Interview
La France et le phénomène djihadiste
René Naba
Photo:
D.R.
Mardi 17 juin 2014
«Les lignes de
fuite sont les plus belles, mais elles
comportent le plus grand risque, c’est
de se transformer en lignes de mort»
(Antonin Artaud).
Interview de René
Naba. Propos recueillis par Mayssa
Ibrahim pour le site Al Ahd, site
libanais de soutien à la résistance
nationale libanaise.
Une posture
d’orgueil à l’arrière-plan d’une
nostalgie de grandeur.
Paris-Beyrouth/
Mayssa Ibrahim/ Al Ahd – La France a
saisi le Conseil de Sécurité pour
déférer l’ensemble du contentieux sur
les crimes de guerre commis en Syrie à
la Cour Pénale Internationale. Pourquoi
cet intérêt soudain pour la justice
internationale, alors que les
djihadistes ont retenu en otage, pendant
des mois, des religieuses et des
journalistes français, sans la moindre
condamnation française? S’agit-il d’un
lâchage des djihadistes ?
RN: En préambule,
je souhaite expliquer la psychologie des
Français sur la base des faits
historiques avérés. Ils ont tendance à
mésestimer leurs adversaires. Un trait
de caractère constant. Cela leur a joué
un sale tour dans le passé, mais ils ne
retiennent pas les leçons. Ils
récidivent et chaque fois en pire. A
propos de la Cour Pénale Internationale,
ils prennent les Russes et Syriens pour
des imbéciles, alors que ses deux alliés
campent sur une position avantageuse sur
le terrain. De surcroît, Damas a
quasiment rempli les conditions sur la
destruction de son arsenal chimique et
Bachar Al Assad, qui devait tomber
chaque quinzaine selon les stratèges
occidentaux, a entamé un troisième
mandat présidentiel. Mais la ficelle est
un peu grosse. Cela n’a trompé personne.
Primo: Sous cette
apparence d’équidistance et
d’impartialité, la France veut piéger en
fait Bachar. Le pouvoir français qui
digère mal sa réélection a voulu le
discréditer en accréditant dans
l’opinion occidentale l’idée que le
président syrien est sans légitimité, un
repris de justice. Les djihadistes vont
s’évanouir dans la nature, des comparses
comparaitront pour faire bonne mesure.
La pression sera alors mise sur Bachar.
Etant sur place il est susceptible de
recevoir un mandat de comparution. Une
résolution du Conseil de sécurité
autorisant la saisine de la justice
internationale constituerait un
justificatif, en fait un alibi, pour les
Occidentaux pour une intervention
militaire en Syrie dans une guerre
globale tant contre les djihadistes que
contre Bachar Al Assad. Les djihadistes
sont un alibi occidental.
Deuxio: Admettons
pour la démonstration que les
djihadistes soient déférés devant la
justice internationale, cette mesure
souligne, d’une manière patente, la
duplicité et l’ingratitude occidentale.
Les djihadistes qui ont été les alliés
des Occidentaux sont donc désormais
passibles d’être poursuivis par la
justice internationale, alors qu’ils ont
fait le «sale boulot» pour le compte de
la France. C’est la deuxième fois qu’ils
se font abuser et que l’on se moque
d’eux. En Afghanistan et en Syrie.
Tertio: Sous
Laurent Fabius, le Quai d’Orsay pratique
une politique quelque peu tortueuse. Le
Quai d’Orsay ne se gêne pas de côtoyer
des terroristes. Il a reçu dernièrement
Abdel Hakim BelHadj pour un éventuel
arrangement politique, alors que ce chef
djihadiste de Tripoli (Libye) a été
poursuivi pendant dix ans par l’Otan
dans le cadre de la «guerre contre le
terrorisme». Autre exemple, lors de la
libération des journalistes français
otages en Syrie des djihadistes pendant
près d’un an, Laurent Fabius a pointé
l’usage du Chlore dans les combats, sans
la moindre allusion au comportement
crapuleux des preneurs d‘otage.
Doit-on en conclure
que les «terroristes amis» sont des amis
et les terroristes non amis sont de
«dangereux terroristes». A un certain
niveau de responsabilité, il serait
avisé d’être sérieux dans ses propos et
respectueux des propres principes que
l’on professe.
Quarto: Laurent
Fabius pointe le fait que la Syrie n’a
pas adhéré à la charte portant création
de la Cour Pénale Internationale. Soit.
