Cuba
Conversations avec la bloggeuse cubaine Yoani Sánchez
Salim Lamrani
Salim Lamrani
Jeudi 15 avril 2010
Yoani Sánchez est la
nouvelle figure de l’opposition cubaine. Depuis la création de
son blog Generación Y en 2007, elle a obtenu d’innombrables prix
internationaux : le prix de Journalisme Ortega y Gasset (2008),
le prix Bitacoras.com
(2008), le prix
The Bob’s (2008), le prix Maria Moors Cabot (2008) de la
prestigieuse université étasunienne de Columbia. De la même
manière, la bloggeuse
a été sélectionnée parmi les 100 personnes les plus
influentes du monde par la revue
Time (2008), en
compagnie de George W. Bush, Hu Jintao et le Dalaï Lama. Son
blog a été inclus dans la liste des 25 meilleurs blogs du monde
de la chaîne CNN
et la revue
Time (2008).
Le 30 novembre 2008, le quotidien espagnol
El País l’a
inclus dans sa liste des 100 personnalités hispano-américaines
les plus influentes de l’année (liste dans laquelle
n’apparaissaient ni Fidel Castro ni Raúl Castro). La revue
Foreign Policy
a fait mieux en décembre 2008 en l’incluant parmi les 10
intellectuels les plus importants de l’année et la revue
mexicaine Gato Pardo
en a fait de même pour l’année 2008.
Cette impressionnante avalanche de distinctions ainsi que leur
caractère simultané ont soulevé de nombreuses interrogations,
d’autant plus que Yoani Sánchez, selon ses propres aveux, est
une parfaite inconnue dans son pays. Comment une personne
méconnue de ses propres voisins – toujours d’après la propre
bloggeuse – peut-elle faire partie de la liste des 100
personnalités les plus influentes de l’année ?
Un
diplomate occidental, proche de cette opposante atypique au
gouvernement de La Havane, avait lu une série d’articles que
j’avais écrits au sujet de Yoani Sánchez et qui étaient
relativement critiques à son égard. Il en référa à la bloggeuse
cubaine et cette dernière avait alors souhaité me rencontrer
pour apporter quelques éclaircissements sur plusieurs sujets que
j’avais soulevés.
La rencontre avec la
jeune dissidente à la réputation controversée n’a pas eu lieu
dans quelque appartement obscur aux volets fermés ou dans un
endroit isolé et reclus pour échapper aux oreilles indiscrètes
de la « police politique ». Au contraire, elle s’est déroulée
dans le lobby de l’hôtel Plaza, dans l’hyper-centre de La
Vieille Havane, lors d’un après-midi baigné de soleil. Le lieu
était fréquenté par de nombreux touristes étrangers qui
déambulaient dans l’immense salon du majestueux édifice
touristique qui a ouvert ses portes au début du XXe siècle.
Yoani Sánchez est proche des ambassades occidentales. En effet,
un simple coup de fil de mon contact à midi a permis de fixer un
rendez-vous trois heures plus tard. A 15 heures, la bloggeuse
est apparue souriante, vêtue d’une jupe longue et d’un tee-shirt
bleu. Elle portait également une veste de survêtement pour faire
face à la relative fraîcheur de l’hiver havanais.
L’entretien a duré près de deux heures autour d’une table du bar
de l’hôtel, avec la présence de son mari Reinaldo Escobar, qui
l’a accompagnée durant une vingtaine de minutes avant de quitter
les lieux pour un autre rendez-vous.
Yoani Sánchez s’est montrée extrêmement cordiale et affable et a
fait preuve d’une grande tranquillité. Le ton de voix était
assuré et à aucun moment elle n’est apparue mal à l’aise.
Habituée aux médias occidentaux, elle domine relativement bien
l’art de la communication.
Cette bloggeuse cubaine,
à l’allure frêle, est intelligente et sagace et est consciente,
même si elle a du mal à le reconnaître, que sa médiatisation en
occident n’est pas le fruit du hasard mais est due au fait
qu’elle prône l’instauration d’un « capitalisme sui generis » à
Cuba.
L’incident du 6 novembre 2009
Salim Lamrani : Commençons par l’incident survenu le 6 novembre
2009 à La Havane. Sur votre blog, vous aviez expliqué avoir été
arrêtée en compagnie de trois de vos amis par
« trois inconnus
trapus » lors d’un
« après-midi chargé de
coups, de cris et d’insultes ». Vous avez dénoncé les
violences commises à votre encontre par les forces de l’ordre
cubaines. Vous confirmez vos propos à ce sujet ?
Yoani Sánchez : Effectivement, je confirme
que j’ai subi des violences. J’ai été séquestrée pendant 25
minutes. J’ai pris des
coups. J’ai réussi à prendre un papier que l’un
d’entre eux avait dans la poche et
l’ai mis dans ma bouche. L’un des hommes a mis son genou sur ma
poitrine pendant que l’autre, depuis le siège avant, me tapait
sur les reins et la tête pour que j’ouvre la bouche et que je
lâche le papier. Pendant un moment, j’ai pensé que je ne
sortirai jamais de cette voiture.
SL :
Votre récit sur le
blog est vraiment terrifiant. Je vous cite textuellement : vous
avez parlé de « coups
et de bousculades », de « coups sur les jointures de vos
mains », de la
« nouvelle avalanche de coups »,
du « genou sur
votre poitrine », des coups
« sur les reins et la
tête », du tirage de
« cheveux », de
votre « visage rougi
par la tension et le corps endolori », des
« coups qui continuent
à pleuvoir », et
« tous ces bleus ».
Pourtant, lorsque vous avez reçu la presse internationale le 9
novembre, toutes les traces de coups avaient disparu. Comment
expliquez-vous cela ?
YS : Ce sont des professionnels de la raclée.
SL :
D’accord, mais pourquoi n’avez-vous pas pris de photos des
traces ?
YS : J’ai pris des photos et je dispose de preuves
photographiques.
SL : Vous avez des photos ??
YS : J’ai des photos.
SL : Mais
pourquoi vous ne les avez pas publiées pour couper court à
toutes les rumeurs selon lesquelles vous auriez inventé une
agression pour faire parler de vous ?
YS : Je préfère les garder en ma possession pour le moment et ne
pas les publier. J’ai l’intention de les présenter devant un
tribunal un jour pour que ces trois hommes soient jugés. Je me
souviens parfaitement de leurs visages et je dispose de photos
d’au moins deux d’entres eux. Quant au troisième, il reste à
identifier mais étant donné qu’il s’agissait du chef, il sera
facile à trouver. Je dispose également du papier que j’ai pris à
l’un deux et qui contient ma salive car je l’ai mis dans ma
bouche. Ce papier contient le prénom d’une femme.
SL :
D’accord. Vous qui publiez beaucoup de photos sur votre blog, on
a du mal à comprendre que vous préfériez ne pas montrer les
marques cette fois-ci.
YS : Comme je vous l’ai dit, je préfère les réserver à la
justice.
SL : Vous
comprenez que ce faisant, vous donnez du crédit à ceux qui
pensent que vous avez inventé l’agression.
YS : C’est mon choix.
SL :
Pourtant, même les médias occidentaux, qui vous sont
plutôt favorables, ont pris des précautions oratoires
inhabituelles pour relater votre récit. Fernando Ravsberg de la
BBC a écrit par exemple que vous n’aviez « pas d’hématome, de
marques ou de cicatrices ».
CNN, dans son reportage, a évoqué votre souffrance
« apparente ». L’Agence France Presse relate l’histoire en
prenant soin de clarifier qu’il s’agit de votre version en
titrant « Cuba: la bloggeuse Yoani Sanchez dit avoir été frappée
et brièvement détenue ». Le journaliste affirme d’ailleurs que
vous n’avez « pas été
blessée ».
YS : Je ne souhaite pas porter de jugement sur le travail
journalistique de ces personnes. Ce n’est pas à moi de le faire.
Ce sont des professionnels qui exercent leur métier dans des
conditions difficiles. Ce qui est sûr c’est que l’existence ou
non de marques physiques, ne constitue pas la preuve que le fait
ait bien eu lieu ou pas.
SL : En tout
cas, la présence de marques prouverait que des violences ont
bien été exercées. D’où l’importance de publier les photos.
YS : Vous devez comprendre que nous avons affaire à des
professionnels de l’intimidation. Le fait que ces trois inconnus
m’aient conduite vers la voiture sans me présenter un badge me
donne le droit de me plaindre et de dénoncer cela comme s’ils
m’avaient fracturé tous les os du corps. Les photos ne sont pas
importantes car l’acte illégal a été commis. Le fait de dire que
je souffre ici ou là n’a pas tant d’importance non plus car il
s’agit de ma douleur intérieure, personnelle.
SL : Oui,
mais le problème, c’est que vous avez présenté cela comme une
agression très violente. Vous avez parlé de « séquestration
au pire style de la camorra sicilienne ».
