Éric Dénécé,
directeur du Centre français de
recherche sur le renseignement, dénonce
la désinformation sur la Syrie et le
Yémen dans les médias français, ainsi
que les conséquences dramatiques de ces
mensonges (21 décembre 2016, LCI)
Transcription
:
Eric Dénécé
: Un autre point me paraît tout à fait
important de signaler, c'est ce qui se
passe à Alep en ce moment. Parce que là,
on est à mon sens sur une falsification
de l'information qui est énorme. Bien
sûr qu'il y a une guerre civile en
Syrie, bien sûr que la situation est
inadmissible. Ceci dit, ça ne concerne
que 30% d'Alep, ça concerne soit des
civils qui sont pris en otage par des
djihadistes, soit des gens qui refusent
de quitter les quartiers parce qu'ils
soutiennent ces mêmes djihadistes. On ne
vous parle pas de tout ce qui se passe
ailleurs en Syrie.
Yves Calvi :
On se fait rouler dans la farine avec
Alep ?
Eric Dénécé
: On se fait rouler dans la farine avec
Alep. Ca ne veut pas dire qu'il n'y a
pas des victimes innocentes qui
périssent mais j'insiste sur ce point...
Yves Calvi :
Il y a bien une ville qui est détruite
quand même.
Eric Dénécé
: Non. Il y a un tiers du quartier
d'Alep, seulement un tiers, qui sont
victimes des bombardements, et
j'insiste, c'est un tiers de la ville
dans lequel des djihadistes dangereux
sont présents. Et ce sont ces
djihadistes qui depuis des années tirent
sur les quartiers chrétiens, tirent sur
le reste de la ville, ce dont on ne
parle jamais. On ne parle pas non plus
du massacre humanitaire que conduisent
les Saoudiens aujourd'hui au Yémen où
systématiquement des hôpitaux sont
ciblés, où des sites archéologiques sont
détruits. Un de nos contacts qui est
rentré du terrain l'autre jour nous
disait la chose suivante : il nous
disait qu'en Syrie, il y a des tas
d'endroits où les choses se passent
bien. C'est vrai qu'on peut aller dîner
dans la rue le soir dans les quartiers
de Damas, les gens de Damas vont passer
l'été dans des bungalows à
Lattaquié au bord de la mer...
Yves Calvi :
Je rappelle que c'est une situation
qu'on a connue notamment au Liban.
Eric Dénécé
: Voilà, donc le pays n'est pas à feu et
à sang. Au Yémen, c'est totalement
différent, il n'y a quasiment pas 1 km²
qui ne soit pas bombardé par les
Saoudiens, dans lequel des combats
n'aient pas lieu, et on ne parle pas de
cela. Il y a un autre point que je
voudrais évoquer, c'est que nous avons
eu dans les années 90, dans une ancienne
colonie française, le Congo, une guerre
civile qui a fait 400 000 morts sur 4
millions d'habitants, c'est-à-dire 10%
de la population. On n'en parle pas non
plus. Donc aujourd'hui, le focus qui est
mis sur la Syrie d'une part et sur Alep
avec les désinformations qui les
accompagnent est une falsification
complète de la réalité, ce qui ne veut
pas dire qu'on défende Bachar al-Assad,
ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait
pas de victimes civiles qui
disparaissent, mais il y a quelque chose
d'extrêmement dangereux : pour un jeune
islamiste aujourd'hui, la façon dont les
médias occidentaux présentent la crise
d'Alep est une motivation pour passer à
l'action.
Yves Calvi :
Comment expliquez-vous justement cette
situation, ce manque de lucidité ? En
l'occurrence, ce que vous êtes en train
de nous expliquer l'a été à ma surprise
aussi en partie très largement par les
invités de l'émission que nous avons
consacrée la semaine dernière à Alep,
donc...
Eric Dénécé
: Je pense qu'il y a une stratégie...
Yves Calvi :
...je vous le dis franchement, je
m'inquiétais tout simplement d'être en
train de faire une émission
révisionniste sur ce qui est en train de
se passer au même moment et qui tire des
larmes au monde entier...
Eric Dénécé
: Par exemple, ce qui est très frappant,
on voit la communauté syrienne en France
et dans d'autres pays européens qui est
absolument scandalisée de voir la façon
dont les médias présentent la situation.
Alors je pense que nos médias en France
(et je suis obligé de rester un peu
général) sont un peu suivistes du
mainstream médiatique qui est impulsé et
imposé par les médias anglo-saxons et
par les médias arabes qui, eux, ont
intérêt à présenter la situation en
Syrie comme quelque chose d'absolument
scandaleux. Et comme toujours, 300 000
morts dans cette guerre, 5 ans de guerre
civile, c'est quelque chose d'horrible.
Il y a à peu près 90 000 militaires qui
ont été tués, il y a à peu près 60-70
000 personnes soutenant le régime ou en
tout cas neutres qui ont été massacrées,
on nous présente les faits comme si
Bachar avait tué 90% de la population,
ce qui est inexact, ce qui ne veut pas
dire que ce soit un saint.
Yves Calvi :
C'est extrêmement grave ce que vous nous
dites, parce que ça veut dire que nous
participons d'une façon ou d'une autre à
la naissance des djihadistes et des
assassins de demain.
Eric Dénécé
: De deux façons : en étant toujours en
relation avec des Etats qui encouragent
directement ou indirectement le
djihadisme - par le wahhabisme
notamment, l'Arabie Saoudite et le Qatar
-, et de l'autre côté, sur ce qui se
passe aujourd'hui à Alep, le fait de
mettre le focus en montrant à tort que
les pauvres populations islamistes de
ces quelques quartiers d'Alep sont des
victimes de l'Occident, eh bien on
redonne du carburant à ceux qui dans nos
banlieues ou à l'étranger considèrent
que le peuple arabe dans le monde est
victime de l'ostracisme occidental, et
ça les pousse à passer à l'action.
Yves Calvi :
Et on a aussi des attentats sur le sol
français.
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