Lettre
Lettre à Madame Adam, présidente de la
Commission défense à l'Assemblée
nationale
Marie-Ange Patrizio
Samedi 4 octobre 2014
Madame,
Vous avez été invitée en tant que député
et Présidente de la Commission
Défense de l’Assemblée
nationale, aux informations de France
Culture jeudi 25 septembre (12h30)[1]
sur le thème « quelle guerre
la France compte-t-elle
mener en Irak et Syrie ? ».
Vous y avez notamment déclaré
« d’abord il est important de dire qu’il
n’y a plus aucun pays qui souhaite qu’Assad
reste au pouvoir, ça c’est clair » ;
ah ? Rien de tel n’a filtré des réunions
diplomatiques, communiqués ou
interventions des représentants de la
plus grande partie de la population
mondiale aux Nations Unies. Peut-être
confondez-vous avec la résolution 2178
sur les « combattants terroristes
étrangers » votée à l’unanimité du
Conseil de sécurité, et appréciée à sa
juste mesure par le ministre syrien des
Affaires étrangères et des expatriés[2].
Vous ajoutez ensuite « Bachar al
Assad doit partir ». L’époque coloniale
du « protectorat » français en Syrie -où
des élus, ici, pouvaient dire qui devait
gouverner là-bas- est terminée et il
n’est ni légitime ni réaliste pour un
Français (élu ou pas) de dire aux
Syriens qui doit les gouverner. Le
président Assad a été élu, aux dernières
consultations
(juin
2014), par plus de 88% des voix et un
taux de participation supérieur à 74%.
Cette élection, à laquelle le
gouvernement socialiste français a
empêché les citoyens syriens résidant en
France de participer, a été qualifiée
par le ministre des Affaires étrangères
Fabius de
"simulacre d'élections" et de "farce
tragique"
[3],
oubliant que le farceur avait jusque
très récemment été un partenaire
tellement sérieux qu’il était au premier
rang pour assister au défilé militaire
de notre fête nationale. L’Otan, en mai
2013, donnait à B. Al Assad en cas
d’élection un score à 70%, et sa
popularité se maintient depuis à un
indice inversement proportionnel à celui
de ses homologues occidentaux qui le
traitent de dictateur.
Avez-vous
émis la même opinion sur le départ
d’autres chefs d’Etat ? Avez-vous, par
exemple, déclaré ou écrit que les émirs,
rois, princes etc. de monarchies du
Golfe, nos alliés et partenaires dans la Coalition actuelle « contre le terrorisme en Irak
et Syrie », doivent rester au pouvoir ou
partir ? Remarquez, personne n’ira dire
qu’ils sont en poste grâce à une farce
ou à un simulacre électoral, puisque
chez eux il n’y a pas d’élection.
Vous avez vous-même été élue
député en 2012 pour la 3ème
fois, avec 66% de voix, mais précisément
par un électeur inscrit sur trois, à
cause d’un taux d’abstention record dans
votre circonscription : 48, 9%, soit 10
points environ d’abstention de plus qu’à
votre élection antécédente de 2007, et
10 points d’abstention de plus, en 2012,
que dans les circonscriptions voisines.
Au moins, personne n’ira dire que dans
votre circonscription on oblige les gens
à aller voter pour vous.
Quelle que soit votre
représentativité, en tant qu’élue ici,
et opérant à un haut niveau de
responsabilité[4],
vous avez par contre le droit (le
devoir ?) de vous prononcer sur ceux qui
exercent le pouvoir à vos côtés ; et
l’on serait en droit d’attendre que
votre avis ait quelque effet dans la
réalité de cet exercice. Vous avez
récemment déclaré à l’Assemblée
nationale « C’est avec consternation que
j’ai découvert dans les medias
qu’un membre du Gouvernement avait pu
être
un député oublieux de ses plus
élémentaires obligations »[5].
On aura compris malgré la discrétion de
vos propos, que vous parlez de Thomas
Thévenoud, ancien camarade de parti et
toujours collègue député ; vous avez ici
plus de retenue qu’envers le président
Assad. Si à aucun moment vous n’avez
déclarez « Thévenoud doit partir »,
est-ce parce que la consternation ne
vous empêche pas d’imaginer qu’il peut
rester à son poste ou parce que vous
pensez que ces choses-là ne se disent
pas d’un proche, ou parce que vous savez
que ça n’aura aucun effet ? Thomas
Thévenoud est toujours député. Mais cela
ne vous a pas incitée, comme cela aurait
été logique,
et
raisonnable, à davantage de
réserve concernant des personnes qui
exercent une fonction politique, au plus
haut niveau, à 3200 Kms de chez vous.
