général
Chafik. M. Hamdin Sabbah ensuite,
candidat peu connu de tendance
nassérienne, rassemblait plus de 20
% des suffrages — comme ici rien
n’est simple, lui et son parti
s’étaient alliés aux Frères pour les
législatives. Quant au quatrième, M.
Aboul Foutouh, il obtenait 17,5 %
des voix. Ensemble, les candidats
proches de la révolution, MM.
Sabbahi, Aboul Foutouh et quelques
autres rassemblaient près de 40 %
des voix, mais se retrouvaient
éliminés du scrutin.
Comment réagir ? Que faire au
second tour ? Pour l’écrivain Al-Aswani,
un critique virulent des
intégristes, le choix était clair :
« Nous ne sommes pas avec Morsi,
nous soutenons la révolution. »
Une position qu’explicitait
l’éditorial de Mostafa Ali [2]
: « De manière tragique,
certaines forces favorables à la
révolution décrivent de manière
erronée une organisation
conservatrice et vacillante comme
les Frères musulmans, qui ont plus
d’une fois trahi les objectifs de la
révolution (et ils pourront le faire
à nouveau dans le futur) comme des
fascistes religieux. Et assimilent
ainsi cette force qui s’est
compromise de manière opportuniste
avec l’ancien régime à l’actuel
régime qui cherche à anéantir
l’ensemble de la révolution. »
Le spectre d’un Etat théocratique
imposé par les Frères hante
certains. Pourtant, pour la majorité
des forces révolutionnaires, l’armée
et l’ancien régime, qui gardent le
contrôle de l’essentiel des leviers
du pouvoir, sont les forces à
abattre, contre lesquelles s’est
créé un front commun le 22 juin. M.
Morsi, entouré de partis impliqués
dans la révolution, de figures
symboliques comme Wael Ghonim ou Al-Aswani,
se sont engagés sur une plate-forme
commune de lutte contre le CSFA et
notamment ses décisions dans les
semaines qui ont précédé l’élection.
« Nous avons commis une erreur
majeure après la chute du président
Moubarak, c’est d’accepter de
laisser le pouvoir aux mains du
CSFA. » Nous sommes le 14 juin
et M. Aboul Foutouh, candidat
malheureux à l’élection
présidentielle, vient de l’apprendre
: la haute cour constitutionnelle a
déclaré illégale la loi qui avait
permis l’élection du Parlement, ce
qui entraine sa dissolution. De
plus, elle vient d’abolir la loi
interdisant aux personnalités de
l’ancien régime de se présenter aux
élections, et d’autoriser le général
Chafik à concourir pour le second
tour de la présidentielle, les 16 et
17 juin.
En Egypte, on l’a dit, rien n’est
simple. Durant ces jours de crise,
M. Hamdin Sabbahi effectue le
(petit) pèlerinage (omra) à
La Mecque et se cantonne dans un
silence prudent, ne prenant position
pour aucun des deux candidats restés
en lice. Marqué par son idéologie
nassérienne, il répugne à critiquer
l’armée.
En revanche, M. Aboul Foutouh, un
ancien dirigeant des Frères
musulmans, cherche à édifier un
large front contre les militaires.
La soixantaine (un junior dans le
contexte politique local),
charismatique, il dégage une énergie
débordante. Longtemps président du
syndicat des médecins, il a été
emprisonné à plusieurs reprises,
durant de longues années.
Marginalisé par la confrérie qui le
considérait trop libéral, il a
participé de manière active à toute
l’épopée de Tahrir et y a acquis une
grande autorité, notamment chez les
jeunes Frères. Très tôt, il annoncé
qu’il se présenterait à l’élection
présidentielle et il s’est engagé
sur un programme de réformes
démocratiques du pays, d’un Etat
civil, d’une égalité entre hommes et
femmes, d’une égalité des citoyens
autorisant notamment qu’un copte
soit élu président de la République.
Il a rallié autour de lui une vaste
coalition de tendances et de
personnalités — une de ses
conseillères économiques est
marxiste —, et obtenu aussi le
surprenant soutien pour le premier
tour de la présidentielle des
salafistes, inquiets d’une hégémonie
des Frères musulmans sur la scène
politique. En Egypte, rien n’est
simple.
Pour M. Aboul Foutouh, comme pour
beaucoup d’autres forces, le choix
du second tour était clair : soit le
retour de l’ancien régime avec le
général Chafik, soit un pas en avant
avec l’élection d’un candidat civil
et dans la lutte pour « la chute
du pouvoir militaire ».
Dans les semaines qui ont précédé
l’élection présidentielle, le CSFA
avait lancé une offensive pour
consolider sa mainmise
institutionnelle. Le 4 juin, le
ministère de la justice a entériné
le droit des militaires d’arrêter et
de juger des civils. Après
l’acquittement, durant le procès de
M. Moubarak, d’importants cadres du
ministère de l’intérieur,
responsables de la mort de centaines
de manifestants, et nombre de
policiers accusés d’avoir tiré sur
des manifestants ont été blanchis.
A la suite du verdict du 14 juin,
le CSFA a repris en mains le pouvoir
législatif qu’il avait cédé au
Parlement et a adopté une
déclaration constitutionnelle
additionnelle qui met l’armée à
l’abri de toute « ingérence » des
civils et limite le pouvoir du futur
président. Il s’est arrogé aussi un
droit de regard sur l’écriture de la
future constitution.
