Opinion
La Tunisie, le
Hamas, la Palestine et les juifs
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Mardi 10 janvier
2012
Premier ministre du gouvernement
palestinien à Gaza, Ismaïl Haniyeh,
dirigeant du
Hamas, a quitté Tunis lundi 9
janvier à l’issue d’une visite de cinq
jours. Il était accompagné à l’aéroport
par le premier ministre tunisien Hamadi
Jebali et le président du parti Ennahda
Rached Ghannouchi, qui étaient venus
l’accueillir. Ce long séjour, à
l’invitation du gouvernement, illustre
les changements intervenus sur la scène
arabe depuis un an.
Rappelons d’abord que le gouvernement
présidé par Haniyeh est issu des
élections démocratiques tenues en
Palestine en janvier 2006. C’est le
refus des Occidentaux et de certains
pays arabes, ainsi que du Fatah, de
reconnaître les résultats du suffrage
populaire, qui a entraîné une escalade
entre le Hamas et le Fatah et la
création de deux autorités en Palestine
(lire
« Gaza, quelques articles contre la
pensée unique »).
La visite de Haniyeh s’inscrivait
dans le cadre d’une tournée dans la
région : Turquie, Soudan, Qatar et
Bahreïn. L’étape du Bahreïn est un peu
étrange, dans la mesure où ce pays ne
joue pas un rôle majeur et où, de plus,
il écrase son opposition ; mais il
s’agissait pour le Hamas de faire un
geste de bonne volonté en direction de
l’Arabie saoudite, très réticente à son
égard. La tournée de Haniyeh consolide
la place du Hamas sur la scène régionale
et confirme que la victoire des forces
liées aux Frères musulmans (en Tunisie,
en Egypte, au Maroc et peut-être en
Libye) a déjà des conséquences sur la
géopolitique régionale, et notamment sur
le conflit israélo-palestinien.
Le Fatah n’a pas caché son
mécontentement de ne pas avoir été
associé à la réception de Haniyeh en
Tunisie. Comme, d’autre part, un
incident a éclaté à la suite d’un obscur
problème lié à l’entrée d’une délégation
du Fatah à Gaza, on peut douter que les
tentatives de réconciliation entre les
deux organisations avancent. M.
Abbas a même appelé à la réévaluation de
cette réconciliation («
Abbas : Fatah must reevaluate
reconciliation pact with Hamas »,
Haaretz, 9 janvier).
Lors de sa visite en Tunisie, Haniyeh
a rencontré les autorités et s’est rendu
dans les villes symboles de la
révolution tunisienne. Au cours d’un
meeting à Tunis, il a été ovationné par
quelque 5 000 personnes et a appelé les
peuples du printemps arabe à lutter
contre Israël.
Mais c’est un incident à son arrivée
à l’aéroport qui a soulevé la polémique,
comme le rapporte le quotidien tunisien
Le Temps («
Ennahdha a-t-il perdu le contrôle de ses
troupes ? ») :
« Des dizaines de jeunes ont
scandé des slogans anti-juifs lors de
l’accueil du Chef du gouvernement du
mouvement islamiste palestinien Hamas,
Ismaïl Haniyeh, jeudi à l’aéroport
international de Tunis Carthage.
Keffiehs autour du cou et drapeaux
palestiniens à la main, ces jeunes ont
laissé éclater leur haine des Juifs en
scandant avec ferveur les slogans “Tuer
les juifs est un devoir”, “Virer les
juifs est un devoir”. Ils faisaient
partie des quelque 2 000 personnes qui
ont accueilli le secrétaire général du
mouvement Hamas... »
Dans une réaction rapportée par
l’AFP, Peres Trabelsi, l’un des
représentants de la communauté juive, a
déclaré : « Il n’y a pas de sionistes
en Tunisie et on ne veut pas être mêlés
au problème du Proche-Orient, la Tunisie
est notre pays. » Cette communauté
compte environ un millier de personnes
(contre 100 000 à l’indépendance en
1956).
