Actualité
Il faut à la Palestine une nouvelle
stratégie
unifiée pour la libération
Interview de Haneen Zoabi par Bashir
Abu-Manneh – Jacobin –
Vendredi 25 octobre 2019
Haneen Zoabi est une femme politique
palestinienne en Israël. Dans une
interview, elle explique pourquoi les
citoyens palestiniens d’Israël doivent
unir leurs luttes pour mettre fin à
l’occupation et au siège de Gaza, et
combattre pour le droit au retour et
pour un État de tous les citoyens du
pays.
INTERVIEW
Haneen Zoabi est
une femme politique en Israël, membre du
bureau politique du parti Balad
(Assemblée Nationale démocratique),
fondé en 1995. Elle a été membre du
Parlement israélien de 2009 à 2019 et a
participé à la flottille de Gaza qui, en
mai 2010, visait à briser le siège
israélien de Gaza.
Cette interview a
eu lieu dans le contexte de l’appui
récent à la liste centriste du candidat
Benny Gantz à la primature par la Joint
List, une coalition de partis à majorité
palestinienne dont Balad était membre
fondateur. Ce ralliement, qui n’a
finalement abouti à rien, a été rejeté
par Balad, qui a refusé d’ajouter ses
trois votes de coalition à ceux des
autres partis arabes de la Joint List.
La décision de
ralliement fut saluée par beaucoup de
monde, en particulier par la presse
sioniste progressiste dominante, comme
un signe bienvenu du pragmatisme
politique des Palestiniens. Dans cette
interview, Zoabi explique pourquoi elle
voit ce ralliement de la Joint List
comme un geste politique profondément
erroné. Elle expose aussi sa propre
conception de l’état de la question de
la Palestine, du rôle du parlementarisme
palestinien en Israël et de l’absence
catastrophique d’une stratégie
palestinienne unifiée pour la
libération.
BAM
Où en est
maintenant la lutte pour la Palestine?
HZ
Notre lutte est
confrontée à une crise. Notre vision
politique n’est pas claire, nous n’avons
pas de stratégie unifiée et nous nous
trouvons – à cause d’Oslo – dans une
impasse, sans aucune réalisation
concrète ni le courage de l’admettre.
Les concepts de base qui ont donné forme
à notre compréhension et à notre
définition de notre lutte ont changé.
La dérive de la
direction palestinienne du paradigme de
la libération vers celui de la
construction d’un État a échoué : elle
n’a pas fait diminuer la souffrance du
peuple palestinien ni n’a renforcé les
Palestiniens dans leur capacité à
repenser leurs stratégies de
mobilisation, à reconstruire leur lutte
et à renforcer leur résilience. Elle n’a
pas non plus fait baisser la rapacité et
l’hostilité du projet sioniste ni
atténué son désir militaire d’écraser la
résistance palestinienne et de menacer
notre existence dans notre patrie.
En fait, c’est
l’inverse qui s’est produit. Le
changement de leadership palestinien du
paradigme de la libération – qui
concevait le sionisme comme une
idéologie coloniale à laquelle se
confronter dans une vision émancipatrice
de décolonisation – vers un processus de
négociation de deux États par une
diplomatie douce, a boosté le
fondamentalisme juif en Israël. Cela a
aussi tragiquement criminalisé la
résistance et la confrontation avec
l’armée israélienne d’occupation qui
l’assimile à du « terrorisme ». Cette
capitulation palestinienne a accéléré un
mouvement parallèle du côté israélien :
d’un sionisme raciste libéral vers un
fondamentalisme de colons fascistes.
Avec les accords
d’Oslo profondément erronés, les
sionistes racistes libéraux ont perdu
leur pertinence et leur pouvoir et sont
devenus de pâles imitations de la droite
israélienne. La droite elle-même a muté
en une élite coloniale fondamentaliste
et cela a pavé la route à un nouvel
Israël fasciste.
Cela veut dire que
pour Israël, ce n’est décidément pas le
moment d’une solution à deux États.
C’est le moment de la liquidation de la
cause palestinienne par la force sur le
terrain, passant de la gestion du
conflit du temps de la crise d’Oslo à
une solution unilatérale imposée. Ainsi
la cause palestinienne est réduite à une
crise humanitaire à Gaza, à une
autonomie locale restreinte de poches
palestiniennes bantoustanisées en
Cisjordanie, et à la délégitimation des
droits des réfugiés. De cette manière,
Israël vise la fin du conflit.
La description
pessimiste de notre réalité n’est
qu’une partie de l’histoire – qui reste
encore à aboutir. Notre histoire est une
triste réalité qui peut encore être
surmontée par la volonté politique du
peuple palestinien. Je ne vais pas
entrer dans les obstacles palestiniens
internes à la mobilisation pour la
résistance populaire, mais permettez moi
de dire ceci : c’est l’AP (l’Autorité
Palestinienne) elle-même qui agit comme
agent de l’occupation et qui bloque les
avancées politiques vers une lutte de
masse. Sans cette obstruction de l’AP,
nous serions aujourd’hui dans une
situation complètement différente.