Parallèlement, l’Etat-profond a
poursuivi son action en faveur du
général Chafik, mobilisant tout ce
qui lui reste de moyens, et ils sont
nombreux : médias à la botte — y
compris souvent ceux qualifiés
d’indépendants, détenus par des
hommes d’affaires liés aux cercles
du pouvoir —, intellectuels d’ancien
régime, penseurs « libéraux »
mobilisés contre la dictature
islamique, mais silencieux sur celle
des militaires. Tous les mensonges
les plus farfelus ont été bons pour
discréditer les islamistes : au
Parlement tunisien, ils auraient
fait adopter le rétablissement de la
polygamie ; M. Morsi aurait décidé
de privatiser la compagnie du canal
de Suez, symbole depuis sa
nationalisation par le président
Gamal Abdel Nasser en 1956, de
l’indépendance de l’Egypte ; les
Frères auraient accumulé des armes,
ils voulaient transformer l’armée
sur le modèle iranien, ils allaient
rétablir l’impôt spécial (jaziya)
sur les coptes, ils allaient fermer
les cinémas et les théâtres, etc.
Une des fables les plus
spectaculaires, et qui a fait le
tour du monde : le Parlement aurait
envisagé une loi permettant à un
homme d’avoir des relations
sexuelles avec sa femme dans les six
heures qui suivent son décès. Comme
du temps de M. Moubarak, ou des
autres dictateurs arabes, « Nous ou
les islamistes » reste le mot
d’ordre de tous les ci-devant, qui
cherchent le maintien de l’ordre
établi.
Il faut le reconnaître, cette
propagande a porté : plus de douze
millions d’Egyptiens ont voté, au
second tour, pour un candidat de
l’ancien régime, alors qu’ils ne
sont pas tous, loin de là,
favorables à un retour en arrière.
Les Frères musulmans portent leur
part de responsabilité, comme en
témoignent leurs résultats
électoraux : alors que M. Morsi
avait obtenu au premier tour 5,7
millions de suffrages, son parti
avait regroupé presque le double
lors des élections législatives de
la fin 2011-début 2012.
La confrérie paie ses erreurs et
ses louvoiements entre la révolution
et l’armée. Fortement réprimés sous
le régime de M. Moubarak, les Frères
n’ont commencé à participer aux
manifestations que le 28 janvier
2011, trois jours après le début de
celles-ci, même si ses militants les
plus jeunes étaient sur la brèche
dès les premières heures. Ils ont
joué un rôle actif durant le bras de
fer qui a opposé la rue à M.
Moubarak et contribué grandement,
par leur organisation, à la
résistance face aux offensives de la
police.
Après la chute du raïs, cette
organisation, fondamentalement
conservatrice dans ses orientations,
a cherché un terrain d’entente avec
le CSFA. Elle s’est dissociée des
jeunes manifestants, notamment en
novembre 2011, quand les
affrontements avec l’armée au Caire
provoquèrent une quarantaine de
tués. Les Frères, désireux que les
élections législatives se tiennent à
tout prix, dénoncèrent des «
agissements irresponsables », ce
que de nombreux jeunes ne leur ont
pas pardonné.
Ayant remporté une large majorité
au Parlement, ils ont fait preuve
d’une volonté hégémonique qui leur a
aliéné bien des sympathies. Et la
décision, malgré leurs engagements
antérieurs, de participer
directement à l’élection
présidentielle, a avivé les
craintes. Fahmi Howeidy, un
éditorialiste respecté de tendance
islamiste, dont les articles sont
repris à travers tout le monde
arabe, a sévèrement critiqué cette
entrée dans la bataille
présidentielle. Mais il pense que
les responsabilités des impasses de
la période précédente sont partagées
: « Au Parlement, les libéraux et
les autres partis ont refusé toute
proposition des Frères de présider
des commissions. Ils ont joué
l’échec, alors même que l’assemblée
a pris des mesures positives :
réforme du baccalauréat,
transformation du statut de 700 000
travailleurs précaire, salaire
maximum, etc. » Pour lui, la
bataille en Egypte n’oppose pas
laïques et religieux, mais partisans
de l’ancien régime et de la
démocratie.
En acceptant, le 22 juin, la
création d’un front avec les forces
révolutionnaires, les Frères ont
pris acte de leur isolement. Ils se
sont engagés à combattre le pouvoir
militaire, notamment en demandant
l’abrogation de la déclaration
constitutionnelle additionnelle et
le retour du Parlement élu.
Maintenant que leur candidat est
président, ne chercheront-ils pas à
s’entendre à nouveau avec le CSFA ?
Quelles seront les modalités
d’écriture de la nouvelle
constitution ? Les questions restent
posées, mais le 24 juin marquera,
quoi qu’il en soit, une étape
importante dans l’histoire de
l’Egypte et de la liquidation de
l’ordre ancien, notamment de la
mainmise sur l’économie d’une clique
corrompue.
Notes
[1]
Ahram online,
20 juin 2012.
[2]
«
Last Call : Will
the revolution or the counter-revolution
write Egypt history
», Ahram online, 22 juin 2012.
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