Mais que dire des Etats Unis? Que dire
d’Israël? Des amis de la France, donc
excusables? Curieux que la saisine de la
justice internationale ne concerne pas
les incubateurs des djihadistes. Est-ce
là aussi parce qu’il s’agit des
bailleurs de fonds des économies
défaillantes occidentales, l’Arabe
saoudite et le Qatar? Une justice
sélective est contreproductive. Laurent
Fabius avait proposé au début du conflit
la réforme du droit de veto du Conseil
de sécurité. Mais sa proposition s’est
révélée contreproductive pour Israël, il
l’a alors enterré sans autre forme de
procès. Il en sera de même pour la Cour
Pénale Internationale en ce que la
Russie et la Chine ont opposé leur veto.
En quatre ans de guerre de Syrie, Russes
et Chinois ont usé à 4 reprises de leur
droit de veto, en tandem et la dernière
fois, le 22 Mai 2014, alors qu’ils se
trouvaient à bord d’un navire de
commandement de la flotte russe pour
ordonner des manœuvres conjointes
navales. Le message est clair. Le groupe
de Shanghai veut avoir son mot à dire
dans la gestion des affaires
internationales. Mais ni la France ni
les Etats Unis ne pourront accepter une
défaite cuisante sur deux points chauds
de l’actualité (Syrie et Ukraine), la
même année. Alors ils chercheront un
autre angle d’attaque.
Mayssa Ibrahim
-Al Ahd: L’Europe s’inquiète du danger
djihadiste et a pris des mesures en
conséquence pour freiner leur afflux en
Syrie. Croyez-vous à l’efficacité de
telles mesures?
RN: La France
baigne dans la confusion et se trouve
dans l’impasse quatre ans après le
déclenchement de la guerre de Syrie.
Elle est à plaindre, particulièrement le
tandem Hollande Fabius, auparavant le
duo Nicolas Sarkozy et Alain Juppé,
devant le gâchis provoqué par leur
politique tant en Syrie qu’en France.
Son plan de lutte contre le djihadisme
interne sera d’une efficacité toute
relative; D’une part, elle se
trouve en porte à faux vis à vis de ses
djihadistes qui sont théoriquement ses
alliés objectifs. D’autre part, le
djihadisme relève de nombreuses
motivations: En premier lieu, le combat
contre le pouvoir syrien a été encouragé
par la propagande officielle française.
En deuxième lieu, le levier djihadiste
en France a été amplifié par un désir
d’exaltation et de compensation des
aspirants djihadistes devant un fort
sentiment de frustration généré par les
contraintes des dures réalités
quotidiennes d’un pays en crise
économique, exacerbée par une
islamophobie ambiante. «Les lignes de
fuite sont les plus belles, mais elles
comportent le plus grand risque, c’est
de se transformer en lignes de mort»
(Antonin Artaud).
Les djihadistes
français aussi pâtissent de la même
pathologie. Le fait que la Syrie soit
prioritaire à leurs yeux et non la
Palestine donne la mesure de l’inversion
mentale de ces personnes. Les
Arabes sont récidivistes dans ce
domaine, ce qui est d’une grande
gravité. C’est la deuxième fois en
trente ans, que la religion musulmane
est instrumentalisée pour dévier
le combat de libération de la Palestine.
La première fois ce fut en Afghanistan
(1980-1989) où pendant près de dix ans,
50.000 arabo afghans ont combattu
l’Union soviétique, le principal
fournisseur de matériel militaire aux
arabes à l’époque, sans titrer le
moindre coup de feu en faveur de la
Palestine.
Les pays
occidentaux, mais d’une manière
particulière, le pouvoir français sont
dans une impasse. Pendant trois ans, ils
ont conditionné l’opinion sans la
moindre critique à l’égard des excès des
djihadistes. Il importait pour eux de
gagner, sans trop regarder sur les
moyens employés. Ils s’étonnent
aujourd’hui des conséquences néfastes de
leur propagande. Ils récoltent ce qu’ils
ont semé. Quand tu chauffes à blanc des
esprits fragiles, tu en subis les
conséquences. C’est le propre de la
démagogie.
Dans un premier
temps, l’engagement djihadiste en Syrie
a épargné aux Occidentaux le péril d’une
intervention aléatoire, en leur laissant
faire la sale besogne à leur place,
c’est-à-dire, affaiblir la Syrie et
détourner le Hezbollah de son point de
mire israélien. Dans un deuxième temps,
l’effet boomerang s’est révélé
catastrophique sur eux. Des journalistes
français pris en otage par les alliés de
la France, le meilleur allié de la
France, le Qatar, sinistre, via Ansar
Eddine, le Mali, un pays relevant du pré
carré français en Afrique; deux faits
qui ont révélé la duplicité de la France
plaçant le pouvoir dans une situation
intenable devant son opinion, rendant
surtout caduc son discours moralisateur.
