Opinion
L'éveil des damnés
Ahmed
Halfaoui
© Ahmed
Halfaoui
Mercredi 8 mai
2013
Les massacres de l’Est algérien, en mai
1945, ont ôté les dernières illusions de
réformer le régime colonial et ont donné
raison aux indépendantistes qui, depuis
1925/26, avec l’Etoile Nord Africaine
ont mis dans leur programme sa
destruction comme seul moyen
d’émancipation.
Durant la guerre, la France défaite en
1940 est humiliée, occupée, réduite plus
tard par les alliés, lors de la victoire
sur l’Allemagne, au statut de comparse.
Le 12 août 1941, Roosevelt et Churchill,
sans la France, avaient signé la «
Charte Atlantique » où « Ils
respectent le droit qu'a chaque peuple
de choisir la forme de gouvernement sous
laquelle il doit vivre » et plus
encore, ils désirent que soient
rendus les droits souverains et le libre
exercice du gouvernement à ceux qui en
ont été privés par la force.
En Algérie les colonialistes,
pétainistes honteux, ont perdu à jamais
cette image de puissance et ce statut
d’êtres supérieurs. Le débarquement
américain a révélé leur insignifiance.
En 1945 désormais, les Algériens ne sont
plus cette masse de sous-hommes anonyme
et soumise.
Nous avons alors, Ferhat Abbas qui
vient, enfin, de trouver la Nation
algérienne, mais…dans le cadre d’«
une République autonome fédérée à une
République française rénovée,
anticoloniale et anti-impérialiste »,
viennent ensuite les Ulémas dont le
principe est de ne pas s’engager en
politique mais de protéger et promouvoir
l’Islam et la langue arabe, leurs
statuts sont clairs, « art.3-Toute
discussion politique, ainsi d’ailleurs
que toute intervention dans une question
politique, est rigoureusement interdite
au sein de la société » et enfin le
PPA qui est ouvertement pour
l’indépendance du pays.
De Gaulle, chef de la France, en exil,
ne comprend rien à la chose. Dans son
mépris des aspirations réelles des
Algériens, il croit encore que l’aumône
peut faire de l’effet. Il fait un
geste qu’il pense auguste. Dans
l’ordonnance du 7 mars 1944, il
accorde la citoyenneté française à 65
000 personnes environ et porte à deux
cinquièmes la proportion des Algériens
dans les assemblées locales.
Le même mois, les acteurs du mouvement
national se rassemblent. Il y a les
indépendantistes autour du PPA (Parti du
Peuple Algérien)et de son chef Messali
Hadj, les réformistes Ulémas et une
évolution des assimilationnistes en
autonomistes autour de Ferhat Abbas.
Cette alliance se fait autour d’un texte
de ce dernier, le Manifeste du peuple
algérien, appuyé par le PPA.
Auparavant, le texte, signé par 28 élus et conseillers
financiers, a été envoyé
aux Américains. Le
rassemblement prend le nom des Amis
du Manifeste et de la Liberté (AML).
Le PPA garde son autonomie, mais il est
le véritable moteur des AML. C’est lui
qui tient le discours qu’attendent les
proscrits, notamment les jeunes
plébéiens. En 14 mois, en mai 1945, le
parti indépendantiste assure l’hégémonie
de sa ligne politique au sein des AML.
Il n’est plus question que « d’un
Etat séparé de la France et uni aux
autres pays du Maghreb ». L’idée
s’empare des masses populaires et
intègre leur conscience. Les AML
acceptent aussi que Messali Hadj comme «
leader incontesté du peuple algérien ».
Des velléités insurrectionnelles
apparaissent. Elles sont vite
abandonnées pour le moment.
Les colonialistes préparent la riposte.
Le 25 avril 1945, afin de décapiter le
mouvement, Messali Hadj est arrêté et
déporté à Brazzaville. Le PPA décide de
défiler à part le 1er mai, avec ses
propres mots d’ordre, pour la libération
de son leader. A Alger et à Oran, la
police et des ultras tirent sur les
manifestants. Malgré les morts et les
blessés la
mobilisation ne faiblit pas.
Le carnage est en préparation. Des
milices coloniales se constituent.
A Bougie, Sétif, Bône et Souk-Ahras, est
lancé un appel par les AML et le PPA
pour manifester pacifiquement le 8 mai.
Il s’agit de célébrer la victoire sur le
nazisme et de mettre en avant les
revendications nationalistes. Certains,
des ruraux peu rompu à la chose
politique et impatients d’en découdre
avec l’oppression, ont pu venir armés.
