P.I.R.
De l’innocence blanche et de
l’ensauvagement indigène :
ne pas réveiller le monstre qui
sommeille
Houria Bouteldja
Vendredi 13 septembre 2019
Ce texte est une version améliorée
d’une intervention faite d’abord à la
New School for social Research,
New-York, le 11 mars 2019, puis à Brown
University, Providence, le 12 mars 2019,
à Rutgers University, Brunswick, le 14
mars 2019 et enfin à l’Université de
Naples, le 17 mai 2019.
« Il n’y a aucun
doute qu’Abu-Jamal est coupable ».
Seth Williams, procureur de Philadelphie
Merci à La New-School
de cette invitation qui m’honore. Merci
à Ann Stoler et à Gil Anidjar. Merci à
vous tous d’être là pour m’écouter.
D’abord comme nous
allons aborder ensemble un débat sur la
notion d’innocence et que ce débat a
lieu à New-York, aux États-Unis, au cœur
de l’empire, je ne peux pas ne pas me
présenter pour ce que je suis : certes
une militante décoloniale, certes, une
militante politique, mais surtout une
« citoyenne », habitante d’un pays du
Nord, la France, qui fonde sa puissance
sur son passé/présent colonial. À ce
titre, le terme « citoyenne » me paraît
être un cache-sexe pour brouiller la
réalité de ce que je suis réellement car
ces rapports de pouvoir asymétriques
dont je profite objectivement ne sont
rien d’autre qu’un crime déguisé. Dès
lors, je ne peux que me présenter à vous
pour ce que je suis réellement : une
criminelle. Il ne s’agit pas pour moi de
battre ma coulpe, ce qui serait déjà une
échappatoire, mais simplement de ne pas
être tentée par une forme ou une autre
de blanchiment qui à mes yeux est une
entrave à l’action politique.
Je ne suis donc pas
innocente et si je tiens à le souligner
c’est que cet aveu me rend responsable,
condition sine qua non pour faire de moi
une militante décoloniale. Cela me
permet d’identifier mon ennemi principal
: la modernité capitaliste, impérialiste
et raciste. Si pour des raisons
politiques, je tiens à me débarrasser de
cette innocence qui m’encombre,
d’autres, pour des raisons toutes aussi
politiques y tiennent.
C’est ce que je
tente d’exprimer dans mon livre « Les
Blancs, les Juifs et Nous, vers une
politique de l’amour révolutionnaire »,
où j’écris, m’adressant aux Blancs :
« Les plus
antiracistes, c’est vous. N’avez-vous
pas maintes fois célébré le combat de
Martin Luther King contre la ségrégation
? Les plus révoltés par l’antisémitisme,
c’est vous. N’avez-vous pas mille fois
sacrifié Céline, Barbie et tant d’autres
sur les buchers de la place publique ?
Les plus impliqués dans les causes
humanitaires, c’est vous. N’avez-vous
pas chanté pour l’Afrique ? Les plus
féministes, c’est vous. N’avez-vous pas
jeté votre dévolu sur le sort des femmes
afghanes et promis de les sauver de la
barbe des Talibans ? Comment nous hisser
à votre niveau ? Nous sommes des gnomes,
vous êtes des géants. »
J’aime à penser que
si James Baldwin avait été vivant il
aurait complété en disant : « C’est
leur innocence qui constitue le crime[1]
»
Toutes les
idéologies d’Etat des démocraties
modernes revendiquent peu ou prou cette
innocence car c’est bien au nom de la
culpabilité foncière des autres :
déficit démocratique, ignorance des
droits de l’homme, mépris des femmes ou
des homosexuels qui sont autant de
prétextes pour justifier les guerres et
les ingérences impérialistes. C’est
ainsi que le pouvoir blanc accapare le
monopole de l’éthique tout en en
dépossédant le reste de l’humanité.
Ainsi, la
monopolisation de l’éthique produit d’un
côté la civilisation et de l’autre la
barbarie. La fabrique de l’innocence
blanche implique la fabrique des
sauvages. Bien sûr, vous et moi savons
que cette naturalisation de la
civilisation et de la barbarie est un
pur fantasme. Mais ce fantasme soutenu
par le pouvoir colonial produit un effet
performatif qui a des conséquences
réelles sur la vie, la perception et le
traitement des indigènes sociaux, hommes
et femmes. C’est ce que je nomme
« ensauvagement », un phénomène
indissociable du processus de
civilisation des indigènes au fil de
leur intégration au sein du Monde Blanc.