YS : Oui, c’est vrai, mais je sais
qu’il s’agit de ma parole contre la leur. Le fait
d’entrer dans ce genre de détails, de savoir si j’ai des marques
ou pas, nous éloigne du sujet réel qui est le fait que j’ai été
détenue pendant 25 minutes de manière illégale.
SL :
Excusez-moi d’insister mais je pense que cela a son importance.
Il y a une différence entre un contrôle d’identité qui dure 25
minutes et des violences policières. Ma question est simple.
Vous avez dit, je vous cite : « Durant tout le week-end,
j’ai eu la pommette et l’arcade enflées ».
Etant donné que vous avez
les photos, vous pouvez montrer les marques.
YS : Je vous ai dit que je préfère les réserver à la justice.
SL : Vous
comprenez que certains vont avoir du mal à croire votre version
si vous ne publiez pas les photos.
YS : L’essentiel est ailleurs. Trois bloggeurs, accompagnés
d’une amie, se rendaient à un endroit, Calle 23 Esquina G
pour être précis. Nous avions entendu dire qu’un groupe de
jeunes avaient organisé une marche contre la violence. Des
personnes alternatives, des chanteurs de hip hop et de rap et
des artistes. Je m’y rendais donc en tant que bloggeuse pour
prendre des photos et les publier sur mon blog et également
effectuer des interviews. Sur le chemin, nous avons été
interceptés par une auto Geely.
SL : Pour
vous empêcher de participer à l’évènement ?
YS : À l’évidence, c’était le but. Ils ne me l’ont pas
formellement notifié mais j’imagine que c’était l’objectif
recherché. Ils m’ont demandé de monter dans la voiture. Je leur
ai demandé qui ils étaient. L’un d’eux m’a pris par le poignet
et j’ai résisté. Cela a eu lieu au centre de La Havane, près
d’un arrêt de bus.
SL : Donc, il
y a des gens. Il y a des témoins.
YS : Il y a effectivement des témoins mais ils ne veulent pas
parler. Ils ont peur.
SL : Même pas
de manière anonyme ? Pourquoi la presse occidentale ne les
a-t-elle pas interviewés de manière anonyme comme elle le fait
souvent quand elle publie des reportages critiques sur Cuba ?
YS : Je ne sais pas. En tout cas, nous avons reçu certains
témoignages. Un tel a vu la scène mais a peur. Mais personne ne
veut parler.
SL : Même pas
la presse occidentale ? Car d’habitude, elle trouve toujours des
témoignages et change le nom de la personne.
YS : Je ne saurais vous expliquer la réaction de la presse. Je
peux vous raconter ce que j’ai vécu. L’un d’entre eux, un homme
d’une cinquantaine d’année au visage marqué, comme s’il avait
pratiqué la lutte – je dis cela car mon père qui a pratiqué ce
sport a les mêmes caractéristiques. Moi qui ai les poignets très
fins, j’ai réussi à me libérer de son emprise et je lui ai
demandé qui il était. Il y avait trois hommes en tout plus le
chauffeur.
SL : Donc
quatre hommes au total et non trois.
YS : Oui, mais je n’ai pas vu le visage du chauffeur. Ils m’ont
dit : « Yoani, monte dans la voiture, tu sais qui nous sommes ».
J’ai répondu : « Je ne sais pas qui vous êtes ». Le plus petit
m’a dit : « Ecoute, tu sais qui je suis, tu me connais ». J’ai
rétorqué : « Non, je ne te connais pas, qui es-tu ? Montre-moi
tes papiers ou un document d’identité ». L’autre m’a dit :
« Monte, ne rends pas les choses plus difficiles ». J’ai alors
commencé à crier : « A l’aide ! Des kidnappeurs ! ».
SL : Vous
saviez qu’il s’agissait de policiers en civil ou pas ?
YS : Je m’en doutais bien, mais ils ne m’ont jamais montré leurs
papiers.
SL : Quel
était votre but alors ?
YS : Je voulais qu’ils fassent les choses en toute légalité,
c’est-à-dire qu’ils me montrent leurs papiers et qu’ils
m’emmènent au poste ensuite, même si je me doutais bien qu’ils
représentaient l’autorité. On ne peut pas faire monter un
citoyen dans une voiture privée sans présenter son badge, sinon
c’est illégal et il s’agit d’un enlèvement.
SL : Comment
ont réagi les gens à l’arrêt de bus ?
YS : Ils ont été surpris de m’entendre crier à l’enlèvement car
c’est un mot qui ne s’utilise quasiment jamais à Cuba, car ce
phénomène n’existe pas ici. Ils se sont donc demandés ce qui
était en train de se passer. On n’avait pas des têtes de
délinquants. Certains se sont approchés mais l’un des policiers
a crié : « Ne vous mêlez pas de cela car ce sont des
contre-révolutionnaires ». Donc, j’ai eu la confirmation qu’il
s’agissait de la police politique même si je m’en doutais à
cause de la voiture Geely, de fabrication chinoise récente et
qui ne se vend pas au public à Cuba. Elles appartiennent
exclusivement au Ministère de l’Intérieur et au Ministère des
forces armées.
SL : Donc
vous saviez dès le début que ces personnes étaient des policiers
en civil de par leur voiture.
YS : Je m’en doutais bien. Par ailleurs, j’en ai eu la
confirmation lorsque l’un d’entre eux a fait appel à un policer
en uniforme. Une patrouille, composée d’un homme et d’une femme,
est arrivée et a embarqué deux d’entre nous. Elle nous a laissé
entre les mains de ces trois inconnus.
SL : Mais
vous n’aviez alors plus aucun doute sur leur identité.
YS : Oui, mais ils ne nous ont présenté aucun papier. Les
policiers ne nous ont pas dit qu’ils représentaient l’autorité.
Ils ne nous ont rien dit.
SL : On a du
mal à comprendre l’intérêt pour les autorités cubaines de s’en
prendre à vous physiquement au risque de déclencher un scandale
international. Vous êtes célèbre. Pourquoi auraient-elles fait
cela ?
YS : Leur but était de me radicaliser pour que j’écrive des
textes violents à leur égard mais elles n’y arriveront pas.
SL : On ne
peut quand même pas dire que vous êtes tendre avec le
gouvernement.
YS : Je n’utilise jamais la violence verbale ni les attaques
personnelles. Je n’utilise jamais d’adjectifs incendiaires tels
que « sanglante répression » par exemple. Leur but était donc de
me radicaliser
SL :
Pourtant, vous êtes déjà très acerbe à l’égard du gouvernement
de La Havane. Sur votre blog vous dites : « le bateau qui
prend l’eau de toutes parts et qui est sur le point de faire
naufrage ». Vous
parlez des« cris du
despote », « des être des ombres, qui tels des
vampires s’alimentent de notre joie humaine, nous inoculent la
crainte à travers les coups, la menace, le chantage »,
« le processus, le système, les expectatives, les illusions ont
subi un naufrage. Il s’agit d’un naufrage total ».
Ce sont des propos assez
forts.
YS : Certes, mais leur but était de brûler le phénomène Yoani
Sánchez, de me diaboliser. Et c’est pour cela que mon blog a été
bloqué pendant un moment.
SL : Il
semble néanmoins surprenant que les autorités cubaines aient
décidé de s’en prendre à vous physiquement.
YS : Elles ont fait preuve de maladresse. Je ne m’explique pas
pourquoi elles m’ont empêché d’assister à la marche car je ne
pense pas comme ceux qui répriment. Je n’ai pas d’explication.
Peut-être souhaitaient-elles m’empêcher de me réunir avec des
jeunes. Les policiers pensaient que j’allais faire un scandale
ou faire un discours incendiaire.
Pour en revenir à l’arrestation, les policiers ont emmené mes
amis, de manière énergique et ferme mais sans violence. Au
moment où je me rends compte qu’ils vont nous laisser seuls avec
Orlando et ces trois types, je me suis accroché à un arbre qu’il
y a dans cette rue et Claudia s’est accrochée à moi par la
taille pour empêcher la séparation avant que les policiers ne
l’emmènent.
SL : Pourquoi
résister aux forces de l’ordre en uniforme au risque d’être
accusée de cela et commettre un délit ? En France, si vous
résistez à la police, vous vous exposez à des sanctions.
YS : Ils les ont emmenées de toute façon. La femme policière a
emmené Claudia. Les trois personnes nous ont conduites à la
voiture et j’ai recommencé à crier « A l’aide ! On
m’enlève ! ».
SL :
Pourquoi, puisque vous saviez qu’il s’agissait de policiers en
civil ?
YS : Ils ne m’ont montré aucun document encore une fois. Ils
commencent donc à me frapper et me poussent vers la voiture.
Claudia en est témoin et l’a raconté.
SL : Vous ne
m’aviez pas dit qu’elle avait été emmenée par la patrouille ?
