Opinion
«Abbas a tapé du
poing sur la table. Et alors ? Et après
?»
Julien Salingue

Vendredi 30
septembre 2011
Interview au
quotidien algérien La Nouvelle
République
1/ Le 23 septembre, Mahmoud
Abbas a présenté à l’ONU une demande de
reconnaissance d’un Etat palestinien,
démarche justifiée par le blocage des
négociations et la politique de
colonisation d’Israël. D’après-vous,
est-ce la bonne solution ?
La bonne solution pour quoi ? S'il
s'agit, comme l'affirment Mahmoud
Abbas et ses proches, de reprendre les
négociations avec Israël en espérant
améliorer le rapport de forces, on ne
peut qu'être sceptique. Quiconque
connaît un tant soit peu l'histoire
d'Israël sait en effet que cet Etat n'a
jamais accordé de grande importance aux
résolutions des Nations Unies qui,
directement ou indirectement, condamnent
ou mettent en cause sa politique. Pour
l'establishment israélien, une
reconnaissance, même par une écrasante
majorité des membres de l'ONU, de l'Etat
de Palestine, n'est pas une menace.
Souvenons-nous qu'en novembre 1988, le
Conseil National Palestinien, réuni à
Alger, a proclamé unilatéralement
l'indépendance de l'Etat de Palestine.
S'en est suivi un vote de l'Assemblée
Générale des Nations Unies, au cours
duquel plus de 100 Etats ont reconnu la
légitimité de la démarche palestinienne.
Il n'y a eu que deux votes contre : les
Etats-Unis et Israël. 23 ans plus tard,
l'Etat palestinien n'a aucune réalité,
et il n'y a aucune raison de considérer
que les choses se passeront différemment
cette fois-ci, même si la Palestine
devient un « Etat non-membre ».
2/ Dans l’un de vos articles
vous écriviez que « la quête de la
reconnaissance de l’État de Palestine à
l’ONU est donc une inflexion tactique de
la direction palestinienne, qui tente de
sauver, sinon de ressusciter, le projet
politique auquel elle est identifiée et
qui lui assure sa survie économique et
politique depuis plusieurs décennies »,
or, au sein même de la classe politique
et la société civile, cette initiative
ne fait pas l’unanimité. Comment
l’AP pourrait-elle dans ce cas sauver ou
ressusciter le projet politique auquel
elle s’est identifiée ?
Je pense que le réel objectif d'Abbas et
de la direction de l'AP est ici. Abbas
et ses proches représentent cette
fraction du mouvement national
palestinien qui a fait la pari, il y a
plus de 30 ans, d'une solution
biétatique négociée sous l'égide des
Etats-Unis. Les Accords d'Oslo (1993-94)
et la création de l'Autorité
palestinienne (AP) s'inscrivaient dans
cette perspective. Or, même si le
« processus de paix » n'a guère avancé –
c'est le moins que l'on puisse dire –
durant les années 90 et 2000, l'AP a
trouvé sa propre raison d'être. Cette
autorité, qui devait être
« intérimaire », et le « processus de
paix », ont créé une couche sociale
nouvelle, dans les territoires
palestiniens, dépendante politiquement
et économiquement de la poursuite des
négociations et du maintien de la
perspective de « l'Etat indépendant ».
L'AP est un appareil d'Etat sans Etat,
avec son lot de ministres, de
conseillers, de hauts fonctionnaires,
etc : leur survie politique et
économique repose sur le projet « Etat
indépendant ». Or celui-ci semble
de plus en plus virtuel, et c'est
l'existence même de l'AP qui est remise
en question. Il s'agit donc, par un acte
symbolique fort, de redonner une
visibilité internationale à la solution
biétatique et de re-légitimer la
direction Abbas, même si cette dernière
ne croit probablement plus qu'un
véritable Etat palestinien indépendant
verra le jour.
