Entretien
Guy Mettan à Algeriepatriotique : «Un
discours va-t-en-guerre est savamment
distillé en Occident»
Guy Mettan.
D. R.
Mardi 28 juin 2016
Pour le journaliste et homme
politique suisse, le nouvel axe en
Europe de l’Ouest n'est plus
Paris-Berlin, mais Berlin-Varsovie.
Interview.
Algeriepatriotique :
Dans votre livre Russie-Occident :
la guerre de mille ans vous avez
remonté l’histoire, jusqu’à l’empereur
Charlemagne, pour expliquer
l’acharnement des Occidentaux contre la
Russie. Pouvez-vous nous en parler ?
Guy Mettan : C'est
peut-être paradoxal, mais la russophobie
occidentale est plus ancienne que la
Russie ! En effet, elle a commencé avec
les rivalités politiques et religieuses
qui ont opposé l'Empire d'Occident,
fondé par Charlemagne en l'an 800, à
l'Empire d'Orient basé à Constantinople,
et les Eglises catholique et orthodoxe.
Charlemagne était un rebelle qui a
réussi à s'imposer face au souverain
légitime qui régnait à Byzance. Ses
successeurs, qui ont créé le
Saint-Empire romain germanique à la fin
du Xe siècle ont ensuite réussi à
imposer aux papes des réformes
religieuses contre l'avis des Eglises
d'Orient, qui s'y sont opposées parce
qu'elles estimaient qu'il s'agissait
d'un coup de force et non d'une décision
démocratique prise au sein d'un concile
œcuménique universel. Suite à ce
schisme, officiellement daté du XIe
siècle, toute une propagande
anti-orthodoxe, ou antigrecque si l'on
préfère, s'est mise en place à Rome afin
de dénigrer les Orientaux. Lorsque les
Ottomans conquirent Byzance en 1543, ces
préjugés négatifs ont été transposés sur
les Russes, qui avaient revendiqué
l'héritage politique et religieux de
Byzance. Ces préjugés occidentaux sont
de deux ordres. Un, les Grecs, et donc
les Russes, sont des barbares et leurs
souverains sont des despotes et des
tyrans. Deux, ce sont des
expansionnistes, des gens agressifs qui
ne rêvent que de conquérir et subjuguer
l'innocent et vertueux Occident. Ce sont
les mêmes préjugés que l'on retrouve
aujourd'hui sous la plume des
journalistes occidentaux antirusses.
Vous avez cité des faits
historiques dont certains totalement
inédits et qui ont aidé à forger l’idée
d’une Russie dangereuse. Pouvez-vous
nous en mentionner les plus importants ?
Il est intéressant de noter que la
russophobie moderne a commencé en France
à la fin du XVIIIe siècle, quand le
cabinet secret du roi Louis XV a forgé
un faux «Testament de Pierre le Grand»,
dans lequel le grand tsar russe aurait
enjoint à ses successeurs de conquérir
l'Europe. Napoléon l'a fait publier en
1812 afin de mieux justifier son
invasion préventive de la Russie en
1813. Les Anglais l'on traduit et
utilisé pour justifier leur invasion de
la Crimée en 1853. Ce pseudo-testament a
été dénoncé comme un faux seulement à la
fin du XIXe siècle, après avoir inspiré
des décennies de russophobie française
et anglaise. Il s'agit exactement de la
même manipulation que celle que les
Américains ont utilisée en 2003 pour
justifier l'invasion de l'Irak. Les
fausses armes de destruction massive de
Saddam Hussein relèvent de la même
mystification. Ce n'est qu'une fois le
forfait réalisé que la vérité finit par
éclater. L'histoire est encore trop
récente pour qu'on y voie clair. Mais il
y a fort à parier que les événements de
Maidan en Ukraine, en février 2014,
relèvent de la même technique de
manipulation. Le putsch qui a permis de
renverser le gouvernement légal
d'Ukraine a été savamment préparé
pendant des années par des campagnes
financées par les milliards déversés par
les Etats-Unis, comme l'a reconnu la
secrétaire d'Etat adjointe Victoria
Nuland devant le Congrès (les fameux
cinq milliards de dollars), pour être
déclenché à la faveur de manifestations
populaires contre le gouvernement, par
ailleurs légitimes étant donné la
corruption ambiante. Le résultat, c'est
que le gouvernement actuel se révèle
tout aussi corrompu que le précédent,
mais qu'aucun média occidental ne s'en
soucie, puisqu’il a désormais basculé
dans le «bon camp».
Quelles sont les lignes
idéologiques et géopolitiques dont se
nourrit la russophobie occidentale ?
Le discours occidental antirusse
s'appuie sur les deux principes évoqués
plus haut : l'Occident incarne le Bien,
les valeurs universelles, la démocratie,
les droits de l'Homme, la liberté
(surtout économique) tandis que la
Russie représente l'autocratie, le
nationalisme revanchard, la négation des
libertés et de l'individu. Ce discours
blanc-noir qui instrumentalise sans
vergogne les droits de l'Homme constitue
l'ossature de la propagande occidentale.