YS : Elle a vu la scène au loin pendant que la voiture de police
s’éloignait. Je me suis défendue et j’ai frappé comme un animal
qui sent que son heure est venue. Ils ont ensuite roulé dans le
quartier du Vedado tout en essayant de m’enlever le papier que
j’avais dans la bouche. J’ai attrapé les testicules de l’un
d’eux et la violence a redoublé. Ils nous ont emmenés vers un
quartier assez marginal, la Timbra, qui se trouve près de la
Place de la Révolution. L’homme est descendu, a ouvert la porte
et nous a demandé de sortir. J’ai refusé de descendre. Ils nous
ont donc sorti de force avec Orlando et sont partis.
Une dame est arrivée et nous lui avons dit que nous avions été
séquestrés. Elle nous a pris pour des fous et est partie. La
voiture est revenue mais ne s’est pas arrêtée. Ils nous ont
simplement lancé mon sac où se trouvait mon téléphone portable
et mon appareil photo.
SL : Ils sont revenus pour vous rendre
votre téléphone portable et votre appareil-photo ?
YS : Oui.
SL : C’est bizarre qu’ils se soient
donné cette peine, non ? Ils auraient pu vous les confisquer
puisqu’il s’agit de vos outils de travail.
YS : Je ne sais pas. En tout cas, le tout a duré au total 25
minutes.
SL : Vous
comprenez néanmoins que tant que vous ne publierez pas les
photos, on doutera encore de votre version, et cela jettera une
ombre sur la crédibilité de l’ensemble de vos propos.
YS : Ce n’est pas grave.
La Suisse et le retour
à Cuba
SL : En 2002, vous avez
décidé d’émigrer en Suisse. Deux ans plus tard, vous êtes
rentrée à Cuba. On a du mal à comprendre pourquoi vous avez
quitté le « paradis européen » pour retourner dans le pays que
vous décrivez comme un enfer.
La question est simple :
pourquoi ?
YS : C’est une très bonne question. Tout d’abord, j’aime nager à
contre-courant. J’aime organiser ma vie à ma manière. Ce qui est
absurde, ce n’est pas de partir et de revenir à Cuba, mais les
lois migratoires cubaines qui stipulent que toute personne qui
passe onze mois à l’étranger perd son statut de résident
permanent. Dans d’autres conditions, je pourrais passer deux ans
à l’étranger et avec l’argent gagné, je rentrerais à Cuba pour
réparer ma maison et faire d’autres choses. Donc, ce n’est pas
le fait que je décide de rentrer à Cuba qui est surprenant, mais
ce sont les lois migratoires cubaines.
SL : Ce qui
est surprenant, c’est surtout le fait qu’ayant eu la possibilité
de vivre dans l’un des pays les plus riches du monde, vous ayez
choisi de rentrer dans votre pays que vous décrivez de manière
plutôt apocalyptique, à peine deux ans après votre départ.
YS : Les raisons sont plurielles. Tout d’abord, je n’ai pas pu
partir avec ma famille. Nous sommes une petite famille mais nous
sommes très unis avec ma sœur et mes parents. Mon père a été
malade durant mon séjour et j’avais peur qu’il décède et de ne
pas le revoir. Je me sentais aussi coupable de vivre mieux
qu’eux. A chaque fois que je m’achetais une paire de chaussures,
que je me connectais à Internet, je pensais à eux. Je me sentais
coupable.
SL :
D’accord, mais en étant en Suisse vous pouviez les aider en leur
faisant parvenir de l’argent.
YS : C’est vrai. Mais il y a une autre raison. Je me suis dit
qu’avec ce que j’avais appris en Suisse, en rentrant je pourrais
changer les choses. Il a aussi la nostalgie à l’égard des
personnes, de mes amis. Ce n’était pas une décision mûrement
réfléchie mais je ne la regrette pas. J’avais envie de rentrer
et je suis rentrée. C’est vrai que c’est quelque chose qui peut
sembler inhabituel, mais j’aime faire des choses inhabituelles.
J’ai ouvert un blog et les gens m’ont demandé pourquoi fais-tu
cela, alors que ce blog m’a épanoui professionnellement.
SL : Certes,
mais malgré toutes ces raisons, on a toujours du mal à
comprendre pourquoi vous êtes rentrée à Cuba alors qu’en
Occident, on pense tous que tous les Cubains veulent quitter le
pays. C’est d’autant plus surprenant dans votre cas car vous
présentez votre pays, je me répète, de manière apocalyptique.
YS : Je discuterais le terme, en tant que philologue, car
« apocalyptique » est un terme grandiloquent. Il y a une chose
qui caractérise mon blog, c’est la modération verbale.
SL : Pas tout
le temps en tout cas. Vous décrivez par exemple Cuba comme étant
« une immense prison, avec des murs idéologiques ». Les termes
sont un peu forts tout de même.
YS : Je n’ai jamais écrit cela.
SL : Ce sont
en tout cas les propos qui vous sont prêtés dans une interview
que vous avez donnée à la chaîne de télévision française France
24 le 22 octobre 2009.
YS : Vous avez lu cela en français ou en espagnol.
SL : En
français.
YS : Méfiez-vous des traductions car je n’ai jamais tenu ces
propos. On me prête souvent des propos que je n’ai pas tenus.
Par exemple, le journal espagnol ABC m’avait attribuée
des propos que je n’avais jamais eus et j’ai protesté. L’article
a finalement été retiré du site Internet.
SL : Quels
étaient ces propos ?
YS : « Dans les hôpitaux de Cuba, les gens meurent plus de faim
que de maladie ». C’était un pur mensonge. Je n’avais jamais dit
cela.
SL : Donc la
presse occidentale a manipulé vos propos ?
YS : Je ne dirais pas cela.
SL : Si l’on
vous prête des propos qui ne sont pas les vôtres, il s’agit de
manipulation.
YS : Granma manipule plus la réalité que la presse
occidentale quand ils disent que je suis la création du groupe
médiatique Prisa.
SL :
Justement, vous n’avez pas l’impression que la presse
occidentale vous utilise parce que vous prônez un « capitalisme
sui generis » à Cuba.
YS : Je ne suis pas responsable de ce que fait la presse. Mon
blog est une thérapie personnelle, un exorcisme. J’ai plus
l’impression d’être manipulée dans mon pays qu’ailleurs. Vous
savez qu’il existe une loi à Cuba, la loi 88 que l’on surnomme
la loi « bâillon » qui emprisonne les gens qui font ce que nous
sommes en train de faire.
SL :
C’est-à-dire ?
YS : Que notre conversation peut être considérée comme un délit
et que je peux risquer une peine allant jusqu’à 15 ans de prison
peut-être.
SL : Pardon,
le fait que vous soyez interviewée peut vous conduire en
prison ?
YS : Bien sûr !
SL : Je n’ai
pas l’impression que cela vous inquiète tant que cela puisque
vous m’accordez une interview en plein après-midi, dans le lobby
d’un hôtel au centre de La Havane.
YS : Je ne suis pas inquiète. Cette loi stipule que toute
personne qui dénonce les violations des droits de l’homme à Cuba
collabore avec les sanctions économiques, car Washington
justifie l’imposition des sanctions contre Cuba en raison des
violations des droits de l’homme.
SL : Je crois
savoir que la loi 88 a été votée en 1996 pour répondre à la loi
Helms-Burton et qu’elle sanctionne surtout les personnes qui
collaboreraient avec l’application de cette législation à Cuba,
par exemple en fournissant des informations à Washington sur les
investisseurs étrangers à Cuba pour que ceux-ci soient
poursuivis devant les tribunaux étasuniens. A ma connaissance,
personne n’a été condamné pour cela jusqu’à présent.
Parlons de la liberté d’expression. Vous disposez d’une certaine
liberté de ton sur votre blog. Vous êtes interviewée dans un
hôtel fréquenté en plein après-midi. N’y a-t-il pas une
contradiction entre le fait d’affirmer qu’il n’y a aucune
liberté d’expression à Cuba et la réalité de vos écrits et de
vos activités qui démontrent le contraire ?
YS : Oui, mais on ne peut pas le consulter depuis Cuba car il
est bloqué.
SL : Je vous
assure que je l’ai consulté ce matin juste avant l’interview,
depuis cet hôtel.
YS : C’est possible mais il est souvent bloqué. En tout
cas, aujourd’hui, en ce qui me concerne, je ne pourrai jamais
disposer du moindre espace dans la presse cubaine, alors que je
suis une personne modérée, ni à la radio, ni à la télévision.
SL : Mais
vous êtes libre de publier ce que vous voulez sur votre blog.
YS : Mais, je ne peux pas publier un seul
mot dans la presse cubaine.
SL: En France, qui est pourtant une
démocratie, de larges secteurs de la population ne disposent
d’aucun espace dans les médias puisque la plupart sont entre les
médias de groupes économiques et financiers privés.
YS : Oui mais c’est différent.
SL :
Avez-vous déjà reçu des menaces pour vos activités. Vous a-t-on
menacé d’une peine de prison pour vos propos ?
YS : Des menaces directes de peine de prison, non, mais on ne me
laisse pas voyager à l’étranger. Je suis invitée actuellement à
un Congrès sur la langue espagnole au Chili, j’ai effectué les
démarches mais ils m’empêchent de sortir.