C'est notamment pour ces raisons que la
démarche de la direction de l'AP a été
critiquée, voire contestée, par
certains, y compris dans le champ
palestinien. S'y est ajoutée une
question essentielle : le sort des
réfugiés, qui représentent la majorité
de la population palestinienne. Certains
ont effet souligné que si l'Etat, plus
ou moins délimité territorialement, se
substituait à l'OLP, qui représente
l'ensemble des Palestiniens, y compris
ceux de l'exil, les réfugiés couraient
un risque majeur : celui de ne pouvoir
prétendre, au mieux, qu'à une
« nationalité palestinienne » et à un
« droit à l'installation » au sein des
frontières de cet Etat. Or la
revendication des réfugiés et le droit
au retour, individuel et collectif, et
non le droit d'avoir un passeport
palestinien et de vivre dans les
enclaves de Gaza et de Cisjordanie. Je
ne suis pas juriste et ne suis pas
suffisamment compétent en la matière,
mais une chose est certaine : la
focalisation sur la question de l'Etat
marginalise les revendications des
réfugiés et des Palestiniens d'Israël.
Donc, pour en revenir à votre question,
le problème pour Abbas et ses proches
n'est pas tant de conquérir une
quelconque légitimité au sein de la
population ou de la société civile
palestiniennes. Il s'agit davantage de
se repositionner sur la scène
internationale, afin que l'industrie du
processus de paix continue de
fonctionner. Vous savez, Abbas n'est
plus, constitutionnellement, Président
de l'AP depuis plus de deux ans et
demi ; et le Premier ministre Salam
Fayyad avait obtenu à peine plus de 2%
des voix lors des législatives de 2006.
Ils tirent l'essentiel de leur
« légitimité » du soutien qui leur est
accordé par les pays occidentaux et
certains Etats arabes, pas des espoirs
qu'ils susciteraient dans la population
des territoires occupés.
3/ Cette initiative ne va-t-elle
pas porter préjudice à la réconciliation
inter-palestinienne ?
Cette « réconciliation » était déjà,
elle aussi, très virtuelle. Même après
l'accord signé au Caire, les forces de
sécurité de l'AP de Ramallah ont
continué d'arrêter des dizaines de
militants du Hamas, tandis que le
mouvement islamique ne tolérait guère
d'expression publique du Fatah dans la
bande de Gaza. Les deux mouvements n'ont
pas réussi à se mettre d'accord sur un
« gouvernement d'union nationale » ou
sur un quelconque calendrier électoral ;
le Fatah a même proposé de reconduire
Salam Fayyad au poste de Premier
ministre, alors qu'il incarne, aux yeux
de nombre de dirigeants du Hamas,
l'orientation pro-occidentale suivie par
l'AP depuis de nombreuses années ! Bref,
le moins que l'on puisse dire est
qu'avant même l'Assemblée générale de
l'ONU, la « réconciliation » n'avait
aucune réalité. La démarche d'Abbas n'a
fait que renforcer cette situation : le
Hamas l'accuse d'avoir instrumentalisé
la « réconciliation » pour pouvoir aller
aux Nations Unies, prétendre parler au
nom de tous les Palestiniens et se
relégitimer au détriment du mouvement
islamique. Certaines organisations de
gauche comme le FPLP expliquent que
l'urgence n'est pas dans une énième
démarche en vue de la reprise des
négociations mais bien dans une unité
nationale réelle.
4/En cas d’échec, quel serait
l’avenir de l’AP ? N’est-ce pas là une
entreprise suicidaire ?
Ils n'ont pas le choix ! Et c'est bien
là tout le paradoxe de cette affaire.
