“Les médias sont obligés
d’occulter 90 % de la population
vénézuélienne, celle qui tente de
s’organiser”
Interview de Thierry Deronne, l’un
des créateurs de TERRA TV
Mardi 25 décembre 2018
Interview réalisée par le Réseau
Européen de Solidarité avec la
Révolution Bolivarienne
@REDEuropaVE
Nous rencontrons aujourd’hui Thierry
Deronne. Né en Belgique, il vit depuis
25 ans au Venezuela. Cinéaste,
documentariste, professeur universitaire
et journaliste, il travaille à rendre
visible ce peuple vénézuélien qui,
malgré les agressions externes
auxquelles il est soumis, continue à
nous surprendre dans la construction
d’un « autre monde possible ».
Ton collectif
produit divers documentaires sur la
Révolution Bolivarienne tels « Marche »
et prochainement « Commune ». Parle-nous
de ces productions récentes.
Ces documentaires
sont deux productions de
TERRA TV, une télévision paysanne
que nous avons créée récemment. Nous
voulons construire un média cohérent
avec notre démocratie participative,
citoyenne, non seulement dans le
discours mais aussi et surtout dans la
manière de s’organiser et dans son mode
de production. On peut voir les
premières vidéos sur la page Facebook
@terratv2018. Le documentaire
¨Marche¨ vient d’être projeté à Londres,
Liège et Bruxelles. Nous l’avons réalisé
directement avec les compagnes et
compagnons de la plateforme paysanne qui
ont remonté à pied les quelque 400
kilomètres qui séparent le bourg rural
de Guanare de la capitale Caracas. Ils
racontent comment, en pleine guerre
économique contre la Révolution
Bolivarienne, les mafias agraires
appuyées par des paramilitaires
colombiens et certains fonctionnaires
publics ont lancé une contre-offensive
pour récupérer les terres remises au
peuple par le Président Chávez. Et
comment ils ont décidé de marcher sur
Caracas pour réaffirmer leur appui au
Président Maduro, mais aussi pour lui
demander de renouer avec la réforme
agraire et de faire cesser les
assassinats de leaders et militants de
la lutte pour la terre.
Le documentaire
¨Commune¨ naît de l’idée de chercher le
lien entre luttes paysannes et
production d’aliments dans les communes
urbaines pour faire face aux pénuries
organisées par le secteur privé
majoritaire dans l’économie. La relation
nouée avec les habitants des Altos de
Lídice a ouvert la boîte de Pandore. Le
tournage s’est transformé en course
quotidienne entre les réunions des
comités de santé, la mise en route des
boulangeries ou entreprises textiles
communales, l’eau, le transport, avec
son cortège de doutes, conflits, chutes
et rechutes, absences, humour,
redémarrages, progrès, reprise à zéro,
élections des conseils communaux, bals
populaires de salsa, petits déjeuners d’arepas
(galettes de maïs, aliment quotidien)
pour nourrir les enfants et les
ausculter médicalement, jusqu’aux
cerfs-volants qui flottent haut
par-dessus les terres froides qu’on
vient de semer pour les comités locaux
d’approvisionnement. Ce documentaire
sortira en mars 2019 et comptera huit
épisodes d’une heure chacun.
Tu vis depuis
longtemps au Venezuela. Que retires-tu
de cette expérience, qu’est-ce que ce
peuple est en train de construire ?
Peut-on l’expliquer en Europe ?
Oui, c’est après
une première expérience de formation
audiovisuelle dans le Nicaragua
sandiniste des années 80 que je me suis
établi ici, il y a 25 ans. Ce que je lis
dans cet acharnement à vouloir nous
détruire de la part du suprématisme des
Trump, Macron, Bolsonaro, de l’Union
Européenne, dans la résurgence
historique d’une Sainte-Alliance
médiatico-économique, c’est que nous
sommes – entre autres – une avancée
dangereuse, contagieuse, rebelle,
souverainiste, de l’Afrique en Amérique
Latine. Nous sommes les héritiers et
héritières des idées égalitaires du
président d’Haïti, Alexandre Pétion, qui
sauva Bolívar et lui donna des armes et
d’importants moyens financiers pour
qu’il puisse commencer son Passage des
Andes avec son armée populaire
d’ex-esclaves et de paysan(ne)s et
libérer d’autres peuples de notre
Amérique. Les vénézuélien(ne)s
surprennent jusqu’à leurs propres
structures partisanes quand ils
descendent à pied des hautes plateaux,
traversent des rivières, forcent les
barrages d’extrême droite, pour élire
une Assemblée Constituante ou, plus
récemment, avec cette marche paysanne
historique qui a parcouru 400 kilomètres
pour soutenir Nicolás Maduro contre les
secteurs conservateurs de l’Etat.
