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Un
rêve palestinien
Lamiaa Al-Sadaty
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Interdits, censurés et taxés d’athéisme,
les livres et écritsde l’intellectuel et artiste
palestino-jordanien Ibrahim Nasrallah expriment
l’amertume d’une identité volée. Il a fait partie de
la délégation jordanienne participant à la conférence de l’Union
générale des écrivains arabes.

Tant que l’Homme existe, les questions se
multiplieront. Une phrase simple et profonde qui résume la
philosophie de vie de l’écrivain, poète, critique, peintre et
photographe palestino-jordanien, Ibrahim Nasrallah. Un homme qui
se prête d’ailleurs bien aux questions.
Il a toutes les qualités d’un gentilhomme
des lettres et des arts. Elégant, fin et surtout érudit. Il
excelle dans la poésie comme dans le roman, il fait de la
peinture comme un peintre professionnel, et lorsqu’il touche à
la photographie, il semble avoir effacé la différence entre une
photo et une peinture. Toutefois, il n’appartient ni à
l’aristocratie ni à la classe moyenne. Son histoire est en fait
celle de son pays d’origine : la Palestine.
Ses parents ont été obligés de quitter le
pays en 1948, au déclenchement de la première guerre israélo-arabe,
pour s’installer dans un camp de réfugiés en Jordanie. « C’était
une vie dure. Dix enfants coincés avec leurs parents dans une
petite chambre de quelques mètres. Imaginez-vous alors la
relation entre les parents eux-mêmes, entre les enfants ou entre
les parents et les enfants ? ».
La promiscuité ne s’imposait pas uniquement
sur le plan spatial, mais aussi sur le plan émotionnel. «
Personne ne pouvait offrir à l’autre quoi que ce soit, nous
n’avions ni les moyens ni le temps ». Nasrallah a donc dû
affronter avec ses 6 frères et 4 sœurs, le froid, les maladies
... Pour ce faire, il fallait apprendre à réagir comme un homme,
un vrai. « J’ai fait beaucoup de petits boulots pour aider mon
père qui était un simple ouvrier dans une usine de tabac. J’ai
travaillé à l’usine avec lui puis j’ai été colporteur
pendant quelque temps ». Avec l’argent ramassé par-ci, par-là,
il pouvait s’offrir un roman de Naguib Mahfouz ou de Youssef
Al-Sébaï. « A l’école secondaire, j’ai découvert que je
pouvais facilement et surtout gratuitement me servir de la
Bibliothèque nationale bien garnie. N’ayant pas les moyens
d’aller à la faculté, j’ai poursuivi mes études après le
baccalauréat dans un institut visant à former des professeurs et
dépendant des Nations-Unies, au cursus de deux ans. C’est alors
que j’ai pris la décision de me cultiver en autodidacte. J’ai
entrepris une lecture méthodologique des différents écrits
commençant par les épopées, jusqu’au théâtre de l’absurde
et aux littératures africaine et japonaise, en passant par la poésie
préislamique ».
Des expériences dures mais utiles,
puisqu’elles ont enrichi d’une manière ou d’une autre
l’esprit du romancier qu’il est devenu au fur et à mesure.
Car le roman demeure son genre préféré.
C’est un genre qui, d’après lui, sonde les univers. « Ce
qu’on peut dire à travers le roman ne peut être en aucun cas
dit à travers d’autres genres littéraires. Le roman englobe la
poésie, le théâtre, la peinture, la photographie … C’est
ainsi que j’ai conçu mon roman Chorfat al-hazayane (le balcon
du délire). Je crois que nous avons besoin de ce genre de littérature
afin de mettre en relief les changements, les circonstances, et le
drame que nous vivons, nous les Palestiniens ».
Palestinien ou Jordanien, à quelle identité
s’assimile-t-il ? « Les idées lancinantes sont toujours
palestiniennes, aussi bien que la mémoire. Les expériences qui
ont eu lieu sur la terre jordanienne auraient pu se dérouler à
n’importe quel endroit de la planète. Mon rêve et mon identité
spirituelle sont palestiniens ». Cette obsession saillante envers
la patrie le cantonne dans l’incertitude de ne pouvoir réellement
dire ce qu’il pense. En évoquant la patrie, il se contente de
quelques mots. « La patrie... c’est inexprimable... tous mes écrits
n’étaient que des tentatives pour la retrouver ». Un sentiment
de dépaysement ? « Ce sentiment restera enraciné dans mon âme,
même si la paix sera instaurée entre Palestiniens et Israéliens...
Je suis contre l’existence de cette entité, non seulement parce
qu’elle a occupé la Palestine, mais parce qu’il s’agit
d’une entité raciste... Il faut qu’on s’y oppose comme on
s’est opposé à la discrimination raciale qui régnait
autrefois en Afrique du Sud ».
En 1985, cette amertume l’a orienté vers un
projet national, Al-Malhaa al-falastiniya (la consolation
palestinienne). Celui-ci consiste à transformer l’histoire
orale de la Palestine d’avant 1948 en une histoire écrite.
Soixante-dix heures d’entretiens ont été enregistrées avec
des personnes âgées qui ont été témoins des divers événements
entre 1917 et 1948. « J’ai découvert que la cause
palestinienne ne peut pas être racontée à travers un seul
roman, alors me voilà à mon sixième qui aurait dû être, en
fait, le premier. Car ces événements remontent à 1875 et
c’est par là que j’aurais dû commencer ma veine de romans ».