S'ils ne font rien pour ressusciter le
soi-disant « processus de paix », leur
projet politique continuera de se
consumer à petit feu. Ils utilisent là
leur dernière cartouche : de quel moyen
de pression disposent-ils, sinon de
mettre dans le balance leur
existence-même ? L'AP est une structure
qui est, de fait, intégrée au dispositif
de l'occupation israélienne. Quoi qu'en
dise Israël, l'AP joue un rôle
indispensable : celui de décharger
l'Etat d'Israël de la gestion effective
des services aux populations de
Cisjordanie et de Gaza : santé,
éducation, etc. Et surtout, l'appareil
sécuritaire de l'AP est essentiel pour
le maintien de l'ordre dans les « zones
autonomes ». Les dizaines de milliers
d'hommes qui le composent ont démontré à
de nombreuses reprises qu'ils pouvaient
être très efficaces pour museler la
contestation populaire. Lors des
bombardements sur Gaza en 2008-2009, les
forces de sécurité palestiniennes ont
empêché les manifestations en
Cisjordanie, et ont dissuadé quiconque
de s'attaquer à des objectifs
israéliens. Ce qui a fait dire au
Général Etats-Uniens Keith Dayton, alors
en charge de la formation de ces forces
de sécurité, qu'elles pourraient, à
terme, « remplacer » les troupes
d'occupation israéliennes...
Aux Etats-Unis et en Israël, certains
ont menacé de couper les vivres à l'AP.
Mais dans les deux pays, des voix plus
pragmatiques se sont fait entendre :
arrêter de subventionner l'AP, c'est
prendre le risque de son écroulement, et
donc de placer l'Etat d'Israël dans une
situation où il devrait, comme avant les
Accords d'Oslo, administrer l'ensemble
des territoires palestiniens. Le message
sous-jacent d'Abbas est, si l'on veut,
le suivant : « nous ne pouvons nous
contenter du statut quo actuel, qui
génère trop de contestation dans nos
propres rangs. Mais si vous refusez de
relancer les négociations et ranimer la
perspective de l'Etat indépendant, alors
nous arrêterons de jouer le rôle que
vous nous avez assigné et vous devrez
prendre vos responsabilités ».
5/ Avant de se décider à
présenter sa demande, Abbas avait
déclaré, à maintes reprises, qu’il
serait prêt à abandonner l’initiative si
Israël lui proposait une offre sérieuse.
Pourquoi Israël et les Etats-Unis
n’avaient-ils pas répondu à cette
proposition, alors que maintenant, ils
essayent de le dissuader de cette
initiative et de reprendre les
« pourparlers de paix ». Serait-ce là
une erreur stratégique de leur part
ou croyaient-ils à un coup de bluff ?
Je pense qu'ils croyaient à un coup de
bluff. Et ils n'étaient pas les seuls !
Du côté de la direction palestinienne,
certains ont cru, Abbas en tête, qu'il
suffirait d'agiter la menace d'une
démarche à l'ONU pour que les Etats-Unis
fassent un geste. Ils ont été pris à
leur propre jeu et ont été contraints
d'aller au bout de la démarche, sous
peine d'être accusés par la population
d'avoir, une fois de plus, reculé sous
la pression. Et maintenant ? Rien ne dit
qu'Abbas et ses proches ne se rangeront
pas à une solution « intermédiaire »,
afin de ne pas trop froisser Obama, qui
proposera probablement un nouveau
« round » de négociations. Ce qui nous a
été confirmé ces derniers mois, c'est
que les Etats-Unis et Israël refusent
que les Palestiniens apparaissent comme
étant « à l'initiative » : ils ne
doivent pas proposer, seulement
disposer.
6/ Les Etats-Unis avaient
clairement signifié qu’ils useraient de
leur
droit
de véto. En optant pour ce choix, ne
joueraient-ils pas leur carte
relationnelle avec le monde arabe ?
Je ne comprends pas comment certains ont
pu imaginer que les Etats-Unis
n'utiliseraient pas leur veto. Si
l'administration Obama ne souhaite pas
partir en guerre contre le monde arabe,
rien, au cours des trois dernières
années, n'a indiqué qu'elle avait
l'intention de durcir le ton à l'égard
d'Israël. A-t-on oublié qu'en février
dernier les Etats-Unis ont mis leur veto
à une résolution de l'ONU qui condamnait
la colonisation en Cisjordanie ? Les
Etats-Unis sont très loin de « lâcher »
Israël, a fortiori après avoir perdu un
allié régional essentiel, Hosni
Moubarak. Je crois qu'il existe des
illusions très occidentales sur la
prétendue « bonne image » de Barack
Obama dans le monde arabe : il soutient
Israël, ne s'en est jamais caché, et
malgré les évolutions régionales
actuelles, il n'y aura pas de rupture
dans le politique étrangère des
Etats-Unis, a fortiori à un an des
élections présidentielles, que personne
ne peut gagner, à l'heure actuelle, sans
l'affirmation d'un soutien
quasi-inconditionnel à Israël.