Mayssa Ibrahim
–Al Ahd: La nouvelle stratégie française
de prévention de la prolifération
djihadiste prévoit trois niveaux
d’intervention: le renseignement, le
repérage et la prévention de la France
de l’Islam radical. Quelle catégorie est
visée par ce plan ?
RN: Le plan est
entré en action avant son annonce.
N’oublions pas que la France compte près
de six millions de personnes d’origine
arabo-musulmane, et qu’il a longtemps
paru commode, en vue de freiner
l’intégration des arabo musulmans dans
les luttes revendicatives (syndicats,
partis politiques de gauche) de les
aiguillonner vers le
communautarisme et les revendications
associatives et cultuelles. Depuis
l’Affaire Mohamad Merah (fusillade d’une
école juive, assassinat de soldats
français, en février 2012), les services
français ont changé de fusil d’épaule,
et plutôt que d’instrumentaliser des
musulmans pour des opérations
d’infiltration et de repérage, ont
commencé à traquer les djihadistes en ce
que l’alliance de la France avec les
régimes rétrogrades arabes, sous couvert
de lutte pour la démocratie, a libéré
les tabous et provoqué beaucoup de
vocation. Quand vous encourager
quelqu’un à mettre le feu sur une nappe
inflammable, vous savez quand vous
mettez le feu, mais vous ne savez pas
comment le feu va prendre, ni quelle
sera son intensité et son ampleur. C’est
le propre de l’apprenti sorcier. Les
pompiers peuvent éteindre l’incendie,
mais pas empêcher les dégâts.
Mayssa
Ibrahim-Al Ahd: Ce plan anti djihad
aura-t-il un impact sur la liberté
d’expression en France?
RN: La censure est
subtile et sournoise en France.
Quiconque la brave, en paie un prix très
fort. Tous les grands médias sont aux
mains des grands groupes
militaro-industriels, Le Monde,
propriété du trio financier BNP (Bergé,
Niel, Pigasse), le Figaro (l’avionneur
Dassault) Europe 1 du marchand d’armes
Lagardère, TFI du bétonneur Bouygues. Au
sein de chaque rédaction se niche un
agent d’influence de la diplomatie
française. Pour le Monde ce fut Ignace
Leverrier, un faux nom d’un ancien
servant français à Damas, Wladimir
Glassman, qui traquait toute pensée
dissidente, une grande oreille doublée
de son fils Frank Glassman, la grande
gueule de l’administration. La bataille
médiatique de Syrie a obéi à un schéma
très simple. Tous ceux qui étaient
hostiles à la politique du gouvernement
français étaient considérés comme des
traitres. La France pourtant est un pays
qui a connu de graves dérives et de
grands délires (la collaboration de
Vichy avec l’Allemagne nazie, les
tortures de la guerre d’Algérie). Elle
devrait tolérer la critique pour sa
propre sauvegarde. Dans quelques années,
il y a fort à parier, que les Français
vont se mordre les doigts pour leur
passivité et leur aveuglement.
Mayssa
Ibrahim-Al Ahd: Un colloque se tient en
France du 9 au 25 juin pour un échange
d’expertise sur le domaine du djihadisme
et une session de formation à la lutte
contre le terrorisme et de prévention
pour la protection de la famille et de
l’enfance.
RN: La France va se
livrer à de l’agitation pour détourner
l’attention sur le revers représenté par
la réélection du président Bachar Al
Assad. La France fait face à de nombreux
dangers, le danger djihadiste qu’elle a
provoquée, mais aussi le grand
banditisme (voir les règlements de
compte quasi quotidiens à Marseille en
en Corse), la corruption de ses élites
(DSK, Bernard Cahuzac, le financement
libyen de la campagne électoral de
Nicolas Sarkozy, l’affaire Bettencourt,
les rétro-commissions du Pakistan,
Bygmalion etc..). Les sessions de
formation détournent l’attention.
La classe politique
française n’est pas crédible. Il lui
faut balayer devant sa porte.
Reconquérir la confiance et le respect
du peuple. Ce qui importe, c’est
de contraindre la classe politique à une
moralisation de la vie politique,
d’observer un comportement exemplaire
dans la gestion des affaires et un
strict respect de la liberté d’opinion.
Pour le tandem Hollande Fabius, faire
face au désaveu électoral illustré par
les deux défaites majeures du printemps
2014 (municipales et européennes).
«Championne d’Europe de l’extrême
droite», la France vit une crise
économique doublée d’une crise politique
et d’une crise morale. Piteux bilan.