SL : Vous
a-t-on donné des explications ?
YS : Aucune, mais je tiens à préciser une chose. Pour moi, les
sanctions économiques des Etats-Unis contre Cuba sont une
atrocité. Il s’agit d’une politique qui a échoué. Je l’ai dit à
maintes reprises mais on ne met pas cela en exergue parce que
cela dérange que j’aie cette opinion et parce que cela rompt
l’archétype de l’opposant.
Les sanctions
économiques
SL : Donc,
vous êtes opposée aux sanctions économiques.
YS : Absolument, et je le dis dans toutes les interviews. Il y a
quelques semaines, j’ai envoyé une lettre au Sénat des
Etats-Unis pour qu’ils permettent aux citoyens étasuniens de
voyager à Cuba. C’est atroce de voir que l’on empêche les
citoyens étasuniens de se rendre à Cuba, tout comme le
gouvernement cubain m’empêche de sortir de mon pays.
SL : Que
pensez-vous des espoirs suscités par l’élection d’Obama qui
avait promis un changement dans la politique à l’égard de Cuba
et qui a déçu ?
YS : Il est arrivé au pouvoir sans le soutien du lobby
fondamentaliste de Miami qui a soutenu l’autre candidat. Pour ma
part, je me suis déjà prononcée contre les sanctions.
SL : Ce lobby
fondamentaliste justement s’oppose à la levée des sanctions
économiques.
YS : Je peux avoir une discussion avec eux et leur exposer mes
arguments mais de là à dire que ce sont des ennemis de la
patrie, je ne le pense pas.
SL : Une
partie d’entre eux a quand même participé à l’invasion de leur
propre pays en 1961 sous les ordres de la CIA. Plusieurs d’entre
eux sont également impliqués dans des actes de terrorisme contre
Cuba.
YS : Les Cubains de l’exil ont le droit de penser et de décider.
Je suis pour qu’ils aient le droit de vote. Ici, on a souvent
stigmatisé l’exil cubain.
SL : L’exil
« historique » ou ceux qui ont émigré par la suite pour des
raisons économiques ?
YS : À vrai dire, je suis opposée à tous les extrêmes. Mais ces
personnes qui sont en faveur des sanctions ne sont pas
anti-cubaines. Elles pensent qu’elles défendent Cuba selon leurs
propres critères.
SL :
Peut-être, mais les sanctions économiques affectent les
catégories les plus vulnérables de la population cubaine et non
les dirigeants. Donc il est difficile d’être à la fois en faveur
des sanctions et de prétendre défendre le bien-être des Cubains.
YS : C’est leur avis. C’est comme ça.
SL : Ils ne
sont pas candides quand même. Ils savent que les Cubains
souffrent des sanctions.
YS : Ils sont différents tout simplement. Ils croient qu’ils
pourront changer de régime en imposant des sanctions. En tout
cas, je crois que le blocus a constitué l’argument parfait pour
le gouvernement cubain pour maintenir l’intolérance, le contrôle
et la répression interne.
SL : Les
sanctions économiques ont des effets quand même. Ou pensez-vous
qu’elles constituent juste une excuse pour La Havane ?
YS : C’est une excuse qui conduit à la répression.
SL : Cela
affecte-t-il le pays d’un point de vue économique, selon vous ?
Ou est-ce marginal ?
YS : Le véritable problème économique est le manque de
productivité à Cuba. Si demain on levait les sanctions, je doute
que l’on en voie les effets.
SL : Dans ce
cas, pourquoi les Etats-Unis ne lèvent-ils pas les sanctions,
supprimant ainsi l’excuse pour le gouvernement ? On verrait
ainsi que les difficultés économiques sont dues uniquement aux
politiques intérieures. Si Washington insiste tant sur les
sanctions, malgré leur caractère anachronique, malgré
l’opposition de l’immense majorité de la communauté
internationale, 187 pays en 2009, malgré l’opposition d’une
majorité de l’opinion publique des Etats-Unis, malgré
l’opposition du monde des affaires, c’est qu’il y a bien une
raison.
YS : Tout simplement parce qu’Obama n’est pas le dictateur des
Etats-Unis et ne peut pas éliminer les sanctions.
SL : Il ne
peut pas les éliminer totalement car il faut un accord du
Congrès, mais il peut néanmoins les alléger de manière
considérable, ce qu’il n’a pas fait jusqu’à présent puisque
hormis la suppression des restrictions imposées par Bush en
2004, presque rien n’a changé.
YS : Non, ce n’est pas exact car il a également permis aux
entreprises étasuniennes de télécommunications d’effectuer des
transactions avec Cuba.
Les
prix internationaux, le site Internet et Barack Obama
SL : Vous
admettrez que c’est bien peu quand l’on sait qu’il avait promis
une nouvelle approche avec Cuba. Revenons à votre cas personnel.
Comment expliquez-vous cette avalanche de prix que vous avez
reçus, ainsi que votre succès international ?
YS : Je n’ai pas grand-chose à dire, si ce
n’est exprimer ma gratitude. Tout prix implique une dose de
subjectivité de la part du jury. Tout prix est discutable. Par
exemple, je pense que beaucoup écrivains latino-américains
méritaient le prix Nobel de littérature plus que Gabriel García
Márquez.
SL : Vous
dites cela parce que vous pensez qu’il n’a pas tant de talent
que cela ou pour sa position favorable à la Révolution cubaine ?
Vous ne niez pas ses talents d’écrivain quand même ?
YS : C’est mon opinion mais je ne vais pas
dire qu’il a obtenu le prix pour sa position et que je vais
l’accuser d’être un agent du gouvernement suédois.
SL : Il a
obtenu le prix pour son œuvre littéraire alors que vous avez été
récompensé pour vos positions politiques contre le gouvernement.
C’est du moins l’impression que l’on a.
YS : Parlons du prix Ortega y Gasset du
journal El País qui
suscite le plus de polémiques. Je l’ai obtenu dans la catégorie
« Internet ». Certains disent que d’autres journalistes ne l’ont
pas obtenu, mais moi je suis une bloggeuse et je suis une
pionnière dans ce domaine. Je me considère comme étant une
figure d’Internet. Le jury du prix Ortega y Gasset est composé
de personnalités extrêmement prestigieuses et je ne dirais donc
pas qu’elles se sont prêtées à une conspiration contre Cuba.
SL : Vous ne
pouvez pas nier que le journal espagnol El País a une ligne
éditoriale extrêmement hostile à Cuba. Et certains pensent que
le prix, doté de 15 000 euros, était une façon de récompenser
vos écrits contre le gouvernement.
YS : Les gens pensent ce qu’ils veulent. Je
crois que c’est mon travail qui a été récompensé. Mon blog
dispose de 10 millions d’entrées par mois. C’est un cyclone.
SL : Comment
faites-vous pour payer les frais de gestion d’un tel flux ?
YS : Un ami en Allemagne s’en est chargé
puisque le site était hébergé en Allemagne. Depuis plus d’un an,
il est hébergé en Espagne et j’ai obtenu 18 mois d’hébergements
gratuit grâce au prix The
Bob’s.
SL : Et la
traduction en 18 langues ?
YS : Ce sont des amis et des admirateurs
qui le font bénévolement et gratuitement.
SL : Certains
ont du mal à y croire car
aucun autre site au
monde, y compris ceux des plus importantes institutions
internationales comme par exemple les Nations unies, la Banque
mondiale, le Fonds monétaire international, l’OCDE, l’Union
européenne, ne dispose d’autant de versions linguistiques. Ni le
site du Département d’Etat des Etats-Unis, ni même celui de la
CIA ne disposent d’une telle variété
YS : C’est pourtant la réalité.
SL : Le
président Obama a même répondu à une demande d’interview de
votre part. Comment expliquez-vous cela ?
YS : Tout d’abord, il ne s’agissait pas de
questions complaisantes.
SL : On ne
peut pas dire que vous étiez tellement critique non plus puisque
vous n’avez pas demandé la fin des sanctions économiques dont
vous dites qu’elles sont « utilisées pour justifier aussi
bien le désastre économique que la répression à l’encontre de
ceux qui pensent différemment ».
C’est exactement ce que dit Washington à ce sujet. La question
la plus osée est quand vous lui demandez s’il compte envahir
Cuba. Comment expliquez-vous que le président Obama ait pris le
temps de vous répondre malgré son emploi du temps chargé, une
crise économique sans précédent, la réforme du système médical,
l’Irak et l’Afghanistan, les bases militaires en Colombie, le
coup d’Etat au Honduras, et les centaines de demandes
d’interviews des plus importants médias du monde en attente ?
YS : J’ai de la chance. Je vous signale que
j’ai également envoyé une demande d’interview au président Raúl
Castro et il ne m’a pas encore répondu. Je ne perds pas espoir.
En plus, il a maintenant l’avantage de disposer des réponses d’Obama.
SL : Comment
êtes-vous arrivée à Obama ?