7/ Cette reconnaissance, même
s’il elle n’aboutit pas, ne pensez-vous
pas qu’elle place Israël dans une
mauvaise posture par rapport à la
communauté internationale ?
Israël est déjà très isolé sur la scène
internationale. Ce mouvement s'est
accéléré ces dernières années, à cause
notamment des bombardements sur Gaza en
2008-2009 et de l'assaut contre la
Flottille en 2010. Les bouleversements
régionaux en cours renforcent cet
isolement, car il sera de plus en plus
dur pour les régimes arabes d'être en
décalage avec l'hostilité populaire à la
politique israélienne. Ce n'est pas un
hasard sur la Turquie a durci le ton à
l'égard d'Israël ces dernières semaines.
Erdogan a bien compris que si la Turquie
voulait jouer un rôle au niveau
régional, il fallait qu'elle adopte une
posture moins conciliante à l'égard
d'Israël. C'est cela qui guide le
premier ministre turc, et certainement
pas une soudaine sensibilité à l'égard
des peuples opprimés. Les Kurdes en
savent quelque chose...
Tout cela pour dire que l'isolement
croissant de l'Etat d'Israël a largement
précédé la démarche d'Abbas à l'ONU.
Cette dernière ne fait qu'enregistrer
une situation de fait. En réalité,
Israël est beaucoup plus inquiet des
évolutions régionales actuelles, qui lui
ont déjà fait perdre un précieux allié
(l’Egypte d’Hosni Moubarak), que du
scrutin à l'ONU. Si le gouvernement
israélien a tenté de torpiller la
démarche d'Abbas, ce n'est pas tant
parce qu'il la craint en elle-même que
par ce qu'elle révèle ou confirme aux
yeux du monde : Israël a de moins en
moins d'alliés.
8/ Dans cette situation aux
multiples enjeux, qui détient
l’atout majeur ?
Les cartes sont en grande partie dans
les mains des Etats qui continuent de
soutenir l'Etat d'Israël sans exiger
qu'il se conforme au droit
international. Et je ne parle pas
seulement des Etats-Unis. Le premier
partenaire commercial d'Israël, c'est
l'Union européenne. Israël a récemment
été admis comme membre de l'OCDE...
Derrière les condamnations de principe
et les déclarations de bonnes
intentions, il y a une politique
« réellement menée » qui ne témoigne pas
de quelconques exigences vis-à-vis de
l'Etat d'Israël. Il faudrait que les
partenaires d'Israël sortent enfin de
leur duplicité : on ne peut pas, comme
le fait la France, voter des résolutions
contre la colonisation de la Cisjordanie
et, quelques semaines plus tard, acheter
des drones en Israël et faire
fonctionner le complexe
militaro-industriel israélien... Si l'on
condamne la politique israélienne, il
faut agir pour qu'elle change, par
exemple en sanctionnant l'Etat d'Israël
tant qu'il ne respectera pas le droit
international.
9/Quels seraient les nouveaux
rapports de forces dans les deux
cas de figure (réussite ou échec de
l’initiative) ?
Les rapports de forces ne changeront
guère. Nous savons déjà que la Palestine
ne sera pas admise aux Nations Unies en
raison du veto états-unien. Au mieux, la
Palestine accédera au statut d'Etat
non-membre. Certains juristes de l'OLP
expliquent qu'avec ce statut, la
direction palestinienne pourrait
traduire des responsables israéliens
devant la justice internationale. C'est
juridiquement vrai. Mais le feront-ils ?