C’est une thèse que je défends depuis
longtemps[2]
mais qui reste incomprise tant nous
sommes structurés par une idéologie qui
prive les victimes de racisme de leur
complexité sociale et de leur épaisseur
historique. L’antiracisme moral qui nous
a confinés dans le rôle de « victimes à
protéger » nous livre sans vergogne
aujourd’hui à la vindicte
néo-conservatrice qui se délecte de
pouvoir rétorquer aux protecteurs d’hier
: « Voilà où vous a amené votre
angélisme, vous croyiez avoir affaire à
des anges, ce sont des démons, on vous
avait pourtant prévenus ». C’est
pourquoi je vous propose ici
d’approfondir cette idée d’ensauvagement
pour l’aborder comme processus et
détruire tant les postures de
l’antiracisme moral déclinant (les
indigènes comme éternelles victimes) que
les postulats du néo-conservatisme
conquérant (les indigènes comme
véritables sauvages) qui sont deux faces
du pouvoir blanc. Je vais ici me
concentrer sur la France et sur les
différentes déclinaisons de ce
phénomène, en commençant par vous
dresser le tableau général de la
situation :
La France, « patrie
des droits de l’homme », de la
révolution, des Lumières et de
l’universalisme, pratique un racisme
d’État extrêmement sophistiqué contre
toutes les populations venues des
anciennes colonies, du Maghreb,
d’Afrique noire ou des Antilles, et
installées sur le territoire depuis le
début du 20eme siècle et venues
massivement après les indépendances dans
les années 60. La France pratique
également un racisme spécifique contre
les tziganes et les populations Rroms,
aux racines historiques très profondes.
J’ajoute à cela que toute mobilisation
politique des non-blancs est suspecte de
« communautarisme », un euphémisme de
« racisme anti-blanc » puis combattue
par le pouvoir. Ainsi la colère sociale
ne trouve aucune expression publique
puisque les mouvements de résistance
sont systématiquement cassés ou
clientélisés. Et pour terminer le
tableau, nous avons en France une gauche
blanche incapable d’adapter son logiciel
politique à la question raciale et qui
persiste à ne voir dans l’indigène
qu’une créature à sauver et/ou intégrer,
rarement un sujet politique. Qu’on me
pardonne d’avance cette approche
caricaturale de la gauche et de
l’extrême-gauche car nous y avons aussi
de très nombreux alliés et que des
recompositions antiracistes engendrées
par le développement du PIR et de
l’antiracisme politique sont en cours.
Je ne fais que brosser à grands traits
leurs aspects les plus saillants.
Je disais plus haut
que la colonialité du pouvoir produisait
un effet performatif et que l’indigène
devait en permanence composer avec
l’ensauvagement que lui impose la
fabrique de l’innocence blanche. Et
cette dialectique le transforme. Fanon
disait que le manichéisme du colon
produisait le manichéisme du colonisé.
Les indépendances n’ayant pas été
achevées, l’indigène du grand Sud ou du
Nord continue d’être transformé au gré
des progrès de la contre-révolution
coloniale ou des résistances qu’il lui
oppose. Et lorsqu’une colère, une
humiliation se perpétue, lorsqu’elle ne
trouve pas son débouché politique, elle
se transforme soit en résignation, soit
en autodestruction, soit en
cocotte-minute prête à exploser. C’est
ce que nous avons vécu en France lors
des attentats de 2015 et 2016.