Les européens sont
prisonniers de leur incapacité à penser
un pays hors du cadre et du champ
médiatiques. Il est très révélateur que
beaucoup à gauche croient que cette
guerre économique que l’Empire a conçue
et perfectionnée pour détruire le
socialisme de Salvador Allende, ou le
Nicaragua, ou Cuba, est… une « crise
humanitaire » ou la « faillite d’un
socialisme dictatorial » au Venezuela.
Cette gauche qui s’informe par les «
médias » et qui a fini par se faire
penser par eux, ne perçoit pas
l’objectif impérial de marteler et
magnifier, à travers la guerre
économique, cette
image de migration massive pour
justifier une intervention extérieure.
La causalité a disparu, substituée par
les effets… et les effets sont devenus
l’« information ». Les grands médias ont
amené les Européens à se couper du
monde. Dans le passage de sa politique
étrangère sous commande médiatique,
l’Europe a perdu pour longtemps sa
crédibilité.
Dans notre cas, il
y a quelque chose de plus : les
médias sont obligés d’occulter 90% de la
population vénézuélienne parce qu’elle
tente de s’organiser, que ce soit dans
les quartiers populaires ou dans les
zones rurales. C’est ainsi qu’en 2017
une minorité violente d’extrême-droite,
multipliée par les caméras, s’est
transformée aux yeux du monde en
« peuple vénézuélien », et grâce à
l’inversion du montage des « news », en
« peuple réprimé par Maduro ». C’est
ainsi que ceux qui ont été emprisonnés
pour avoir participé ou organisé des
attentats à la bombe, des incendies de
maternité, des lynchages d’afrodescendants,
etc, sont devenus des « prisonniers
politiques ». Si la majorité des
Européens croient dans une propagande
qui nous ramène aux années trente ou à
la Guerre Froide, on comprend pourquoi
ils peuvent soutenir des coups d’État ou
des invasions armées contre ce qui est
en réalité une démocratie électorale et
participative, qui bruit quotidiennement
des critiques émanant des partis de tout
bord et de l’ensemble de la population,
dans la rue et depuis les médias en
majorité privés et d’opposition.
Avec ce type de
films, peut-on desserrer l’étau
communicationnel et médiatique contre le
Venezuela ? Quel peut être le rôle des
médias communautaires, alternatifs pour
faire front à la manipulation médiatique
et à la désinformation contre le
processus bolivarien ?
La révolution
bolivarienne a une identité très
participative mais notre communication
sociale semble incapable de l’exprimer
dans toutes ses contradictions et ses
potentialités. Par exemple, presqu’aucun
média bolivarien ne parle de la tâche
difficile et passionnante de construire
une commune, alors que c’est la
stratégie centrale du chavisme. Passer
toute notre vie, jour après jour, à
répondre aux mensonges de l’hégémonie
médiatique ne nous laisse pas le temps
de développer notre propre agenda, de
parler du monde nouveau que nous voulons
construire.
Un autre problème
est celui qu’énonce Clausewitz :
utiliser les mêmes armes que
l’adversaire peut nous amener à lui
ressembler. On le voit par exemple dans
la croyance que les médias actuels
peuvent servir à exprimer notre
processus bolivarien. Jouer sur le
terrain de Twitter ou de Facebook –
conçus par les grands groupes
états-uniens pour multiplier la
consommation individualiste, voire
narcissique, du réel – nous fait perdre
du temps et retarde une tâche
stratégique : celle d’inventer des
technologies numériques originales,
révolutionnaires, qui renforcent
l’organisation et la conscience
populaires. Les exemples de l’Equateur,
du Brésil, etc., nous le rappellent :
alors que la gouvernance mondiale
s’exerce via les médias et les réseaux
sociaux, la gauche reste incapable – ce
qui est incompréhensible à ce stade – de
créer de nouveaux moyens numériques pour
connecter le collectif, de démocratiser
radicalement la propriété des grands
médias ou encore de refonder des écoles
de communication sociale indépendante de
la logique du marché.