Rien n'est moins sûr ! N'oublions pas
que c'est la direction Abbas qui, sous
pression des Etats-Unis et d'Israël, a
demandé le report de l'examen du rapport
Goldstone par le Conseil de Sécurité en
octobre 2009. Pourquoi ont-ils fait
cela ? Pour continuer d'être considérés
comme des partenaires crédibles pour la
négociation. D'accord, Abbas a cette
fois-ci tapé du poing sur la table. Et
après ? Il est revenu en Cisjordanie, et
s'il veut aller de Ramallah à Béthléem,
il lui faudra une autorisation
israélienne... Si Fayyad veut payer les
fonctionnaires, il faudra que les
Etats-Unis continuent de verser de
l'argent à l'AP et qu'Israël assure le
transfert des taxes. Et Israël
poursuivra la construction des colonies
sans que personne ne l’en empêche. C'est
aussi à cela que se mesure la réalité
des rapports de forces.
10/ Certains palestiniens
pensent que la résistance est le seul
moyen de recouvrer leurs droits
fondamentaux et qualifient même cette
initiative diplomatique d’escroquerie
politique. Qu’en pensez-vous ?
Je me garderai bien de donner des leçons
aux Palestiniens. Il me semble cependant
que l'épisode onusien va accélérer le
débat et la refondation stratégiques
côté palestinien. Quel que soit le
scénario (à l’ONU et dans les rues
palestiniennes), les contradictions
inhérentes à la position de la direction
palestinienne, chargée à la fois du
maintien de l’ordre dans les territoires
palestiniens et de la représentation des
intérêts du peuple palestinien, se
renforceront encore un peu plus, de même
que la polarisation politique illustrée
par les débats relatifs à l’initiative
diplomatique de septembre. Et il est peu
probable, sur le moyen terme, que l’AP y
survive, n’ayant plus aucune perspective
politique, même la promesse d’un État, à
offrir aux Palestiniens.
De plus, la question palestinienne n’est
pas une question politique « hors
sol » ; elle s’inscrit dans un contexte
régional en plein bouleversement : les
processus révolutionnaires dans le monde
arabe changent progressivement la donne
et démontrent chaque jour un peu plus, à
ceux qui l’auraient oublié, que la
« question palestinienne » est partie
intégrante de la « question arabe ». Or
une démocratisation du monde arabe
pourrait conduire à une résorption du
fossé entre la solidarité populaire avec
les Palestiniens et l’hostilité
historique des dictatures à leur égard,
modifiant considérablement les rapports
de forces et permettant de sortir du
cadre étroit des solutions envisagées
depuis une trentaine d’années. Les
récents événements en Egypte,
consécutifs à l’attaque menée contre les
bus israéliens dans le Sinaï et à
l’intervention israélienne sur le sol
égyptien, sont à cet égard hautement
révélateurs. Comme l’a souligné Ali
Abunimah, fondateur du site Electronic
Intifada, « il semble qu’Israël a –
jusqu’à présent – renoncé à un assaut
d’ampleur contre Gaza en grande partie
grâce aux manifestations en Egypte et à
un sentiment plus général qu’Israël
« manque de légitimité » pour mener
d’autres agressions malgré le soutien
diplomatique assuré des États-Unis ».
Ce que, jusqu’à présent, aucune force
politique palestinienne n’avait pu
obtenir…
Bref : les enjeux politiques vont bien
au-delà du résultat d’un vote de
l’Assemblée Générale de l’ONU.
L’initiative de l’AP est,
paradoxalement, l’un des principaux
indices tendant à démontrer que nous
assistons bien à la fin d’un cycle, que
j’ai déjà eu l’occasion de nommer
« parenthèse d’Oslo », au cours duquel
la direction palestinienne avait fait le
pari d’une solution bi-étatique
parrainée par la superpuissance
états-unienne. Nul ne peut affirmer avec
certitude ce que seront les
caractéristiques du nouveau cycle qui
s’ouvre, mais il ne fait aucun doute que
les Palestiniens tireront les leçons des
années Oslo et seront fortement
influencés par la tempête qui secoue
actuellement le monde arabe.