YS : J’ai transmis l’interview à de
nombreuses personnes qui venaient me voir et qui pouvaient avoir
un contact avec lui.
SL : Vous
pensez qu’Obama vous a répondu parce que vous êtes une bloggeuse
cubaine ou parce que vous vous opposez au gouvernement ?
YS : Je ne crois pas. Obama m’a répondu car
il parle aux citoyens.
SL : Il
reçoit des milliers de sollicitations par jour. Pourquoi vous
avoir répondu si vous êtes une simple bloggeuse ?
YS : Obama est proche de ma génération, de
ma façon de penser.
SL : Mais
pourquoi vous ? Il y a des millions de bloggeurs dans le monde.
Vous ne pensez pas que vous avez été instrumentalisé dans la
guerre médiatique de Washington contre La Havane ?
YS : A mon avis, il voulait peut-être
répondre à certains points comme l’invasion de Cuba.
Je lui ai ainsi peut-être donné l’opportunité de
s’exprimer sur un sujet qu’il voulait aborder depuis longtemps.
La propagande politique nous parle constamment d’une possible
invasion de Cuba.
SL : Mais il
y en a eu une, non ?
YS : Quand ?
SL : En avril
1961. Et en 2003, Roger Noriega, alors sous-secrétaire d’Etat
aux Affaires interaméricaines avait déclaré que toute vague
migratoire cubaine vers les Etats-Unis serait considérée comme
une menace pour à la sécurité nationale et nécessiterait une
réponse militaire.
YS : C’est un autre sujet. Pour en revenir
à l’interview, je crois qu’elle a permis d’éclairer certains
points. J’ai l’impression qu’il y un désir des deux côtés de ne
pas normaliser les relations, de ne pas s’entendre. J’ai posé
ces questions pour savoir quand est-ce qu’on allait trouver une
solution.
SL : Qui est
responsable de ce conflit entre les deux pays selon vous ?
YS : C’est difficile de trouver un
coupable.
SL : Dans ce
cas précis, les Etats-Unis imposent des sanctions unilatérales à
Cuba et non le contraire.
YS : Oui, mais Cuba a confisqué des
propriétés aux Etats-Unis.
SL : J’ai
l’impression que vous vous faites l’avocate de Washington.
YS : Les confiscations ont eu lieu.
SL : Certes,
mais conformément au droit international. Cuba a également
confisqué des propriétés à la France, l’Espagne, l’Italie, la
Belgique, le Royaume-Uni, et a indemnisé ces nations. Le seul
pays qui a refusé les indemnisations est les Etats-Unis.
YS : Cuba a également permis l’installation
de bases militaires sur son territoire et de missiles d’un
empire lointain…
SL : …Tout
comme les Etats-Unis ont installé des bases nucléaires contre
l’URSS en Italie et en Turquie.
YS : Les missiles nucléaires pouvaient
toucher les Etats-Unis.
SL : …Tout
comme les missiles nucléaires étasuniens pouvaient toucher Cuba
ou l’URSS.
YS : C’est vrai, mais je crois qu’il y a
une escalade dans la confrontation de la part des deux pays.
Les cinq prisonniers
politiques cubains et la dissidence
SL : Abordons
un autre thème. On parle beaucoup des cinq prisonniers
politiques cubains aux Etats-Unis condamnés à des peines de
prison à vie pour avoir infiltré des groupuscules d’extrême
droite en Floride impliqués dans le terrorisme contre Cuba.
YS : Ce n’est pas un thème qui intéresse la population. C’est de
la propagande politique.
SL : Mais
quel est votre point de vue à ce sujet ?
YS : Je vais essayer d’être la plus neutre possible. Ce sont des
agents du Ministère de l’Intérieur qui se sont infiltrés aux
Etats-Unis pour recueillir des informations. Le gouvernement
cubain dit qu’ils n’effectuaient pas des actes d’espionnage mais
qu’ils avaient infiltré des groupes cubains pour éviter des
attaques terroristes. Mais le gouvernement cubain a toujours dit
que ces groupes étaient liés à Washington.
SL : Donc les
groupes radicaux d’exilés sont liés au gouvernement des
Etats-Unis.
YS : C’est ce que dit la propagande politique.
SL : Donc ce
n’est pas vrai.
YS : Si cela est vrai, cela veut dire donc les cinq réalisaient
des activités d’espionnage.
SL : Dans ce
cas, les Etats-Unis doit reconnaître que les groupes violents
font partie du gouvernement.
YS : C’est vrai.
SL :
Pensez-vous les Cinq doivent être libérés ou méritent-ils leurs
peines ?
YS : Je crois que cela vaudrait peut-être la peine de revoir les
cas, mais dans un contexte politique plus tranquille. Je ne suis
pas sûre que l’utilisation politique de cette affaire soit bonne
pour eux. Le gouvernement cubain médiatise trop cette affaire.
SL :
Peut-être parce qu’il s’agit d’une affaire qui est totalement
censurée par la presse occidentale.
YS : Je pense que l’on pourrait sauver la situation de ces
personnes qui sont des êtres humains, qui ont une famille, des
enfants, mais de l’autre côté, il y a également les victimes.
SL : Mais les
cinq n’ont pas commis de crimes.
YS : Non, mais ils ont fourni des informations qui ont engendré
la mort de plusieurs personnes.
SL : Vous
faites référence aux évènements du 24 février 1996, lorsque deux
avions de l’organisation radicale Brothers to the Rescue ont été
abattus après avoir violé l’espace aérien cubain à maintes
reprises et lancé des appels à la rébellion.
YS : Oui.
SL :
Néanmoins, le procureur a reconnu qu’il était impossible de
prouver la culpabilité de Gerardo Hernández dans cette affaire.
YS : C’est vrai. Je pense que quand la politique investit le
domaine de la justice, on en arrive à cela.
SL : Vous
pensez qu’il s’agit d’une affaire politique ?
YS : Pour le gouvernement cubain, il s’agit d’une affaire
politique.
SL : Et pour
les Etats-Unis ?
YS : Je crois savoir qu’il y a une
séparation des pouvoirs là-bas, mais il se peut que l’atmosphère
politique ait influencé les juges et le jury, mais je ne crois
pas qu’il s’agisse d’une affaire politique téléguidée depuis
Washington. Mais il est difficile d’avoir une image claire de
cette affaire, car nous n’avons jamais pu obtenir une
information complète sur cette affaire. Mais la priorité pour
les Cubains est la libération des prisonniers politiques ici.
Le
financement des dissidents cubains par les Etats-Unis
SL : Wayne S.
Smith, dernier ambassadeur des Etats-Unis à Cuba, a déclaré
qu’il était « illégal et imprudent d’envoyer de l’argent
aux dissidents cubains ».
Il a ajouté que « personne ne devrait donner de l’argent
aux dissidents et encore moins dans le but de renverser le
gouvernement cubain ».
Et il explique :
« Lorsque les
Etats-Unis déclarent que leur objectif est de renverser le
gouvernement cubain, et qu’ensuite ils affirment qu’un des
moyens pour y parvenir est de fournir des fonds aux dissidents
cubains, ces derniers sont placés de facto dans la position
d’agents payés par une puissance étrangère pour renverser leur
propre gouvernement »,
YS : Je crois que l’on a présenté le
financement de l’opposition par les Etats-Unis comme une
réalité, ce qui n’est pas le cas. Je connais plusieurs membres
du groupe des 75 dissidents arrêtés en 2003, et je doute
vraiment de cette version. Je n’ai pas de preuves que les 75
aient été arrêtés pour cela. Je ne crois pas aux preuves
présentées devant les tribunaux cubains.
SL : Je ne
crois pas qu’il soit possible de nier cette réalité.
YS :
Pourquoi ?
SL : Le gouvernement des
Etats-Unis lui-même affirme qu’il finance l’opposition interne
depuis 1959. Il
suffit de consulter, en plus des archives étasuniennes
partiellement déclassifiées, la section 1705 de la loi
Torricelli de 1992, la section 109 de la loi Helms-Burton de
1996 et les deux rapports de la Commission d’Assistance à une
Cuba libre de mai 2004 et juillet 2006. Tous ces documents
révèlent que le président
des Etats-Unis finance l’opposition interne à Cuba dans le but
de renverser le gouvernement de La Havane.
YS : Je ne sais pas, mais…
SL :
Si vous me permettez, je vais citer les lois en question. Ainsi,
la section 1705 de la loi Torricelli stipule que
« les Etats-Unis
fourniront une assistance, à des organisations non
gouvernementales appropriées, pour soutenir des individus et des
organisations qui promeuvent un changement démocratique non
violent à Cuba ».
La section 109 de la loi Helms-Burton est également très
claire : « Le
Président [des Etats-Unis] est autorisé à fournir une assistance
et offrir tout type de soutien à des individus et des
organisations non gouvernementales indépendantes pour soutenir
des efforts en vue de construire la démocratie à Cuba ».
