- «L’Algérie ne sera ni la Tunisie ni
l’Egypte», a déclaré lundi le ministre des Affaires
étrangères algérien sur Europe 1. Partagez-vous cette
analyse ? En quoi l’Algérie se distinguerait-elle de l’un et
de l’autre pays ?
Je ne sais pas de quoi sera fait l’avenir politique de
l’Algérie, en revanche nous savons depuis la révolution
tunisienne que des surprises politiques sont possibles comme
le départ de Ben Ali. Je comprends qu’aucun ministre des
Affaires étrangères de la région ne souhaite expérimenter ce
que la Tunisie et l’Egypte ont vécu. L’Algérie est-elle
immunisée ? Je ne pense pas. Il me semble que l’Algérie est
confrontée à des problèmes structurels (corruption,
faiblesse des institutions, sentiment d’appauvrissement,
etc.) et conjoncturels (flambée des prix, chômage des
jeunes) semblables à ceux observés dans ces deux pays. Si
les conditions de la révolte sont là, la situation
permettant le basculement fait défaut. Il reste à la
construire. Et en Algérie cela sera plus difficile pour les
forces démocratiques dans la mesure où une partie de la
population peut craindre qu’une confrontation politique avec
le régime ne débouche à nouveau sur une logique de violence.
L’Egypte et la Tunisie n’ont pas connu de guerre civile,
l’Algérie oui. C’est un facteur qui peut inhiber une partie
du peuple. L’engagement du plus grand nombre ne se fera que
si les forces démocratiques parviennent à créer un mouvement
de contestation pacifique fondée sur un moment fondateur. La
dénonciation du régime ne suffira pas, c’était le combat des
années quatre-vingt. Le régime dispose de moyens très
important pour affronter une révolte, en particulier une
rente pétrolière qui le protège des pressions
internationales. A la différence de la Tunisie et de
l’Egypte, l’Algérie ne dépend pas de l’industrie du
tourisme, des IDE, ni des revenus du Canal de Suez. Son
armée ne reçoit pas d’aide financière des USA. En somme le
régime a les moyens de résister.
- La levée de l’Etat d’urgence n’est-elle pas
un peu tardive ? Suffira-t-elle à calmer le profond
mécontentement des Algériens alors qu’elle ne constitue
qu’une de leurs revendications ?
Non, c’est insuffisant mais c’est un ajustement
nécessaire. Il sera de plus en plus difficile pour l’Algérie
d’échapper à la comparaison avec la Tunisie et l’Egypte. Si
ces deux pays enclenchent un processus, sûrement long, de
transition vers une démocratie, le gouvernement algérien
aura beaucoup de mal à justifier sa politique. Le
mécontentement profond du pays ne débouche pour l’instant
que sur un sentiment de désenchantement et d’amertume. Après
la guerre civile la scène politique a été dévitalisée :
syndicats et partis se sont réfugiés dans la défense de
leurs privilèges, abandonnant le plus grand nombre. Les
ajustements cosmétiques permettent d’empêcher la formation
des conditions d’une révolte, ils ne règlent pas les
problèmes. L’Algérie est confrontée à une vague qui la
dépasse : après le nationalisme des années cinquante et
l’islamisme des années quatre-vingt, les revendications
démocratiques constituent l’idéologie dominante. La
démocratie, un Etat de droit, apparaissent comme la solution
aux problèmes de la pauvreté, de la lutte contre la
corruption, de l’instauration de la justice. La démocratie
ne résout pas tous les problèmes, loin de là, mais elle
contribue de façon pacifique à trouver les réponses les plus
consensuelles. Pour une armée, la gestion des demandes
sociales est plus facile dans une démocratie que dans un
régime autoritaire, il suffit de voir la Turquie
d’aujourd’hui !
- Le régime algérien a-t-il réellement pris
la mesure du ras-le-bol des Algériens et du rejet qu’il
suscite ?
C’est la grande inquiétude. Le régime a souvent fait
preuve, dans le passé, de myopie. Son raidissement est de
mauvais augure. En effet, les revendications portent sur
l’instauration d’un Etat de droit, elles sont portées par
des organisations politiques et des défenseurs des droits
humains qui ne menacent pas, physiquement, les dignitaires
du régime. Il sera très difficile pour le gouvernement de
tenir une telle ligne de défense : les forces démocrates ont
dans la communauté internationale une légitimité que les
opposants islamistes du FIS n’avaient pas.
- Pourquoi est-ce plus difficile en Algérie
qu’en Tunisie ou en Egypte de faire sortir massivement les
Algériens dans la rue alors qu’ils sont unanimes à dénoncer
et à rejeter un pouvoir politique inique, népotique et
corrompu ?
Plusieurs raisons. La première est que l’Algérie a vu de
très fortes mobilisations à la fin des années quatre-vingt
qui ont provoqué la fin de l’Etat-FLN et la mise en
résidence surveillée du président Chadli Bendjedid. Cela n’a
pas pour autant modifié la nature autocratique du régime. Il
y a sans doute un sentiment de doute sur le pouvoir de
transformation des mobilisations. Dénoncer le régime ne
suffit pas pour mobiliser : en Tunisie et en Egypte, la
crispation s’est faite sur les deux présidents. Je doute
qu’en Algérie, on puisse mobiliser fortement si l’on exige
le départ du Président. Tout simplement parce que chacun est
convaincu que c’est le «système» qu’il faut changer et non
la personne qui préside la nation.