Je ne discuterai pas ici des
raisons de votre consternation
concernant votre collègue et ancien
camarade mais de celles pour lesquelles,
d’après vous, le président Assad doit
partir : « il avait franchi une
frontière interdite par tous les
règlements internationaux (…) utilisé
les gaz contre sa propre population » ;
d’après la « Synthèse
nationale de renseignement déclassifié »
« l’analyse des renseignements dont nous
disposons aujourd’hui conduit à
estimer que, le 21 août 2013, le
régime syrien a lancé une attaque sur
certains quartiers de la banlieue de
Damas tenus par les unités de
l’opposition […] ». Quelles
preuves fournissez-vous aujourd’hui à
vos concitoyens pour garantir et
confirmer cette estimation ? Aucune, pas
plus que Colin Powell n’en a jamais
fourni sur les prétendues armes de
destruction massive de S. Hussein. Faute
de preuves vos propos relèvent de la
propagande de guerre, et vous trompez
vos concitoyens. Avez-vous, d’ailleurs,
dénoncé aussi d’autres chefs d’Etat qui,
dans la même région, « ont franchi des
frontières interdites par tous les
règlements internationaux » ?
Autre raison invoquée pour le
départ d’Assad : « aussi, nous avions
bien compris qu’il instrumentalisait les
djihadistes […] en faisant croire que
son opposition était les djihadistes,
que c’était les mêmes alors que ça n’est
absolument pas le cas
et nous le
savons aujourd’hui. Nous avons
laissé faire Assad qui a instrumentalisé
ce mouvement et aujourd’hui nous en
voyons les résultats, ce mouvement bien
évidemment il ne l’a plus contrôlé et ce
mouvement se répand aujourd’hui en
Irak » où le gouvernement va
« dans
le cadre d'opérations majeures de
coercition empêcher un acteur régional
de s'en prendre à nos intérêts de
sécurité ou à ceux de nos alliés ou
partenaires »[6].
Mais pourquoi, Madame Adam, ce
« mouvement » « se répand-il aujourd’hui
en Irak » au lieu de rester en Syrie
avec ce farceur d’Al Assad ?
Le représentant de la Syrie à l’Onu, B. Al Jaafari,
a résumé la position syrienne : « La Syrie est fermement déterminée à poursuivre la
guerre qu’elle mène depuis des années
contre le terrorisme takfiri sous toutes
ses formes et elle appuiera tout effort
international sincèrement engagé dans la
lutte contre le terrorisme de n’importe
quelle façon qu’il se manifeste, quel
que soit le nom qu’il se donne et quels
que soient les dangers qu’il représente,
à condition que cet effort épargne la
vie des civils innocents, respecte la
souveraineté nationale et soit conforme
aux chartes internationales»[7].
Sur la raison et la nature de
l’intervention française actuelle dans
la zone, vous invoquez à France Culture
« l’urgence de la situation. Est-ce que
nous voulons que se développe
aujourd’hui un Etat totalitaire [pas
ici, en Syrie et Irak] ? ». Car « il
faut se rappeler l’histoire, ce
mouvement, cette idéologie remontent aux
années 1920 » : on mesure l’urgence.
Notre intervention armée en
urgence, mais qui sera longue paraît-il,
vous ne voulez pas la nommer guerre mais
« « opération
militaire tout simplement (sic)» dont
nous avons « les capacités, oui, c’est
écrit dans le Livre blanc de la défense
[dont vous êtes une des rédactrices] je
le rappelle haut et fort ». Vous êtes en
effet bien placée, Madame la présidente
de la Commission Défense
pour nous dire, dans le respect du
secret défense, quel est, par exemple,
le coût d’une sortie de Rafale pour un
« vol de reconnaissance » en Irak[8]
ou celui d’un bombardement dans la même
zone. Ou ce que nous coûte, depuis 2008,
en dehors même de toute « opération
militaire tout simplement », la base
d’Al Dhafra[9]
d’où décollent les avions militaires
français. Coût financier mais aussi
politique : donnant-donnant,
en
termes d’indépendance vis à vis de nos
« alliés ou partenaires » hébergeurs.
Vous aviez déclaré la veille au
Parlement que
« l’augmentation de nos capacités
militaires est désormais indispensable
en attendant […] de pouvoir retrouver
meilleure fortune ainsi que les 2 % du
PIB», « normes Otan » rappeliez-vous,
puisqu’en effet, ce pourcentage a été
défini non pas par le parlement français
mais par l’Otan[10].
« Il faut maintenant
–dites-vous- que l’ensemble des pays qui
ont instrumentalisé [les terroristes],
qui les ont soutenus même à un moment et
qui font maintenant partie de
la Coalition, qu’ils
prennent jusqu’au bout leurs
responsabilités, il va falloir que les
autorités de la zone et les autorités
internationales prennent le pas de la
décision politique». Vous ne désignez
pas plus précisément ces « autorités de
la zone », qui auraient changé
d’instruments, mais qui gardent le même
objectif : détruire la Syrie et liquider ses
gouvernants légitimes. Le représentant
syrien à l’Onu –que vous ne reconnaissez
pas comme légitime- est plus clair que
vous :
« dans la guerre contre le terrorisme il
est impensable que les Coalitions
comptent, aux premiers rangs, des États
qui ont été et demeurent les principaux
soutiens du terrorisme et des
terroristes qu’ils ont accueillis,
financés et armés ; avec, parmi
ceux-là, des États comme la Turquie, le Qatar et
l’Arabie Saoudite devenus les
principales portes ouvertes au transfert
des terroristes en Syrie et en Irak »[11].