Le premier rapport de la Commission d’assistance à une Cuba
libre prévoit la mise en place d’un
« solide programme de
soutien favorisant la société civile cubaine ». Parmi les
mesures préconisées, un financement à hauteur de 36 millions de
dollars est destiné au
« soutien de l’opposition démocratique et au renforcement de la
société civile émergeante ».
Le second rapport de la Commission d’assistance à une Cuba libre
prévoit un budget de 31 millions de dollars pour financer
davantage l’opposition interne. De plus, un financement d’au
moins 20 millions de dollars annuels est alloué à ce même effet
pour les années suivantes
« jusqu’à ce que la
dictature cesse d’exister ».
YS : Qui vous dit que cet argent est arrivé
entre les mains des dissidents ?
SL :
La Section d’intérêts nord-américains, l’a affirmé dans un
communiqué : « Depuis
longtemps, la politique des Etats-Unis consiste à fournir une
assistance humanitaire au peuple cubain, particulièrement aux
familles des prisonniers politiques. Nous permettons également
aux organisations privées de le faire ».
YS : Bon…
SL : Même
Amnesty International, qui évoque la présence de 58 prisonniers
politiques à Cuba reconnaît que ceux-ci sont incarcérés pour
avoir « reçu des fonds ou du matériel du gouvernement
américain pour des activités perçues par les autorités comme
subversives ou faisant du tort à Cuba ».
YS : Je ne sais pas si…
SL :
Par ailleurs, les dissidents eux-mêmes reconnaissent recevoir de
l’argent des Etats-Unis. Laura Pollán des Dames en Blanc a
déclaré : « Nous
acceptons l’aide, le soutien, que ce soit de l’extrême droite ou
de la gauche, sans conditions ». L’opposant Vladimiro
Roca a également confessé que la dissidence cubaine était
stipendiée par Washington tout en rétorquant que l’aide
financière reçue était
« totalement et complètement légale ». Pour le dissident
René Gómez, le soutien financier de la part des Etats-Unis n’est
« pas une chose qu’il
faudrait cacher ou dont il faudrait avoir honte ».
L’opposant Elizardo Sánchez a implicitement confirmé l’existence
d’un financement de la part des Etats-Unis :
« La question n’est pas de savoir qui envoie de l’aide mais ce
que l’on en fait ».
YS : C’est
SL :
Même la presse occidentale reconnaît cela. L’Agence
France-Presse informe que
« les dissidents ont
pour leur part revendiqué et assumé ces aides financières ».
L’agence espagnole EFE
fait allusion aux
« opposants payés par les Etats-Unis ». Selon l’agence de
presse britannique
Reuters, « le
gouvernement étasunien fournit ouvertement un soutien financier
fédéral pour les activités des dissidents. Et je pourrais
multiplier les exemples.
YS : Tout ceci est la faute du gouvernement
cubain qui empêche la prospérité économique de ses citoyens, qui
impose un rationnement à la population. Il faut faire la queue
pour obtenir des produits. Il faut juger d’abord le gouvernement
cubain qui a amené des milliers de personnes à accepter l’aide
étrangère.
SL : Le
problème est qu’en faisant cela, les dissidents commettent un
délit qui est sévèrement sanctionné par la loi cubaine, mais
également par tous les codes pénaux du monde entier. Etre
financé par une puissance étrangère est un grave délit en France
et dans le reste du monde.
YS : On peut admettre que le fait de
financer une opposition est une preuve d’ingérence mais…
SL : Mais
dans ce cas, les personnes que vous qualifiez de prisonniers
politiques ne sont pas des prisonniers politiques car elles ont
commis un délit en acceptant de l’argent des Etats-Unis et la
justice cubaine les a condamnées sur cette base.
YS : Je crois que ce gouvernement s’est
immiscé à maintes reprises dans les affaires internes des autres
pays en finançant des mouvements rebelles et la guérilla. Il est
intervenu en Angola et…
SL : Oui,
mais il s’agissait d’aider les mouvements indépendantistes
contre le colonialisme portugais et le régime ségrégationniste
d’Afrique du Sud. Quand l’Afrique du Sud a envahi la Namibie,
Cuba est intervenue pour défendre l’indépendance de ce pays.
Nelson Mandela a remercié publiquement Cuba pour cela et c’est
la raison pour laquelle il a réservé son premier voyage à La
Havane et non pas à Washington ou à Paris.
YS : Mais beaucoup de Cubains sont morts
pour cela, loin de leur terre.
SL:
Mais c’était pour une noble cause, que ce soit en Angola, au
Congo ou en Namibie. La bataille de Cuito Cuanavale en 1988 a
quand même permis de mettre fin à l’Apartheid en Afrique du Sud.
C’est Nelson Mandela qui le dit ! Vous n’êtes pas fière de
cela ?
YS : D’accord, mais en fin de compte, je
suis plus gênée par l’ingérence de mon pays à l’étranger
qu’autre chose. Ce qu’il faut, c’est dépénaliser la prospérité.
SL : Y
compris le fait de recevoir de l’argent d’une puissance
étrangère ?
YS : Il faut que les gens puissent être
autonomes financièrement.
SL : Si je
comprends bien, vous prônez la privatisation de certains
secteurs de l’économie ?
YS : Privatiser, je n’aime pas le terme car
il a une connotation négative, mais mettre entre des mains
privées, oui.
Acquis sociaux à Cuba ?
SL : C’est
une question sémantique donc. Quelles sont selon vous les acquis
de ce pays ?
YS : Chaque acquis a eu un coût énorme.
Toutes les choses qui peuvent vous sembler positives ont un coût
en termes de liberté. Mon fils reçoit une éducation très
endoctrinée, on lui raconte une histoire de Cuba qui ne
correspond en rien à la réalité. Je préfèrerais une éducation
moins idéologique pour mon enfant. Par ailleurs, personne ne
veut être enseignant dans ce pays, car les salaires sont très
bas.
SL :
D’accord, mais cela n’empêche pas Cuba d’être le pays qui
dispose du plus grand nombre de professeurs par habitant au
monde, avec des classes à 20 élèves maximum, ce qui n’est pas le
cas en France par exemple.
YS : Oui, mais il y a un coût à cela et
c’est pour cela que l’éducation et la santé ne sont pas de
véritables acquis pour moi.
SL : On ne
peut pas nier quelque chose de reconnu par l’ensemble des
institutions internationales. Au niveau de l’éducation,
le taux d’analphabétisme pour l’Amérique latine est de 11,7% et
de 0,2% pour Cuba. Le taux de scolarisation dans l’enseignement
primaire (jusqu’à 11 ans) est de 92% pour le continent
latino-américain et de 100% pour Cuba. Le taux de scolarisation
dans l’enseignement secondaire (jusqu’à 14 ans) est de 52% pour
l’Amérique latine et de 99,7% pour Cuba. Ces chiffres
proviennent du Département de l’Education de l’UNESCO.
YS : D’accord, en 1959, Cuba vivait dans
des conditions difficiles mais la situation n’était pas si
mauvaise. Il y avait une vie intellectuelle florissante, une
pensée politique vive. En réalité, la plupart des supposés
acquis actuels que l’on présente comme étant dus au système
étaient inhérents à notre idiosyncrasie. Ces acquis étaient déjà
présents.
SL : C’est
inexact et je vais vous citer une source au-dessus de tout
soupçon : un
rapport de la Banque mondiale. C’est une citation assez longue,
mais elle en vaut le détour.
« Cuba est internationalement reconnue pour ses succès dans le
domaine de l’éducation et de la santé, avec un service social
qui dépasse celui de la plupart des pays en voie de
développement et qui dans certains secteurs, est comparable à
celui des pays développés. Depuis la Révolution cubaine en 1959,
et l’établissement d’un gouvernement communiste à parti unique,
le pays a créé un système de services sociaux qui garantit
l’accès universel à l’éducation et à la santé, fourni par
l’Etat.
Ce modèle a permis à Cuba d’atteindre un alphabétisme universel,
d’éradiquer certaines maladies, un accès général à l’eau potable
et à une salubrité publique de base, l’un des taux de mortalité
infantile les plus bas de la région et l’une des plus longues
espérances de vie.
Une révision des indicateurs sociaux de Cuba révèle une
amélioration presque continuelle de 1960 à 1980. Plusieurs
indices majeurs, tels que l’espérance de vie et le taux de
mortalité infantile, ont continué à se bonifier pendant la crise
économique du pays dans les années 1990 […].
Aujourd’hui, la performance sociale de Cuba est l’une des
meilleures du monde en voie de développement, comme le
documentent de nombreuses sources internationales, y compris
l’Organisation mondiale de la santé, le Programme des Nations
unies pour le développement et d’autres agences de l’ONU, ainsi
que la Banque mondiale.
Selon les indicateurs de développement du monde de 2002, Cuba
surpasse largement à la fois l’Amérique latine et les Caraïbes,
et d’autres pays à revenus intermédiaires dans les plus
importants indices d’éducation, de santé et de salubrité
publique ».