Mayssa
Ibrahim-Al Ahd: Les djihadistes français
en Syrie relèvent de diverses couches
sociales françaises, pas uniquement les
plus pauvres. Quelle conclusion en
tirez-vous?
RN: Chacun est mu
par son équation personnelle. Cela ne
change rien à l’affaire. Il y a eu un
pré-conditionnement de l’opinion, un
emballement amplifié par la croyance en
une victoire facile et surtout le
silence complice des pouvoirs politiques
des pays occidentaux devant les excès.
Al Jazira porte une responsabilité
particulière dans l’intoxication de
l’opinion arabe et sa démobilisation
pour les grandes causes nationales (La
Palestine, la mise en valeur des
nouveaux gisements énergétiques aux
larges de Gaza, du Liban et de la
Syrie).
Mayssa
Ibrahim-Al Ahd: Dans quelle mesure la
France va-t-elle procéder à une révision
de sa politique?
RN: La France pâtit
d’une nostalgie de grandeur qui la
pousse à prendre une posture d’orgueil.
Elle s’imagine être maitre des
opérations, alors qu’elle n’est qu’un
rouage de la stratégie atlantiste. En
1940, elle nous a fatigué les
oreilles avec son slogan, « nous
vaincrons parce que nous sommes les plus
forts ». Ils n’ont pas tenu plus de
quelques mois. Et ils ont honteusement
capitulé.
Mayssa Ibrahim
-Al Ahd: Quelles sont les estimations
quant à la présence de djihadistes
français en Syrie? Constituent-ils le
quota le plus important, parmi les
Européens?
RN: Le rapport du
bureau régional de la Brookings
Institution, basé à Doha (Qatar) est
explicite. Selon les estimations, le
nombre des djihadistes français serait
de l’ordre de 400. La répartition entre
les groupes se fait en fonction des
capacités financières de chaque
mouvement et de la bienveillance de la
Turquie à les autoriser à pénétrer en
Syrie. Les djihadistes européens
seraient au nombre de 3000; La présence
des djihadistes français en Syrie fait
du bruit pour la simple raison que
Laurent Fabius, ministre des affaires
étrangères, a fait beaucoup de bruit
sans trop de résultats. La répartition
entre les divers pays européens est
sensiblement égale. Le nombre total des
djihadistes en Syrie, de la Tchétchénie,
à la Libye en passant par la Tunisie,
les pétromonarchies et le Pakistan
seraient au nombre de 100.000 à 120.000,
selon le rapport de la Brookings. Les
Français et les Européens sont donc une
goutte d’eau dans la marre djihadistes.
Beaucoup font beaucoup de bruit pour
rien.
Près de 200
djihadistes de France, de nationalité
française ou résident en France,
seraient visé par la justice pour avoir
participé au djihad en Syrie.
-
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/06/06/la-justice-enquete-sur-200-djihadistes-francais_4433246_3218.html
Mayssa
Ibrahim-Al Ahd: Avez-vous des
indications sur une éventuelle
collaboration entre les services
français et syriens dans le domaine du
combat antidjihadiste ?
RN: Les Français
s’imaginent que Bachar Assad va se
prosterner devant eux, alors qu’ils sont
responsables du démembrement de son pays
(district d’Alexandrette), qu’ils ont
mis à profit l’ambition de quelques
binationaux franco syriens avides de
pouvoir pour mettre sur pied une
opposition fantoche.
Nicolas Sarkozy
(France), Khalifa Ben Hamad et Hamad Ben
Jassem, (Qatar), le libanais Wissam Al
Hassan, un des plus actifs dans
l’armement de l’opposition syrienne,
Robert Ford (Etats Unis), Bandar Ben
Sultan (Arabie saoudite) et Eric
Chevallier (France) ne sont plus là et
la France attend toujours que Bachar se
prosterne. Les Français se trompent:
Bachar Al Assad n’est ni Ben Ali, ni
Moubarak.
Avec le surge de
l’ISIS (Dahe’ch) en Irak, les Français
sont plongés dans le plus grand embarras
et d’une manière générale, les
occidentaux tétanisés. Il faut
impérativement que Laurent Fabius cesse
de se considérer comme le petit génie de
la diplomatie internationale qu’il se
pénètre du principe de réalité -et non
du déni de réalité- et les choses iront
mieux pour tout le Monde. Fabius devra
écourter ses siestes et phosphorer
davantage. Le plus capé de France fait
rire sous cape bon nombre de ses
ennemis, mais aussi et surtout de plus
en plus, beaucoup de ses amis. Dur, Dur
la démagogie.
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