Ajmi Lourimi, membre du Bureau
politique d’Ennahda, a déclaré, dans des
propos rapportés par Le Temps, :
« Les slogans anti-juifs scandés,
jeudi, à l’aéroport de Tunis Carthage
constituent un acte isolé qui ne traduit
ni les positions du mouvement Ennahdha,
ni celles du gouvernement tunisien. Les
personnes qui ont accueilli Ismaïl
Haniyeh n’étaient pas exclusivement des
militants d’Ennahdha. Et pour un
évènement pareil, on ne peut pas
interdire les gens portant d’autres
idées ou idéologies d’assister aux côtés
de nos militants. Des sympathisants d’Ennahdha
ont même empêché un jeune de faire
flotter un drapeau noir emblématique
d’un autre parti. Et puis comment
peut-on demander à un gouvernement qui
ne peut pas interdire des manifestations
qui lui sont hostiles, en vertu du
nouveau climat des libertés qui règne
dans le pays, d’interdire aux gens
d’assister à l’accueil du dirigeant d’un
pays frère ou de scander tel ou tel
slogan ? Ennahdha, qui croit à la
cohabitation entre les différentes
religions et respecte la liberté du
culte, dénonce ces slogans anti-juifs
émanant d’une minorité qui ne représente
rien dans la société tunisienne.
Contrairement à ce que pensent certains
intellectuels, Ennahdha contrôle
pleinement sa base, mais il faut garder
à l’esprit que les niveaux de conscience
politique ne sont pas identiques auprès
des militants et sympathisants d’un même
parti. Globalement, il ne faut pas
tenter de donner une grande importance à
cet incident ou en faire un épouvantail.
»
Le 9 janvier, Rached Ghannouchi a
aussi publié un communiqué affirmant que
les juifs de Tunisie étaient « des
citoyens à part entière avec les mêmes
droits et les mêmes devoirs que les
autres ».
Pourtant, ces manifestations, même
limitées, sont inquiétantes. Non
seulement elles déstabilisent les
quelques milliers de juifs encore
présents dans le monde arabe, mais elles
s’inscrivent dans un climat général
contre les minorités – voir la situation
des chrétiens en Irak, obligés de
quitter leur pays à la suite de sa «
libération » par les Etats-Unis, ou
celle des coptes en Egypte.
Pour les juifs de Tunisie, une autre
dimension mérite d’être mentionnée. Il
n’y a pas que les extrémistes islamistes
qui considèrent que les juifs de Tunisie
ne sont pas des citoyens tunisiens : le
gouvernement israélien non plus. Le
vice-premier ministre Sylvan Shalom,
lui-même originaire de Tunisie, a
déclaré en décembre 2010 : «
J’appelle les Juifs vivant en Tunisie à
venir s’installer en Israël le plus
rapidement possible. »
Les juifs tunisiens
ont rejeté cet appel avec force.
Quant au parti Ennahda – dont le
dirigeant Ghannouchi a rencontré des
représentants de cette communauté –, il
avait lui aussi qualifié d’«
irresponsable » et d’«
irrationnel » l’appel lancé par
Shalom aux juifs de Tunisie. Selon
l’AFP, Ennahda a affirmé que « la
Tunisie reste, aujourd’hui et demain, un
Etat démocratique qui respecte ses
citoyens et veille sur eux quelle que
soit leur religion... Les membres de la
communauté juive en Tunisie sont des
citoyens jouissant de la plénitude de
leurs droits et de leurs devoirs ».
(Lire aussi, dans Le Point (28
décembre 2011),
« Les juifs tunisiens, dragués par
Israël »).
Se confirme ainsi le danger de cette
position israélienne qui, en appelant
les juifs du monde à s’installer en
Israël, met en doute leur appartenance
aux différentes communautés nationales.
Comme je l’écrivais ici même,
« l’“Etat juif” contre les juifs »...
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