De plus, les chiffres
démontrent le contraire. En 1959, le taux de mortalité infantile
était de 60 pour mille. Il est désormais de 4,8 pour
mille pour l’année 2009. Il s’agit du taux le plus bas du
continent américain et du Tiers-monde, plus bas encore que celui
des Etats-Unis.
YS : D’accord, mais…
SL : L’espérance de vie était de 58 ans
avant la Révolution Elle atteint presque les 80 ans et est
similaire à celle de nombreux pays développés.
Cuba dispose désormais de
67 000 médecins contre 6 000 en 1959.
Selon le journal
anglais The Guardian Cuba dispose de deux fois
plus de médecins que l’Angleterre pour une population quatre
fois inférieure.
YS : D’accord, mais en termes de liberté
d’expression, il y a eu une réduction par rapport au
gouvernement de Batista. Le régime était une dictature mais il y
avait une liberté de la presse plurielle et ouverte, des
émissions de radio de toutes les tendances politiques.
SL : Ce n’est
pas exact. La censure de la presse existait également. En
décembre 1956 et janvier 1959, durant la guerre contre le régime
de Batista, la censure avait été imposée 630 jours sur 759. Et
les opposants subissaient un triste sort.
YS : C’est vrai qu’il y avait de la
censure, des intimidations, des morts à la fin.
SL : Donc,
vous ne pouvez pas dire que la situation était meilleure sous
Batista puisque l’on assassinait les opposants. Ce n’est plus le
cas aujourd’hui. Vous pensez que la date du 1er
janvier 1959 est une tragédie pour l’histoire de Cuba ?
YS : Non, non, en aucun cas. C’est un
processus qui a suscité beaucoup d’espoirs mais qui a trahi la
grande majorité des Cubains. Cela a été un moment lumineux pour
une bonne partie de la population mais on a mis fin à une
dictature et on en a instauré une autre. Mais je ne serais pas
aussi négatif que certains.
Luis Posada Carriles, la loi d’Ajustement cubain et l’émigration
SL : Quelle
est votre opinion sur Luis Posada Carriles, ancien agent de la
CIA responsable de nombreux crimes à Cuba, et que les Etats-Unis
refusent de juger ?
YS : C’est un thème politique qui
n’intéresse pas les gens. C’est un rideau de fumée.
SL : Il
intéresse au moins les familles des victimes. Quel est votre
point de vue à ce sujet.
YS : Je n’aime pas les actions violentes.
SL : Vous
condamnez ses actes de terrorisme ?
YS : Je condamne tout acte de terrorisme y
compris ceux qui sont commis actuellement en Irak par une
prétendue résistance qui tuent des Iraquiens.
SL:
Qui tue le plus les Iraquiens ? Les attaques de la résistance ou
les bombardements des Etats-Unis ?
YS : Je ne sais pas.
SL : Un mot
sur la loi d’Ajustement cubain qui stipule que tout Cubain qui
émigre légalement ou illégalement vers les Etats-Unis obtient
automatiquement le statut de résident permanent.
YS : C’est un avantage dont ne disposent
pas les autres pays. Mais le fait que les Cubains émigrent vers
les Etats-Unis est dû au fait que la situation est difficile
ici.
SL : Et que
les Etats-Unis sont le pays le plus riche du monde aussi.
Beaucoup d’Européens émigrent également. Vous reconnaissez quand
même que la loi d’Ajustement cubain est un formidable outil
d’incitation à l’émigration légale et illégale.
YS : C’est effectivement un facteur
d’incitation.
SL : Vous ne
voyez pas cela comme un outil pour déstabiliser la société et le
gouvernement ?
YS : Dans ce cas, on peut également dire
que le fait d’octroyer la nationalité espagnole aux descendants
d’espagnols nés à Cuba est un facteur de déstabilisation.
SL : Ca n’a
rien à voir car il y a des raisons historiques à cela, et de
plus, l’Espagne applique cette loi pour tous les pays d’Amérique
latine et pas seulement pour Cuba, alors que la loi d’Ajustement
cubain est unique au monde.
YS : Mais il y a des relations fortes. On
joue au base-ball à Cuba comme aux Etats-Unis.
SL : En
République dominicaine aussi et pourtant il n’y a pas de loi
d’ajustement dominicain.
YS : Il y a néanmoins une tradition de
rapprochement.
SL : Pourquoi
cette loi n’est-elle pas apparue avant la Révolution alors ?
YS : Parce que les Cubains ne voulaient pas
quitter leur pays. A l’époque, Cuba était un pays d’immigration
et non pas d’émigration.
SL : C’est
absolument faux puisque que dans les années 1950, Cuba occupait
le second rang des pays américains en termes d’émission
migratoire vers les Etats-Unis, juste derrière le Mexique. Cuba
envoyait plus d’émigrants vers les Etats-Unis que l’ensemble de
l’Amérique centrale et l’Amérique du sud réunies, alors
qu’aujourd’hui Cuba n’occupe que le 10ème rang,
malgré la loi d’ajustement cubaine et les sanctions économiques.
YS : Peut-être, mais il n’y avait pas cette
obsession de quitter le pays.
SL : Les
chiffres démontrent le contraire. Actuellement, je le répète,
Cuba n’occupe que le 10ème rang du continent
américain en termes d’émission migratoire vers les Etats-Unis.
Donc, l’obsession dont vous parlez est plus forte dans au moins
neuf pays du continent.
YS : Oui mais à l’époque les Cubains
partaient et revenaient ensuite.
SL : C’est le
cas aujourd’hui également puisque chaque année les Cubains de
l’étranger reviennent en vacances ici. Avant 2004 et les
restrictions imposées par Bush qui limitaient les voyages des
Cubains des Etats-Unis à 14 jours tous les trois ans, les
Cubains constituaient la minorité des Etats-Unis qui voyageait
le plus souvent vers son pays d’origine, beaucoup plus que les
Mexicains par exemple, ce qui démontre que les Cubains des
Etats-Unis sont dans leur immense majorité des émigrés
économiques et non des exilés politiques puisqu’ils rentrent
chez eux chaque année pour les vacances, ce que ne ferait pas un
exilé politique.
YS : Oui, mais demandez-leur s’ils ont
envie de rester et vivre ici de nouveau.
SL : C’est ce
que vous avez fait non ? Et en plus sur votre blog vous avez dit
en juillet 2007 que
vous étiez loin d’être un cas isolé. Je vous cite : « Il
y a trois ans, à Zurich avec mon fils, j’ai décidé de rentrer
vivre dans mon pays. Mes amis croyaient que je leur faisais une
blague, ma mère a refusé de croire que sa fille ne vivait plus
dans la Suisse du lait et du chocolat ».
Le 12 août 2004, Vous vous êtes présentée au bureau provincial
des services d’immigration de La Havane pour expliquer votre
cas. Vous avez
écrit : « Ma surprise
a été énorme lorsqu’on m’a dit de faire la queue dans la file de
‘ceux qui avaient décidé de rentrer au pays’ […]. J’ai ainsi
découvert d’autres ‘fous’ comme moi, avec leur histoire
truculente de retour au pays ». Ce phénomène de retour au
pays existe donc.
YS : Oui, mais ce sont des gens qui
rentrent pour des raisons personnelles. Il y en avait qui
avaient des dettes à l’étranger, d’autres qui ne supportaient
pas la vie ailleurs. Bref, une multitude de raisons.
SL : Donc,
malgré les difficultés et les vicissitudes quotidiennes, la vie
n’est pas si terrible que ça ici. Vous pensez que les Cubains
ont une vision trop idyllique de la vie à l’étranger ?
YS : C’est dû à la propagande du régime qui
présente de manière trop négative la vie ailleurs et cela a eu
le résultat inverse auprès des gens, qui ont trop idéalisé le
mode de vie occidental. Le problème est qu’à Cuba, l’émigration
de plus de onze mois est définitive alors qu’on pourrait vivre
deux ans à l’étranger et revenir passer un certain temps puis
repartir, etc.
SL : Donc, si
je comprends bien, le problème à Cuba est plus d’ordre
économique qu’autre chose puisque les gens souhaitent quitter le
pays uniquement pour améliorer leur niveau de vie.
YS : Beaucoup aimeraient voyager à
l’étranger et pouvoir revenir ensuite mais les lois migratoires
ne le permettent pas. Je suis sûre que si cela était possible,
beaucoup de gens émigreraient deux ans et reviendraient ensuite
pour éventuellement repartir puis revenir de nouveau, etc.
SL : Sur
votre blog, il y a eu des commentaires intéressant à ce sujet.
Plusieurs émigrés avaient fait part de leurs désillusions à
l’égard du mode de vie occidental.
YS : C’est très humain. Vous tombez
amoureux d’une femme et trois mois plus tard vous perdez vos
illusions. Vous achetez une paire de chaussures et au bout de
deux jours, elles ne vous plaisent plus. Les désillusions font
partie de la condition humaine. Le pire est que les gens ne
puissent pas revenir.