Conscient de la nature changeante des lecteurs, Nasrallah a eu
l’intelligence de s’éloigner de la forme trilogique, qui
oblige l’écrivain à s’enfermer dans une même structure.
L’auteur cherche avant tout à faire plaisir au lecteur et à
lui faire découvrir une part de l’histoire palestinienne à
l’aide d’une structure donnée et d’un style différent à
chaque fois. Ce, sans oublier qu’il se donne ainsi beaucoup de
plaisir, usant de son plein droit à l’innovation.
Car innover pour cet érudit dépasse l’idée
de changer de styles ou de formes. C’est un moyen de se
retrouver, de s’identifier.
Avec un petit sourire qui se dessine aux coins
des lèvres et qui se mêle d’une timidité explicite, il se
justifie : « La question est à la fois simple et complexe.
L’homme ne s’exprime pas toujours de la même façon dans sa
vie quotidienne. Il pleure, il rit ... L’écrivain, lui, est
encore plus apte à s’exprimer de multiples façons, c’est une
grâce. Il est en mesure de refléter les espaces plus vastes de
son tréfonds. Quant à moi, c’est mon état d’âme qui décide
toujours si je dois me servir d’un pinceau, d’un stylo ou
d’un appareil photo ». Il se tait pendant quelques instants
comme s’il était en train de s’interroger intérieurement.
Normal. Selon lui, la créativité consiste à se poser des
questions et à trouver des réponses encore plus profondes,
suscitant d’autres interrogations et ainsi de suite.
Et d’ajouter : « La poésie me donne des
ailes pour voler. Le roman me fait voltiger encore plus haut... Je
vole plus aisément qu’un oiseau. J’ai plus de deux ailes ! ».
Mais, est-ce si facile de décoller ? « Il faut que tout créateur
s’entraîne à la liberté, malgré les obstacles. Il faut
activer cette liberté en soulevant des questions à l’infini
sur tout ce qui est non-dit. Chaque écrivain ou artiste doit défendre
son droit à jouir de cette liberté. Un droit qu’aucune
institution ne peut garantir ».
Ceci dit, « voler » ne fut pas si facile pour
quelqu’un à qui on a interdit de quitter le pays et dont les œuvres
furent censurées à maintes reprises entre 1985 et 1999.
D’abord, ce fut avec les paroles des chansons écrites pour la
troupe palestinienne engagée Baladna (notre pays), ensuite le
premier tome de son roman Al-Malhaa al-falastiniya (la consolation
palestinienne) intitulé Toyour al-hazar (les oiseaux de la
prudence) fut saisi. Ce fut ensuite au tour de l’ensemble de ses
recueils de poésie. Et la quatrième fois qu’il a eu des démêlés
avec la censure, c’était pour un recueil qu’il avait écrit
il y a 20 ans ... « Je suis passé par des moments difficiles.
J’ai été convoqué par le procureur général et accusé de
porter atteinte au pays, et aux forces militaires. De même, on
m’a accusé de vouloir susciter des émeutes. J’ai eu
heureusement le soutien de plusieurs institutions arabes et européennes,
ainsi que des professeurs universitaires et des gens des médias
». Malgré ces accusations, celle de l’année 1999 a été la
plus dure à supporter. C’est à cette époque qu’on le taxe
d’athéisme, à la suite de la sortie de son recueil Bism al-oum
wal ibn (au nom de la mère et du fils). Ce recueil dédié à sa
mère est mal interprété, les autorités considérant qu’il
poratteinte à Dieu. « Etre censuré pour des raisons religieuses
est beaucoup plus dangereux, car les gens deviennent moins
indulgents ».
Installé à Amman avec sa famille regroupant
sa femme — la petite-fille du célèbre historien de Naplouse
Mohamad Ezzat Drawza — sa fille et son fils, il se rend toujours
au camp de réfugiés où il a été élevé, lieu de sa grande
famille, de ses amis, et surtout de ses souvenirs. « Je me
rappelle bien les jours où j’obligeais mes amis à écouter un
poème que je venais d’écrire, et leurs sourires moqueurs
m’accusant de m’être attribué une chanson de Abdel-Halim
Hafez. Ce qui n’était pas vrai. C’est comme si c’était
inconcevable que l’un d’entre eux devienne poète ».
Ses enfants semblent avoir, eux aussi, hérité
de l’amour de la littérature et des arts. Ils sont également
habités par de multiples questions et ne cessent de
s’interroger : qui sommes-nous ? Jusqu’à quand
demeurerons-nous ainsi ?
Ibrahim Nasrallah
1954 : Naissance dans le camp de réfugiés
Al-Wahdat, en Jordanie.
1980 : Publication de son premier recueil de poésie
Al-Khoyoul ala macharef al-madina (les chevaux à la lisière de
la ville). Editions L’Institution arabe pour les études et la
publication, Beyrouth et Dar Al-Chourouq, Amman.
1985 : Publication de son premier roman Barari
al-homma (champs de fièvre). Editions L’Institution des études
arabes avec Dar Al-Chourouq Amman.
De 1985 à 1990 : Interdiction de quitter la
Jordanie.
1999 : Accusation d’athéisme pour son poème
Au nom de la mère et du fils.
Janvier 2007 : Publication d’Aaras amena
(noces en sécurité), nouveau tome de Al-Malhaa al-falastiniya
(la consolation palestinienne). 2e édition, chez Merit.
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