Entretien
« L’opération Barkhane porte en
elle-même
les germes de son échec »
Sputnik -
Safwene Grira
© REUTERS
/ BENOIT TESSIER
Vendredi 29 novembre 2019
Source :
Sputnik
La guerre contre le
terrorisme au Sahel serait en train de
connaître un nouveau tournant avec une
montée en puissance de la force de
frappe terroriste. Par ailleurs,
l’absence d’une véritable stratégie
politique sous-tendant l’opération
Barkhane attise la contestation de la
présence française au Sahel et plombe
son efficience.
La mort de 13 militaires français,
lundi 25 novembre, dans une collision
entre deux hélicoptères de l’opération
Barkhane relance le débat sur la
présence française au Sahel. Yehia Ag
Mohamed Ali, chercheur à l’Institut de
veille et d’études des relations
internationales et stratégiques (Iveris)
détaille à Sputnik pourquoi «Barkhane,
porte, en elle-même, les germes de son
échec»: l’absence de toute stratégie
politique, un flou entourant les
objectifs et une mise à l’écart de fait
de l’armée malienne, qui se trouve dans
l’incapacité de prendre le relais.
L’émancipation
politique doit aller de pair avec
l’émancipation sécuritaire, plaide le
chercheur malien. Il regrette les
réactions qui ont émaillé le paysage
politique français, mettant la faute de
l’accident sur les dirigeants africains,
accusés tantôt de corruption, tantôt de
ne pas avoir su trouver une solution
politique. Des propos qu’il trouve
choquants, d’autant plus que ces chefs
d’État n’ont pas toujours «les
coudées franches pour trouver des
solutions politiques».
Sputnik: Quatre
jours après la collision de deux
hélicoptères à Indelimane, dans le
centre du Mali, l’État islamique au
Grand Sahara* (EIGS) a revendiqué un
combat avec des soldats français ayant
conduit au crash. Le lendemain, Paris
dément. Cela vous surprend-il que ce qui
a été présenté comme un accident survenu
en pleine opération puisse s’avérer une
attaque perpétrée par les terroristes?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Il y avait déjà eu un
incident, avant celui-ci, qui était
passé inaperçu. Quelques semaines plus
tôt, en effet, un hélicoptère de
Barkhane a été touché par les groupes
terroristes. Il a été obligé d’effectuer
un atterrissage en urgence et les
membres de l’équipage ont été exfiltrés
vers un autre hélicoptère. Maintenant,
on a cet accident dont il a été dit,
d’abord, qu’il était survenu au cours
d’une opération. Entre-temps, il y a eu
toute une communication de la part de
l’armée française préparant à
l’éventualité qu’un ou deux hélicoptères
aient été touchés par des tirs ennemis.
C’est dans ces circonstances-là que
cette revendication est intervenue, et
dans ce sens, elle n’est pas très
surprenante.»
Au Sahel ou au Lac Tchad, «les
empreintes des djihadistes du Levant
sont déjà là»
Sputnik: Un
accident au cours d’une opération ou un
tir ennemi. Au fond, où est-ce que
réside l’enjeu?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Cela change la donne pour
l’armée française: à partir du moment où
elle perd la supériorité incontestée au
niveau des airs, elle se retrouve
fragilisée. En prouvant qu’ils peuvent
désormais atteindre des hélicoptères,
les groupes terroristes sont en train de
devenir très puissants. Jusque-là,
l’opération Barkhane était en situation
d’avantage absolu, et elle était même
protégée (contre les frappes
terroristes) une fois dans les airs.
Aujourd’hui, on est de moins en moins
dans l’asymétrie. Et c’est bien un
tournant dans cette guerre.»
Sputnik:
L’avantage des groupes armés tenait
justement dans le caractère asymétrique
de la guerre…
Yehia Ag Mohamed
Ali: «L’asymétrie à laquelle je fais
allusion, c’est celle des moyens. Une
armée régulière dispose de ressources
considérables par rapport à des groupes
armés qui ne peuvent que l’attaquer et
repartir aussitôt. Cette asymétrie
assimilée à un déséquilibre joue
généralement en faveur des armées
nationales. Là, on est de moins en moins
dans l’asymétrie parce que les groupes
armés gagnent en puissance, des
terroristes sont en train de contester
la suprématie aérienne française. C’est
tout autre chose que le déséquilibre
tactique des groupes armés qui reste,
lui, toujours de mise.»