BAM
Quelle est votre
appréciation des derniers résultats des
élections israéliennes ?
HZ
Le résultat des
élections est clair. La société
israélienne et le spectre de son élite
politique sont dans la continuité du
projet d’écraser les Palestiniens et
leurs aspirations à un État et à la
justice. L’annexion de la zone C en
Cisjordanie écarte toute possibilité
d’une solution à deux États ou toute
autre sorte d’autodétermination
palestinienne. L’Autorité Palestinienne
en est complice : elle ne conteste pas
Israël et lui permet de ne pas être tenu
pour responsable au plan international
de ses crimes contre le peuple
palestinien.
L’opposition à
Benjamin Netanyahou que recherche la
société israélienne n’est pas une
alternative politico-idéologique. Au
contraire, Benny Gantz et son nouveau
parti, Kahol Lavan (Bleu-Blanc) ne
diffèrent pas de Netanyahou sur l’axe
sécuritaire et partagent sa profonde
hostilité vis-à-vis des Palestiniens.
Simplement, Gantz et son parti ne
partagent pas son point de vue sur
l’appareil étatique, en particulier sur
le système judiciaire et sur les media.
Le slogan de Gantz « la sécurité
d’Israël » signifie écraser les
Palestiniens et la résistance
palestinienne. Donc personne ne devrait
entretenir quelque illusion que ce soit
sur les partis d’opposition israéliens.
Ce qui fera changer
la politique israélienne, ce n’est pas
l’approche diplomatique molle de l’AP
mais la résistance populaire dans une
nouvelle stratégie unifiée pour la
libération.
BAM
Qu’est ce qui,
selon vous, devrait être le rôle des
parlementaires palestiniens en Israël ?
HZ
Ce rôle devrait
s’inscrire dans une direction
palestinienne globale. Le fait d’être au
Parlement israélien ne devrait pas
redéfinir votre rôle central de
représentation de votre peuple et de
lutte pour ses droits. Il ne devrait pas
changer votre perception politique
concernant la nature de l’État comme
appareil et idéologie coloniaux – contre
lequel vous luttez. Il ne devrait pas
non plus modifier ou amoindrir ou
changer votre mission politique de
décolonisation de l’État.
Donc vous utilisez
le Parlement comme une plateforme très
limitée mais importante qui vous permet
de vous exprimer davantage et d’élever
le niveau de conscience sur les besoins
et aspirations de notre peuple. En
agissant ainsi, vous présentez une
véritable alternative démocratique, non
seulement pour votre peuple mais pour
les Israéliens juifs aussi.
La Knesset est un
outil, un medium, au sein d’un projet
politique plus large – non la fin en soi
de la politique. La Knesset vous donne
une vaste plateforme pour porter vos
messages à votre peuple et c’est un
front crucial dans la confrontation avec
l’opinion publique israélienne et
l’élite israélienne.
Il y a certes là
des dangers. Chaque outil a des codes
internes de performance et des
contraintes qui pourraient en altérer le
contenu politique. Les parlementaires
pourraient être tentés de chercher à
être acceptés par les Israéliens,
d’internaliser leur faiblesse, d’être
assujettis et ainsi d’obtenir une
légitimité israélienne. À cause des
pressions structurelles de la situation,
il y a, bien sûr, un risque que vous
finissiez par modifier votre message,
même vos croyances et que vous recadriez
vos revendications selon des modalités
plus acceptables par la société
israélienne. Puisque vous êtes au
Parlement pour réclamer certains
services pour vos villages négligés et
marginalisés, les concessions politiques
sont un véritable danger.
Le vrai risque est
d’orienter vos revendications autour de
repères israéliens et de chercher
de « l’influence » dans le statu quo
actuel, plutôt que de promouvoir votre
propre programme et vos intérêts
politiques.
Mais au bout du
compte, la façon de traiter avec la
Knesset relève de notre choix : soit
nous internalisons la schizophrénie
consistant à servir une entité
totalement hostile, soit nous
l’utilisons pour promouvoir
systématiquement nos principes
politiques. Être des citoyens en Israël
c’est participer aux élections
israéliennes et occuper nos sièges à la
Knesset. Comment mieux gérer cette
situation et défendre nos droits, c’est
là la question.
En plus d’être
exposés à une colère et à une haine
publiques virulentes de la part des
Israéliens, l’aspect unique du travail
des parlementaires palestiniens est
qu’ils s’occupent des revendications les
plus concrètes et quotidiennes du
million et demie de Palestiniens
d’Israël. Ces revendications concernent
les soins de santé, les droits à
l’éducation, au logement, la pauvreté,
le chômage et toute une série de
problèmes quotidiens qui sont le contenu
concret et pratique de leur citoyenneté.