Vous parlez, vous, d’ « opposants
modérés à Assad » que vous voulez
réunir, une fois de plus, et soutenir :
de quels modérés parlez-vous ? Ou
vous êtes mal renseignée –ce qui est
impossible à votre poste- ou là aussi
vous trompez vos concitoyens parce que
vous savez justement que ces
« opposants » n’ont jamais été modérés
et très rarement syriens[12].
L’opposition politique au gouvernement
syrien s’est constituée en partis et
présentée aux élections sans votre
soutien.
En début d’émission vous avez été
interrogée sur l’assassinat d’Hervé
Gourdel et indiqué que la France était prête à fournir
de l’aide à l’Algérie « en termes de
renseignement sur le terrain ». Cocasse
quand on sait comment des présumés
terroristes présentés par nos ministres
(Premier, Intérieur et Affaires
étrangères) comme très dangereux, ont dû
en revenant de Syrie aller toquer au
commissariat pour prévenir qu’ils
étaient là ; anticipant d’ailleurs dans
leur démarche certains aspects de la loi
anti-terroriste exposée par le Premier
ministre, que vous rappelez dans
l’émission :
« soutenir les forces de l’ordre »,
« leur permettre de faire leur travail
en toute tranquillité » ;
« peut-être livrer des informations
–poursuivez-vous- oui, c’est sensible…ça
appelle à la vigilance de chacun,
avec discernement et avec âme ».
Pour faire passer en procédure
d’urgence cette loi[13],
dont vous rappelez qu’elle émane de
votre Délégation parlementaire au
renseignement, vous utilisez vous aussi
« la peur et les horreurs » et appelez à
l’union sacrée ou/et républicaine en
prétendant découvrir à présent des
vidéos macabres tournées « par les
terroristes ».
Madame Patricia Adam, j’étais en
Syrie en novembre 2011, invitée par les
Eglises d’Orient pour une mission
d’observation. Dans un dispensaire de
quartier de Homs, des blessés, civils,
m’ont montré sur leur téléphone une
vidéo filmée, diffusée et signée par les
groupes terroristes présents non loin de
là : la mise à mort par égorgement, dans
une posture obscène, d’un jeune conscrit
de l’Armée arabe syrienne. La détresse
que j’ai vue sur le visage de celui
qu’on allait supplicier, filmé pour
ajouter à l’outrage, m’a fait quitter la
pièce, sans regarder davantage. Cette
détresse suffit à empêcher d’oublier les
crimes qui se commettent là-bas et ceux
qui en sont les commanditaires
ici.
Madame la Présidente de la Commission défense et
déléguée parlementaire au renseignement,
si moi, simple citoyenne présente en
Syrie pendant 8 jours seulement, j’ai vu
une de ces vidéos, il est impossible,
sauf à être incompétents, que 1) nos
agents DGSE (et agents des Affaires
étrangères –IFPO compris- en poste à
Damas, pendant des années) sur le
terrain avant même mars 2011, 2) ceux
qui les dirigent ici, et 3) vous et vos
collègues qui êtes chargés de veiller à
« l’efficacité et la cohésion »[14]
des services en question, n’en ayez pas
eu connaissance aussi.
Que faites-vous de cette
connaissance, « avec discernement et
avec âme » ?
Salutations,
Marie-Ange Patrizio
psychologue clinicienne (retraitée) et
traductrice
Copie en Cc à quelques uns de vos
collègues commissaires.
Et aux membres de ma liste de diffusion.
[4]
Présidente de la Commission Défense
à l’AN, membre -de droit- de
la Délégation
parlementaire au Renseignement,
vice-présidente du Groupe
d'étude sur l'industrie de
l'armement, etc.
[8]
Loi de programmation militaire,
Rapport annexe, chapitre 1er,
art. 4 « La dotation annuelle
au titre des opérations
extérieures est fixée à 450
millions d'euros […] » etc.
Avec ajustement en cours
d’opérations par un financement
interministériel.
[9]
Loi de programmation militaire,
Rapport annexe, article 1.2.2:
« La sécurité de la zone qui
s'étend des rives de
la Méditerranée
orientale au golfe
arabo-persique et jusqu'à
l'océan Indien revêt une
importance majeure pour l'Europe
et l'équilibre international.
La France
est engagée par des accords de
défense à Djibouti, aux Emirats
arabes unis, au Koweït et au
Qatar. Elle entretient une base
interarmées à Abou Dabi, met en
œuvre un accord de coopération
avec Bahreïn et souhaite
développer des relations
étroites avec l'Arabie saoudite ».
[10]
Rappelées à ses alliés par le
Président Obama, 4 septembre
2014, à la réunion Otan de
Newport.
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