Sputnik:
Établissez-vous un lien entre cette
montée en puissance des terroristes et
la vague des djihadistes venus du
Moyen-Orient?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Je n’ai pas d’informations de
première main quant au nombre de ces
djihadistes. Toutefois, quand on observe
les dernières attaques que nos troupes
ont subies – la sophistication de plus
en plus grande qui a été employée,
l’intensification des offensives, la
contestation, aujourd’hui, de la
suprématie aérienne de l’armée française
–, il devient très clair que de
nouvelles expériences ont été apportées,
de nouvelles compétences et de nouveaux
moyens. La guerre est en train,
aujourd’hui, de franchir un nouveau
palier.»
Sputnik: Face à
ce nouveau défi, comment estimez-vous la
pertinence des réponses apportées?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Malheureusement, l’opération
Barkhane porte en elle-même les germes
de son échec. Il s’agit d’une opération
militaire qui n’est pas sous-tendue par
une vision politique. On affiche, comme
objectif, la lutte contre le terrorisme.
Or, à l’aune de quoi peut-on mesurer la
réalisation de cet objectif? Par le
nombre de chefs terroristes tués? On
nous annonce souvent tel "grand succès"
remporté par Barkhane. Pourtant, le
phénomène terroriste ne fait que
s’amplifier au fil des ans! Au final,
quand va-t-on estimer que l’opération
Barkhane a effectivement réussi? Tout
ceci est particulièrement flou.
L’opération Serval, elle, était plus
cohérente. Sa vocation était de stopper
la colonne des djihadistes marchant sur
Bamako et elle y est très bien arrivée!
Mais là, que cherche-t-on au juste, et
comment y parvenir?»
Le chef de la MINUSCA «travaille à ce
que cet accord de paix en RCA soit le
dernier»
Sputnik: Il y a
donc clairement une inquiétude, côté
malien, quant à ce «flou»?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Pour nous, Maliens, la
question qui se pose est celle de
l’avenir, de l’objectif, de savoir là où
on va. Nous avons l’impression que les
troupes sont livrées à elles-mêmes alors
qu’elles sont disséminées sur un très
vaste territoire, fragilisées dans les
postes isolés qu’elles occupent et à la
merci de groupes de plus en plus
aguerris et ne reculant devant rien.»
Sputnik: Vous
critiquez Barkhane. Mais si les troupes
françaises se retiraient, quelles
seraient les conséquences pour le Mali?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Si Barkhane se retirait
aujourd’hui, il est certain que nous
serions dans de très mauvais draps! Ce
qu’il faudrait, plutôt, c’est que
Barkhane accepte de prendre l’armée
malienne par la main, de l’aider à
grandir, d’en faire une armée forte qui
serait le creuset de notre nation. Or,
ce n’est pas le cas aujourd’hui.»
Sputnik: Cette
tâche n’échoit-elle pas surtout à la
mission de l’ONU au Mali, la Minusma?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Cette tâche doit relever à la
fois de Barkhane et de la Minusma. Si on
intervient chez nous, l’expérience de
lutte contre le terrorisme doit pouvoir
nous servir. Or, c’est encore loin
d’être le cas. Ce que je vois, ce sont
plutôt des forces venues se greffer aux
nôtres et qui sont en train de nous
contester le monopole de la violence.
Rappelons que ce qui définit l’État,
c’est justement le monopole de
l’exercice de la violence sur son
territoire. Naturellement, ces forces
n’obéissent pas à nos hommes politiques
mais à un commandement étranger. Il faut
donc qu’on s’assoit ensemble pour mettre
de l’ordre dans tout cela.»
Sputnik:
Pourquoi Barkhane n’est-elle
pas suffisamment engagée dans la
voie que vous préconisez?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Je ne sais pas! La question
doit, plutôt, être adressée aux
Français. Sans doute qu’ils doivent
justifier cela par des considérations
d’efficience. Sur le terrain, leurs
hommes sont bien formés et constituent
des unités homogènes. Intégrer d’autres
personnes pourrait les ralentir,
pensent-ils, et ferait même craindre des
fuites au niveau du renseignement, etc.
Il n’en demeure pas moins qu’il est
essentiel d’avoir aujourd’hui des unités
communes entre Barkhane et les Forces
armées maliennes (FAMA). Celles-ci
doivent pouvoir bénéficier de
l’expérience antiterroriste de
l’opération française.»