SL : Mais les
gens reviennent.
YS : Oui, mais uniquement en vacances.
SL : Mais ils
ont le droit de rester autant de temps qu’ils le souhaitent,
plusieurs années même, sauf qu’ils perdent les avantages liés à
leur condition de résident permanent comme le carnet de
rationnement, la priorité pour le logement, etc.…
YS : Oui, mais les gens ne peuvent pas
passer plusieurs mois ici, car ils ont leur vie à l’étranger,
leur travail, etc.…
SL :
C’est autre chose, et
c’est la même chose pour tous les émigrés du monde entier. En
tout cas, ils peuvent parfaitement rentrer à Cuba quand bon leur
semble et y rester autant de temps qu’ils le souhaitent. La
seule chose est que s’ils restent plus de onze mois à
l’étranger, ils perdent certains avantages. Par ailleurs, j’ai
du mal à comprendre : si la réalité est si terrible ici,
quelqu’un qui a la chance de vivre à l’étranger dans un pays
développé, pourquoi souhaiterait-il rentrer vivre de nouveau
chez lui à Cuba ?
YS : Pour de multiples raisons, pour ses
liens familiaux, etc.
SL :
Donc la réalité n’est
pas si dramatique que cela.
YS : Je ne dirais pas cela, mais certains
disposent de meilleures conditions de vie que d’autres.
SL : Quels
sont selon vous les objectifs du gouvernement des Etats-Unis à
l’égard de Cuba ?
YS : Les Etats-Unis souhaitent un
changement de gouvernement à Cuba, mais c’est ce que je souhaite
également.
SL : Donc
vous partagez un objectif commun avec les Etats-Unis.
YS : Comme beaucoup de Cubains.
SL : Je ne
suis pas convaincu de cela, mais pourquoi ? Parce que c’est une
dictature ? Que veut Washington pour Cuba ?
YS : Je crois qu’il s’agit d’une question
géopolitique. Il y a aussi la volonté de l’exil cubain qui est
prise en compte, et qui veut une nouvelle Cuba, le bien-être des
Cubains.
SL : En
imposant des sanctions économiques ?
YS : Tout dépend à qui vous faites
référence. Pour ce qui est des Etats-Unis, je crois qu’ils
veulent empêcher la bombe migratoire cubaine d’exploser.
SL :
Vraiment ? Avec la loi d’ajustement cubain qui incite les
Cubains à quitter le pays ? Ce n’est pas sérieux. Pourquoi
n’abrogent-ils pas la loi dans ce cas ?
YS : Je crois que le but réel des
Etats-Unis est d’en finir avec le gouvernement de Cuba, afin de
disposer d’une espace plus stable. Mais on a souvent parlé de
David contre Goliath pour parler du conflit. Mais le seul
Goliath pour moi est le gouvernement cubain qui impose un
contrôle, l’illégalité, les salaires bas, la répression, les
limitations.
SL : Vous ne
pensez pas que l’hostilité des Etats-Unis a contribué à tout
cela ?
YS : Non seulement, je pense qu’elle a
contribué à cela mais qu’elle est également devenue le principal
argument pour dire que l’on vit dans une forteresse assiégée et
que toute dissidence est une trahison. Je crois en réalité que
le gouvernement cubain craint que cette confrontation
disparaisse. Le gouvernement cubain souhaite le maintien des
sanctions économiques.
SL :
Vraiment ? C’est exactement ce que dit Washington de manière un
peu contradictoire parce que si c’était vraiment le cas, il
lèverait les sanctions pour placer le gouvernement cubain face à
ses propres responsabilités. Il n’y aurait ainsi plus l’excuse
des sanctions pour justifier les problèmes à Cuba.
YS : À chaque fois que les Etats-Unis ont
essayé d’améliorer la situation, le gouvernement cubain a eu une
attitude contre-productive.
SL : A quel
moment les Etats-Unis ont-ils essayé d’améliorer la situation ?
Depuis 1960, les
sanctions n’ont fait que se renforcer, si l’on excepte la
période Carter. Donc il est difficile de tenir ce discours. En
1992, les Etats-Unis ont voté la loi Torricelli au caractère
extraterritorial ; en 1996, la loi Helms-Burton,
extraterritoriale et rétroactive ; en 2004, Bush a adopté de
nouvelles sanctions et les a de nouveau accrues en 2006. On ne
peut pas dire que les Etats-Unis aient essayé d’améliorer la
situation. Les faits démontrent le contraire. Par ailleurs, si
les sanctions sont réellement favorables au gouvernement cubain
et qu’il ne s’agit là que d’une excuse, pourquoi ne pas les
éliminer ? Ce ne sont pas les dirigeants qui souffrent des
sanctions mais le peuple.
YS : Obama a effectué un pas en ce sens,
insuffisant peut-être mais intéressant.
SL : Il a
simplement éliminé les restrictions imposées aux Cubains des
Etats-Unis par Bush qui leur interdisait de se rendre dans leur
pays plus de 14 jours tous les trois ans, dans le meilleur des
cas, et à condition de disposer d’un membre direct de sa famille
à Cuba. Il avait même redéfini le concept de famille. Ainsi, un
Cubain de Floride qui ne disposait que d’un oncle à Cuba ne
pouvait pas se rendre dans son pays car il n’était pas considéré
comme membre « direct » de la famille. Obama n’a pas éliminé
toutes les sanctions imposées par Bush et on en n’est même pas
revenu au statut quo en vigueur sous Clinton.
YS : Je crois que les deux parties doivent
surtout baisser le ton et Obama l’a fait. Ensuite, Obama ne peut
éliminer les sanctions car il faut un accord du Congrès.
SL : Mais il
peut considérablement les assouplir en signant de simples ordres
exécutifs, ce qu’il refuse de faire pour le moment.
YS : Il est occupé sur d’autres dossiers,
comme le chômage et la réforme de santé.
SL : Mais il
a pris le temps de répondre à votre interview.
YS :
J’ai beaucoup de chance.
SL : La
position du gouvernement cubain est la suivante : nous n’avons
pas de pas à effectuer à l’égard des Etats-Unis car nous
n’imposons pas de sanctions aux Etats-Unis.
YS : Oui, le gouvernement dit également que
les Etats-Unis n’ont pas à demander des changements internes car
il s’agit d’une ingérence.
SL : C’est le
cas, non ?
YS : Donc, si moi, je demande un
changement, je fais également preuve d’ingérence ?
SL : Non,
parce que vous, vous êtes cubaine et qu’à ce titre vous avez le
droit de décider du futur de votre pays.
YS : Le problème n’est pas qui demande les
changements, mais les changements en question.
SL : Je ne
suis pas sûr, car en tant que Français, je n’aimerais pas que le
gouvernement belge ou allemand s’immisce dans les affaires
internes de la France. En tant que cubaine, acceptez-vous que le
gouvernement des Etats-Unis vous dise comment vous devez régir
votre pays ?
YS : Si l’objectif est d’agresser le pays,
c’est évidemment inacceptable.
SL :
Considérez-vous les sanctions économiques comme une agression ?
YS : Oui, je considère cela comme une
agression qui n’a pas eu les résultats escomptés et qui est une
momie de la guerre froide qui n’a plus aucun sens, qui a fait du
mal au peuple et qui a renforcé le gouvernement. Mais je répète
que le gouvernement cubain est responsable à 80% de la crise
économique actuelle et 20% est dû sanctions économiques.
SL :
Encore une fois, je me répète, c’est exactement la position du
gouvernement des Etats-Unis et les chiffres démontrent le
contraire. Si c’était le cas, je ne crois pas que 187 pays du
monde prendraient la peine de voter une résolution contre les
sanctions économiques. C’est la 18ème fois
consécutive qu’une immense majorité des membres de l’Onu se
prononce contre ce châtiment économique. Si cela était marginal,
je ne crois pas qu’ils prendraient la peine de le faire.
YS : Mais, je ne suis pas une spécialiste
en économie, c’est mon sentiment personnel.
SL :
Que préconisez-vous pour Cuba ?
YS : Je pense qu’il faut libéraliser
l’économie. Bien sûr, on ne peut pas faire cela du jour au
lendemain, car cela provoquerait une fracture et des disparités
sociales qui affecteraient les plus démunis. Mais il faut le
faire graduellement et le gouvernement cubain a la possibilité
de le faire.
SL : Un
capitalisme « sui generis », comme vous dites.
YS : Cuba est une île sui generis. Nous
pouvons créer un capitalisme sui generis.
SL : Yoani
Sánchez, merci pour votre temps et votre disponibilité.
YS :
Merci à vous.
Salim Lamrani est enseignant chargé de
cours à l’Université Paris-Sorbonne-Paris IV et l’Université
Paris-Est Marne-la-Vallée et journaliste français, spécialiste
des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son nouvel ouvrage
s’intitule Cuba. Ce que les médias ne vous diront jamais
(Paris : Editions Estrella, 2009).
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr
Les analyses de Salim Lamrani
Les dernières mises à
jour
|