- Si les manifestations et marches publiques
ne sont pas suffisantes pour provoquer le changement que
revendiquent les Algériens, quel serait alors le moyen d’y
parvenir ?
Pour changer le système il faut un partenaire et, si
possible, le plus puissant. C’est parce que l’armée en
Tunisie a décidé de soutenir les manifestants que Ben Ali
est parti. Si l’armée tunisienne décide de soutenir un
processus démocratique, elle jouera un rôle de passeur et de
garant. Lorsque l’Algérie est entrée en transition en 1990,
l’armée a joué le jeu de l’ouverture politique mais la
surprise électorale du FIS a bouleversé la donne.
L’incertitude était trop forte pour continuer à jouer, on
sait la suite. Aujourd’hui sans l’armée, il ne peut y avoir
aucun changement politique conséquent en Algérie car au
final c’est elle qui devra gérer la situation si la
transition échouait à nouveau. Pour l’armée, la transition
c’est un processus effrayant car elle ne le maîtrise pas,
elle ne sait pas sur quoi il peut déboucher. Aussi, il faut
lui donner des garanties. L’armée algérienne est-elle prête
aujourd’hui à soutenir des reformes politiques structurelles
? Si l’armée égyptienne et l’armée tunisienne ouvrent le bal
démocratique, cela pourra influencer l’armée algérienne sans
quoi elle sera associée à des pays comme la Syrie… En
revanche si l’armée égyptienne et l’armée tunisienne mettent
un terme à la transition, le problème sera résolu pour
quelque temps.
- La Coordination nationale pour le
changement et la démocratie est-elle en mesure de provoquer
une dynamique qui s’étendrait à tout le pays ?
En Tunisie, c’est un mouvement de révolte spontanée parti
des petites villes du Sud récupéré à Tunis à la suite d’un
travail de politisation exemplaire. Je veux dire par là
qu’il est difficile de créer les conditions de succès d’une
révolte. La situation politique, sociale et économique est à
même de produire ces conditions mais il manque le moment
fondateur qui permet le basculement dans la révolte. La
répression peut provoquer la révolte mais les forces de
l’ordre semblent avoir fait de grands progrès, elles
matraquent mais évitent les tirs à balles réelles… La CNCD
peut provoquer une dynamique de mobilisation mais pour cela
il faudrait que converge vers elle un cercle plus large que
celui des démocrates.
- Les dirigeants de l’ex-FIS font profil bas.
Simple stratégie ou réelle perte d’influence ?
C’est très difficile de répondre à cette question. Nous
n’avons plus les moyens de mesurer l’influence politique des
islamistes en Algérie.
- La révolution démocratique en Tunisie
est-elle bien engagée ?
Le passage de la révolution à l’instauration d’un régime
démocratique nécessite des institutions démocratiques. Tant
que la Tunisie ne sera pas dotée d’institutions
démocratiques, sa transition demeure incertaine. A l’agenda
électoral s’ajoute la séparation des pouvoirs afin
d’instaurer un Etat de droit. C’est un processus qui prendra
au moins 10 ans.
- Qu’en est-il de la transition démocratique
en Egypte ? L’armée tiendra-t-elle ses engagements ?
Pour l’instant la situation égyptienne ressemble à celle
de l’Algérie à la fin des années quatre-vingt : «le peuple»
veut un autre régime, l’armée sacrifie un président et son
parti, le PND, afin de le calmer. L’armée égyptienne
est-elle disposée à aller au-delà ? A-t-elle confiance dans
les manifestants ? Elle peut craindre un scénario à
l’algérienne, les Frères musulmans s’immiscent dans la
transition et remportent la mise. Elle peut considérer
également que c’est moment fondateur qui l’amène à décider,
comme l’armée turque, que la transition démocratique est une
très bonne chose et que cela ne compromet pas ses activités
commerciales, loin s’en faut !
- Diriez-vous que c’est le printemps arabe?
Quels en sont les effets sur la région et sur ses rapports
avec le reste du monde, notamment avec les pays occidentaux
?
La révolte au nom de la démocratie est une leçon donnée
par les sociétés arabes à la fois à tous ceux qui
désespéraient de voir dans quelle léthargie politique les
sociétés s’étaient engoncées et à tous ceux qui croyaient
qu’il ne pouvait y avoir de contestation qu’islamiste. Le
monde arabe aspire à la démocratie comme le reste du monde.
Il lui faut trouver les moyens de construire pacifiquement
les voies permettant de transformer les régimes autoritaires
: d’autres l’ont fait avant lui, de l’Amérique latine à
l’Europe centrale, les dictatures se sont fissurées. Pour
les Etats-Unis et l’Union européenne, c’est une surprise car
ils considéraient comme robustes ces régimes et susceptibles
d’être renversés seulement par des islamistes. Le monde
arabe a pendant longtemps fait figure d’exception, en raison
de son autoritarisme ; grâce à la Tunisie et à l’Egypte, il
est devenu normal.