Sputnik: Dans un
cas, comme dans l’autre, la France est
sur la sellette. Tantôt accusée de ne
pas en faire assez, tantôt accusée d’en
faire trop…
Yehia Ag Mohamed
Ali: «La France est handicapée par
son histoire avec nous, qui est une
histoire coloniale. En réalité, elle ne
peut pas intervenir au-delà d’un certain
degré sans provoquer des relents
anticolonialistes et d’autres attisent
cela, en soufflant sur les braises. Cela
étant dit, on doit pouvoir se dire la
vérité entre partenaires! Et cette
vérité est la suivante: en continuant de
la sorte, on va droit dans l’impasse! Il
faut que Barkhane et la Minusma nous
aident à construire une véritable armée.
Nos forces militaires sont tellement
sous pression, toujours attaquées,
qu’elles n’ont pas le temps de se
restructurer, de se former. Il faut
également nous laisser, nous autres
Maliens, négocier avec qui on veut. Ce
n’est pas aux autres de nous dire à qui
nous pouvons, ou pas, parler.»
Sputnik: Vous
parlez de négociations avec les
terroristes et/ou les radicaux?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Oui, et il faut faire vite.
Parce qu’aujourd’hui, avec l’arrivée des
nouveaux combattants de Syrie et d’Irak,
le grand danger est que le djihad passe
entre les mains des étrangers alors que
jusqu’ici, c’était un djihad plutôt
endogène. Les chefs sont pour la plupart
des locaux, que ce soit Iyad Ag Ghali ou
Amadou Koufa. Le seul qui soit étranger,
c’est Abu Walid, de l’État islamique au
Grand Sahara*. Or, quand les locaux
seront submergés par les étrangers, on
va perdre les moyens de négocier avec
qui que ce soit. Avant que cela ne
survienne, on doit nous laisser le
temps, et la liberté, de parler avec qui
on veut.»
Sputnik: Qui
donc vous empêche de parler avec qui
vous voulez?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «C’est une position dogmatique
selon laquelle "on ne négocie pas avec
les terroristes. Qu’est-ce que vous
allez négocier avec eux? Et d’ailleurs,
il n’y a rien à négocier avec eux". Mais
partout les gouvernements négocient avec
les terroristes, en Afghanistan et
ailleurs. Le cas échéant, on menace de
plier bagages. C’est un véritable
chantage qui nous est imposé!»
Au Mali ou en Centrafrique, «les
rebelles sont des businessmen avec des
armes»
Sputnik: Est-ce
la France que vous accusez de faire ce
chantage?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Quand, en 2017, la Conférence
d’entente nationale avait recommandé de
négocier avec Iyad Ag Ghali et Amadou
Koufa, François Hollande avait
dépêché en urgence son ministre des
Affaires étrangères de l’époque,
Jean-Marc Ayrault, pour nous interdire
de négocier avec les terroristes.
Emmanuel Macron était venu à Bamako, par
la suite, et nous l’avait dit
publiquement. C’est donc très clair pour
nous.»
Sputnik:
Qu’aurait pu apporter, dans le contexte
malien, une négociation faite en temps
opportun avec les radicaux et/ou
terroristes?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Si on avait négocié, peut-être
que la métastase n’aurait pas grossi à
ce point! On aurait pu convaincre des
jeunes qui n’étaient pas mus,
initialement, par une idéologie
extrémiste, de revenir, de quitter les
groupes terroristes. Cela n’aurait pas
manqué d’affaiblir politiquement ces
factions. Maintenant, on en est au stade
de la métastase.»
Sputnik: Comment
sont perçues, au Mali, les réactions
provoquées en France par cet incident?
Yehia Ag Mohamed
Ali: «Depuis la mort des militaires
français dans ce crash, je vois se
développer toute une communication de la
classe politique française mettant la
faute sur nos dirigeants. On entend les
uns et les autres dire que nos
dirigeants ne cherchent pas une solution
politique au conflit, qu’ils sont
corrompus, qu’ils ont instauré la
mauvaise gouvernance, qu’ils montent les
ethnies les unes contre les autres.
C’est un discours qui a émergé après le
crash. Avant, nos gouvernants pensaient
qu’ils avaient une assurance tous
risques du côté de la France.
Maintenant, à mesure que la situation se
tend, on leur refile la patate chaude en
disant que c’est de leur faute si aucune
solution politique n’a été trouvée. Mais
encore eût-il fallu que les dirigeants
africains aient les coudées franches
pour trouver des solutions politiques!
Or, ils n’avaient fait que respecter un
contrat moral, dont les termes étaient
le soutien français en échange de la
non-négociation avec les terroristes. Je
suis, pour ma part, profondément choqué
par cette réaction de la classe
politique française.»
*Organisation
terroriste interdite en Russie.
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Publié le 2 décembre 2019
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