Hugo Chávez
critiquait cette manie de vendre le
socialisme comme un savon, comme une
vitrine, cette habitude mécanique de nos
médias publics d’édulcorer la réalité et
d’effacer les critiques qui émanent des
quartiers populaires et de la campagne,
critiques qu’il voyait comme moteur
vital – car populaire – de la
révolution. Pourquoi ne pas compter sur
l’intelligence du public, sur son désir
de participer au sens d’un message, sur
sa maturité et sa capacité de comprendre
qu’une critique populaire n’est pas une
destruction ?
Depuis les années
60 nous savons qu’une communication
révolutionnaire doit dépasser
qualitativement celle de son adversaire,
et qu’il s’agit par exemple de «
faire politiquement des films plutôt que
des films politiques » (Jean-Luc
Godard). Paulo Freire parlait d’“une
télévision de la question plus que de la
réponse¨. Et Mao Zedong expliquait
qu’“une action ne doit pas être une
réaction mais une création“. En ce
sens, notre école populaire de cinéma a
étudié l’expérience des presque 4000
films d’actualité produits par l’équipe
de Santiago Álvarez, devenus aujourd’hui
patrimoine de l’UNESCO, qui ont pendant
trente ans renforcé la révolution
cubaine en en déployant sa chronique
populaire et souvent critique.
Julio García
Espinosa, autre cinéaste et penseur
cubain, parle de cette image ¨qui
exige, surtout, de montrer le processus
des problèmes. C’est-à-dire le contraire
d’un cinéma qui se consacre
fondamentalement à célébrer les
résultats. Le contraire d’un cinéma
autosuffisant et contemplatif. Le
contraire d’un cinéma qui illustre et
embellit les idées ou concepts que nous
possédons déjà. Analyser un problème,
montrer le processus d’un problème,
c’est le soumettre au jugement sans
rendre le verdict. Il y a un type de
journalisme qui consiste à donner le
commentaire plus que l’information. Il y
a un autre type de journalisme qui
consiste à donner les nouvelles mais en
les mettant en valeur par le montage et
la mise en page. Montrer le processus
d’un problème, c’est comme montrer le
développement lui-même de la nouvelle,
montrer le développement pluraliste de
l’information.¨
Terra Tv fait
aussi partie du Réseau Européen de
Solidarité avec la Révolution
Bolivarienne. Comment vois-tu le travail
et comment impliquer davantage de
collectifs dans la défense de la
souveraineté et de l’autodétermination
du peuple vénézuélien ?
Notre ami Marco
Teruggi a fait un excellent rapport
après sa tournée en Europe effectuée il
y a quelques mois. Après avoir observé
qu’« aujourd’hui nous sommes
pratiquement seuls », une de ses
propositions pour sortir des cercles
d’habitués est de nouer des relations
avec les mouvements sociaux, des
organisations de femmes, les
syndicalistes, les étudiant.e.s, etc…
Nos documentaires cherchent à exprimer
l’épopée populaire, le grain de folie de
celles et ceux qui construisent, sans
tomber dans la vitrine pour convaincus.
Ces films rendent visible un peuple
vénézuélien qui n’est pas la victime
humanitaire, dépouillée de son Histoire,
mais le sujet historique, collectif,
créateur, qui après vingt ans de
révolution ne se lasse pas d’inventer un
autre monde possible – raison pour
laquelle les médias occidentaux doivent
l’occulter.
Abonnement newsletter:
Quotidienne -
Hebdomadaire
Les avis reproduits dans les textes
contenus sur le site n'engagent que leurs auteurs.
Si un passage hors la loi à échappé à la vigilance
du webmaster merci de le lui signaler. webmaster@palestine-solidarite.org