Ce jour, à Sétif, le drapeau du PPA, qui
deviendra l’emblème national, fait son
apparition. C’est en voulant le protéger
de la police que le premier manifestant
est tué et d’autres suivent. Enormément
d’autres. La même tragédie se déroule
dans d’autres villes.
Tout bascule, une violence inouï se
déchaîne contre les algériens. Les
sinistres Général Duval, Lestrade
Carbonnel (préfet de Constantine) et
André Achiary (sous-préfet de Guelma)
vont exprimer la brutalité coloniale.
Les charniers sont ouverts pour cacher
les massacres. Le bilan estimé pour les
Algériens est 40 à 45000 morts. Le bilan
exact pour les Européens est de 102
morts. Ces derniers ont été tués, pour
la plupart, en zone rurale et en
représailles des assassinats d’Algériens
commis par les milices et les forces
armées. L’hystérie criminelle dure.
A la fin de la tragédie, l’Algérie n’est
plus la même. Le massacreur en chef, le
Général Duval déclare
« Je vous ai donné la paix pour dix ans
; si la France ne fait rien, tout
recommencera en pire et probablement de
façon irrémédiable ».
Dans le camp algérien, l’heure est à se
déterminer.
La réalité coloniale vient de
s’exprimer. Elle met en scène deux camps
inconciliables sans l’assujettissement
de l’un à l’autre. C’est la leçon que
tire le PPA.
Les réformistes continuent de croire en
la bonne volonté du colonat. Ferhat
Abbas qui crée l’Union Démocratique du
Manifeste Algérien (UDMA), développe la
thèse d’un Etat Algérien, au sein «
d’une vaste et libérale communauté
française». Il rassure en disant
« …les distinctions actuelles,
consécutives au régime colonialiste,
nous font un devoir d’accepter des
aménagements provisoires… ». Les
Ulémas se confinent dans la
revendication sociale et religieuse. Le
PCA persiste dans son incompréhension
que la lutte de classe est plus complexe
pour un Algérien. Ce Parti occulte
l’oppression coloniale ou la minimise.
L’Algérien doublement opprimé n’adhère
pas.
Les Européens en général, sauf quelques
militants communistes, sont plus que
jamais effrayés par la perspective de
devoir partager leur statut avec les «
indigènes ». Ce qu’ils ont surtout
retenu c’est qu’ « ils ont osés ». Eux
qui paraissaient si calmes et si insérés
dans le système. Eux ce sont leurs
employés, leurs ouvriers, leurs bonnes
et leurs « amis si francisés». La
répression sauvage les met devant une
réalité, la possibilité ouverte d’un
changement radical. Et que ce changement
ne peut se faire que s’ils abandonnent
leurs privilèges. Leur grande masse
n’est peut être pas mobilisée, mais elle
serait loin d’accepter un Etat algérien.
De forts courants se cristallisent et se
radicalisent en prévision de devoir
défendre l’Algérie française.
Lors des élections de novembre 1946, la
peur fonctionne et annihile les nuances,
les européens votent massivement pour «
le Rassemblement pour la défense de
l’Algérie française».
Plus tard en 1956, Mouloud Feraoun
écrivait (dans Journal) « est ce bien
vrai qu’ils veulent nous "intégrer", ces
Français ? Allons donc ! Ils le veulent
parce qu’ils savent fort bien que la
chose est impossible en fait. »
La cassure est faite et « l’Algérie de
papa » est en danger de mort. En face,
les Algériens ne seront pas insensibles
à l’insensibilité de la communauté
européenne devant l’atroce tuerie.
La conclusion qu’on ne réforme pas le
colonialisme est celle à laquelle est
parvenue la matrice ENA-PPA-MTLD, depuis
le début, lors de son irruption sur la
scène des luttes anticolonialistes. Mai
1945 lui a donné raison. Il restait, en
son sein, de clarifier la stratégie et
les moyens à mettre en œuvre pour la
libération du pays. Près de dix ans plus
tard, le 1er novembre 1954,
de jeunes militants entraînent un peuple
impatient dans la grande aventure vers
l’indépendance. L’UDMA et les Ulémas
sont obligés deux ans plus tard de se
fondre dans le Front de Libération
Nationale/Armée de Libération Nationale
(FLN/ALN). Le PCA obtient de ne pas se
dissoudre, mais de soumettre ses
éléments à la discipline du Front.
Article publié sur
Les Débats
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