Il est destiné à formater l'opinion
publique pour qu'elle soutienne la
remilitarisation de l'Europe et le
renforcement de l'Otan, qui n'a cessé de
s'étendre depuis vingt ans avec
l'intégration de toute l'Europe de
l'Est, et maintenant du Monténégro, et
la vassalisation de l'Ukraine, de la
Suède, de la Géorgie et même de la
Suisse «neutre» qui participe à ses
exercices au nom d'un «partenariat pour
la paix» qui n'est qu'une formule
verbale. Le but est d'encercler la
Russie tout comme le «pivot vers l'Asie»
opéré par le président Obama vise à
neutraliser la Chine. Le chapelet de
bases militaires et de missiles
nucléaires américains qui entoure ces
deux pays est proprement stupéfiant. A
noter au passage que les Etats-Unis ont
refusé toutes les ouvertures faites par
la Corée du Nord, provoquant un
raidissement du régime qui rend d'autant
plus faciles les explications données
aujourd'hui pour réarmer le Japon, la
Corée du Sud et les pays d'Asie contre
la prétendue menace nord-coréenne.
Chaque pays aurait sa
russophobie, selon vous. Peut-on
connaître les plus importantes ? Et y
a-t-il une différence entre elles,
idéologiquement et géopolitiquement
parlant ?
J'ai analysé les quatre formes les
plus importantes de la russophobie
moderne. La française, très active entre
1780 et 1880, a opéré un spectaculaire
retournement à la fin du XIXe siècle
face à la menace allemande, mais elle
est à nouveau très présente à Paris ces
dernières années. La russophobie
anglaise a débuté après la victoire
contre Napoléon, obtenue grâce aux
troupes russes. Londres s'est alors
retournée contre son allié, qu'elle
craignait de voir devenir trop puissant
en Méditerranée et en Asie centrale. La
russophobie allemande est née de la
frustration coloniale de l'empire
allemand, qui a poussé le Kaiser puis
Hitler à vouloir élargir leurs
territoires en Russie (théorie de
l'espace vital, du Lebensraum). Elle est
aussi à l'origine du révisionnisme
historique actuel qui consiste à
surévaluer la contribution américaine à
la libération de l'Europe (400 000
Américains tués) et à dévaloriser
l'effort majeur fourni par la Russie
soviétique (26 millions de morts).
Enfin, la russophobie américaine a été
déclenchée au lendemain de la victoire
sur le nazisme, selon le même schéma que
la russophobie anglaise. Aussitôt
l'ennemi commun vaincu, les Etats-Unis
ont entamé la guerre froide contre leur
allié soviétique au nom de la lutte
anticommuniste. Or, chacun a pu
constater que, bien que la menace
communiste ait disparu depuis 25 ans, la
russophobie américaine a redoublé
d'intensité depuis une dizaine d'années
! De là à penser que la lutte contre le
communisme n'était qu'un prétexte, il y
a un pas qu'on peut franchir
allègrement...
Vous citez trois lobbies
antirusses influents dans le monde.
Peut-on les connaître ?
A Washington, trois lobbies font la
loi au Congrès et à la Maison-Blanche :
celui des armes, celui du pétrole et
plus accessoirement celui d'Israël et
des pays d'Europe de l'Est (Pologne et
pays baltes notamment),
traditionnellement très antirusses bien
qu'Israël entretienne de bonnes
relations avec la Russie du président
Poutine. A Bruxelles, le nouveau rapport
de force européen a marginalisé la
France, devenue insignifiante en matière
de politique étrangère depuis qu'elle a
renoncé à sa conception gaullienne des
rapports géopolitiques. Le nouvel axe
n'est plus Paris-Berlin, mais
Berlin-Varsovie, l'Allemagne ayant
besoin de s'appuyer sur les pays
d'Europe de l'Est antirusses pour
imposer sa politique d'austérité à
l'Europe du Sud.
Un rapprochement
Occident-Russie est-il possible malgré
tous les préjugés précités, selon vous ?
A ce stade, je suis très pessimiste.
Il y a un discours va-t-en-guerre qui
hante les discours de l'Otan et des
responsables de l'Union européenne et
qui est savamment distillé dans les
opinions publiques via les dizaines
«d'experts» proches de l'Otan et qui
peuplent les pages éditoriales des
grands journaux. Les sanctions ne seront
pas levées de sitôt et on trouvera
toujours des prétextes pour les
justifier, comme la Crimée, pourtant
russe depuis que l'Alsace-Lorraine est
française, et dont le rattachement à la
Russie a été approuvé par des deux
référendums populaires, en 1991 et en
2014, alors que le Kosovo a été détaché
de la Serbie sans aucune consultation
démocratique. Cherchez l'erreur !
L’Otan vient de confirmer le
renforcement de ses bataillons aux
frontières de la Russie. Cette
russophobie millénaire dont vous parlez
peut-elle conduire à une guerre entre
les deux pôles ?
Le but est d'étrangler la Russie
militairement et économiquement en
l'obligeant à s'armer elle aussi. On
rejoue le scénario des années 1980 en
espérant faire tomber la Russie comme
l'Union soviétique. La différence est
que la Russie est un pays ouvert, et
qu'elle a des alliés ou des
sympathisants, dont la Chine. Tant qu'il
y a un équilibre de la terreur, comme
pendant la guerre froide, la «guerre»
actuelle restera non militaire. Le
risque surviendra lorsque les généraux
et les think tanks militaristes
américains auront acquis la conviction
qu'une guerre contre la Russie pourra
être gagnable, comme Guillaume II et
Hitler l'avaient pensé en 1914 et en
1939. Pour l'instant, donc, la stratégie
favorite de l'Occident reste celle du
«changement de régime» imposé par les
restrictions économiques, la course aux
armements, le harcèlement médiatique et
des ONG stipendiées ainsi que l'argent
distribué aux opposants «démocrates».
Interview réalisée par
Mohamed El-Ghazi
Le
dossier Russie
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