Cela reflète notre totale dépendance des
institutions israéliennes.
C’est pourquoi être
à la Knesset a une importance pour la
substance de notre citoyenneté. Nous ne
pouvons pas laisser cela à la sphère de
compétences des partis sionistes. Un
médiateur national devrait être présent
pour exercer une médiation entre le
citoyen palestinien et l’État. Les
membres de la Knesset jouent donc un
rôle particulier de redéfinition de la
citoyenneté – ses pratiques, ses droits,
de même que les liens des gens à
l’histoire. C’est notre façon de faire
face aux tensions entre le fait d’être
des citoyens d’Israël et notre identité
palestinienne : c’est à dire la
contradiction du fait de vivre dans un
État qui a détruit notre société
nationale et qui continue à écraser les
Palestiniens.
BAM
Votre parti,
Balad, était le seul partenaire de la
coalition de la Joint List à refuser de
vous rallier à Gantz pour le poste de
premier ministre. Pourquoi ?
HZ
Se rallier à Gantz
pour le poste de premier ministre est
une façon de se noyer dans les détails,
un abandon complet de la dimension
palestinienne, et une manière
d’intensifier plutôt que de résoudre la
contradiction entre la citoyenneté
israélienne et l’identité palestinienne
et l’appartenance nationale. Cela
affaiblit aussi nos tentatives
politiques qui ne datent pas
d’aujourd’hui pour réconcilier ces
oppositions.
Pour les acteurs
politiques palestiniens en Israël, la
tâche la plus difficile est de gérer les
multiples tensions qui existent entre
l’identité et la citoyenneté dans un
État hostile. Soutenir ceux qui ont
commis des crimes contre le peuple
palestinien était une violation de la
dimension morale de notre action
nationale. Ce ralliement superflu,
apparemment pragmatique a aussi violé la
dimension stratégique de notre lutte.
C’est une interprétation tout à fait
fausse de notre rôle dans la politique
israélienne.
Plutôt que de
contester et contribuer à changer la
politique israélienne, nous avons
accepté ses paramètres étroits et
racistes. Les droits de la citoyenneté
ne devraient pas être soumis au bon
vouloir de l’oppresseur selon qu’il
trouve acceptable ou non le comportement
et l’orientation politiques de
l’opprimé. Ils sont inconditionnels. Le
fait de politiser comme cela les droits
rend les Palestiniens vulnérables à une
future exploitation politique par les
partis sionistes.
Finalement, le
ralliement affaiblit le lien crucial
dans les luttes de libération entre le
fait d’articuler sa propre dignité et le
respect de soi et le fait d’agir en vue
de résultats politiques. Si nous sommes
engagés dans une lutte nationale
palestinienne – et non simplement dans
une lutte pour les droits civiques –
alors notre identité politique
d’appartenance au peuple palestinien
importe et a des conséquences. Elle
détermine aussi notre relation à l’État,
qui relève d’une lutte contre la
suprématie israélienne qui ne soit pas
seulement orientée vers l’acquisition de
quelques droits attachés à la
citoyenneté dans une fausse entité
excluante.
BAM
Comment
voyez-vous la relation entre la lutte
des Palestiniens en Israël et le
mouvement national palestinien plus
large ?
HZ
Question très
importante à laquelle je n’ai pas de
réponse claire. Nous avons comme base
commune de lutter en tant que
Palestiniens contre la politique
israélienne, nous exprimant à partir de
la même position historique et
émotionnelle, nous opposant au sionisme
et à ses conséquences destructrices.
Mais ce fait n’est pas suffisant pour
contrer la réalité de la fragmentation
politique.
Chaque secteur de
la population palestinienne lutte
actuellement dans son contexte propre et
le fait dans une absence de stratégie
unifiée ou même d’une vision politique
commune. Après tout, quel sens a un
peuple palestinien dépourvu de vision
partagée et de destinée partagée ?
Et comment pouvons
nous prétendre être un peuple si nous ne
partageons pas un projet politique
commun ? Nous en avons besoin pour
établir la qualité de peuple. La culture
et l’origine ne suffisent pas. Comme
citoyens palestiniens en Israël, nous ne
pouvons pas juste lutter pour nos droits
civiques sans relier notre lutte à celle
qui vise à mettre fin à l’occupation
israélienne, au siège de Gaza, sans
lutter pour le droit au retour et lutter
pour un État de tous ses
citoyens. Notre micro lutte de
Palestiniens en Israël doit s’inscrire
dans une macro-lutte de libération.
Traduction SF pour
la Campagne BDS France Montpellier
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