11/ Croyez-vous personnellement
à la coexistence de deux Etats, vivant
en paix et se respectant mutuellement ?
Si oui, comment quelles seraient les
conditions requises pour la réussite
d’un tel projet ?
Je n'y crois guère. La revendication de
l’Etat palestinien indépendant a été
formulée par la fraction dirigeante de
l’OLP dans un contexte d’isolement
international et régional, qui l’a
amenée à envisager une solution
« pragmatique », un « compromis
réaliste ». Mais même pour cette
fraction dirigeante, l’Etat indépendant
n’a jamais été conçu comme une fin en
soi, mais comme une étape vers la
satisfaction de l’ensemble des droits
nationaux des Palestiniens (notamment le
droit au retour et le droit à
l’autodétermination), vers une solution
pour tous les Palestiniens, qu’ils
vivent en Cisjordanie, à Gaza, en Israël
ou dans les pays dans lesquels ils se
sont réfugiés.
Dans cette optique, à l’heure des
processus révolutionnaires dans le monde
arabe, la revendication de l’Etat
palestinien indépendant paraît
anachronique. Ce que vit actuellement le
monde arabe peut être qualifié selon
moi, de « deuxième phase des
indépendances » : après avoir conquis
l’indépendance formelle, c’est-à-dire le
départ des autorités coloniales et la
conquête de la souveraineté
territoriale, les peuples arabes
revendiquent aujourd’hui l’indépendance
réelle, en se débarrassant de régimes
qui demeurent, ou demeuraient,
fondamentalement, inféodés aux anciennes
puissances coloniales ou aux nouvelles
puissances impériales.
La revendication de « l’Etat palestinien
indépendant » demeure fondamentalement
une revendication de type « première
phase », dans la mesure où elle implique
son acceptation et sa reconnaissance par
la puissance coloniale, Israël. Formulée
dans le contexte de glaciation régionale
consécutif aux guerres de 1967 et de
1973, cette revendication exprimait, en
dernière instance, l’adaptation, pour ne
pas dire l’intégration, de la question
palestinienne à l’ordre régional. A
fortiori si on la pense en lien avec le
principe de la « non-ingérence dans les
affaires intérieures arabes » cher à
l’OLP de Yasser Arafat.
Il n’y a rien d’étonnant, dans de telles
conditions, à ce que l’OLP, puis l’AP,
aient mimé les régimes arabes
environnants, y compris dans leurs pires
excès, et à ce que Mahmoud Abbas,
président de l’AP, ait été le dernier
dirigeant politique à soutenir
ouvertement Hosni Moubarak, après avoir,
lors de son discours au congrès du Fatah
il y a deux ans, rendu un hommage appuyé
à Zine al-Bedine Ben Ali. La direction
« historique » de l’OLP, tout comme le
projet d’Etat palestinien indépendant,
apparaissent de plus en plus en décalage
avec les nouvelles générations
politiques émergentes et les
revendications d’indépendance et de
souverainetés économique et politique
réelles qui bouleverse la région.
Au-delà de la disparition des bases
matérielles de l’Etat palestinien et des
échecs manifestes de la construction
d’une « indépendance » malgré la
poursuite de l’occupation, c’est donc la
question de l’adaptation du mot d’ordre
lui-même qui est posée, tant il est à
contretemps des évolutions régionales.
Il est aujourd’hui plus que probable, à
la lumière des récents événements, que
la société palestinienne ne soit pas
épargnée par le vent de révolte qui
balaie les sociétés arabes.
Recompositions politiques, dépassement
ou contournement des organisations
« traditionnelles » du mouvement
national, reformulation de la stratégie
et du projet… Autant de développements
qui feront, à moyen terme, de la
revendication de l’introuvable Etat
palestinien une curiosité historique.
Propos recueillis le 26
septembre
Le sommaire de Julien Salingue
Les dernières mises à jour

|