Quelques mois avant
l’attentat contre Charlie Hebdo, en
septembre 2014, je me trouvais à la fête
de l’Huma. Le Parti communiste venait de
perdre dans le cadre des élections
municipales plusieurs villes de
banlieues au profit de la droite avec
l’aide active des non-blancs
habituellement fidèles à la gauche. Ce
fut un véritable traumatisme pour le PC
qui se plaignait de cette déloyauté,
estimant que l’immigration
post-coloniale lui était acquise
naturellement. J’ai interpellé un
responsable communiste en lui disant
qu’ils avaient parfaitement mérité cette
débâcle et qu’à l’avenir ils devraient
prouver qu’ils méritaient nos voix. Et
j’ai ajouté ceci : « Il se pourrait que
dans les mois ou années avenir il y ait
des attentats. Ceux-ci seront
probablement perpétrés par des indigènes
comme moi, des musulmans comme moi, des
enfants de l’immigration ouvrière comme
moi. Ce jour-là, nous vous jugerons à
votre courage politique. Serez-vous à
nos côtés pour refuser les « amalgames »
et expliquer que ces phénomènes sont le
produit, à l’extérieur, des
interventions occidentales (avec
notamment la destruction de
l’Afghanistan et de l’Irak) et d’une
compétition entre grandes puissances
internationales et régionales, et en
interne, des effets du racisme en
général et de l’islamophobie en
particulier ou allez-vous communier avec
le pouvoir et les forces réactionnaires
contre les Musulmans ? ». Quelques mois
plus tard, l’attentat de Charlie Hebdo
avait lieu, commis par des jeunes hommes
issus de la même communauté que moi et
de la même histoire que moi. Le Parti
communiste a manifesté avec le pouvoir
français, l’Otan, Netanyahou et tout
l’arc néoconservateur européen. Ils
étaient tous Charlie, ils étaient tous
blancs, ils étaient tous innocents.
Nous étions tous
coupables.
Malheureusement, ce
n’était pas complètement faux. Quelques
mois plus tard avaient lieu les
attentats du Bataclan, qui faisaient
plus d’une centaine de morts. Les tueurs
étaient des Musulmans. En 2012, vous
vous en souvenez sûrement, un jeune
homme d’origine maghrébine avait ouvert
le feu sur une école juive tuant des
enfants juifs. L’ensauvagement d’une
partie de nous-même est manifeste.
Et cet
ensauvagement est multiforme :
J’ai pris ici des
exemples extrêmes mais très
minoritaires. Il va de soi que cette
violence paroxystique est spectaculaire
mais elle est rare. À titre de
comparaison, le ministère de l’Intérieur
fait état d’une fourchette entre 100 et
140 féminicides par an, ce qui revient à
environ 2000 décès depuis le 11
septembre, date clef du
terrorisme/antiterrorisme, tandis qu’on
déplore environ 400 victimes du
terrorisme sur le sol français durant
cette même période.
Notre ensauvagement
tendanciel est plus complexe et beaucoup
moins sensationnel, et il est le revers
du mouvement où se généralisent et
s’étendent les figures d’indigènes
civilisés. Mais il n’en est pas moins à
mes yeux, une véritable déchéance.
Il concerne
principalement le rapport aux Juifs, aux
femmes, aux hommes, aux minorités
sexuelles, aux Noirs lorsque l’«
ensauvagé » est maghrébin, aux Rroms
lorsque les « ensauvagés » sont sans
distinction des habitants de quartiers.
Permettez-moi de revenir sur les
différentes facettes de cet
ensauvagement qui, vous le verrez, ont
toujours une historicité et sont
toujours situées dans le temps :
– Les Juifs : cet
ensauvagement s’exprime par une
judéophobie grandissante qui n’existait
pas sous cette forme dans le passé
précolonial. Elle s’explique par trois
phénomènes distincts : le premier, c’est
le décret Crémieux de 1870 qui a donné
la nationalité française à une grande
partie des Juifs d’Algérie (les Juifs du
Mzab en seront exclus) qui passent alors
du statut d’indigènes à celui de
Français et qui va créer un clivage dans
le corps social des colonisés et qui
fera des Juifs algériens, malgré eux,
des complices du colonialisme. Le
deuxième, c’est l’État d’Israël qui
assimile tout Juif au sionisme et qui en
fait le complice des crimes israéliens.
Le troisième, c’est la manière dont
l’État français organise la compétition
des communautés non blanches (je
considère la catégorie « Juif » comme
une catégorie non blanche) en favorisant
les Juifs par rapport aux sujets
post-coloniaux. Pour moi, ces trois
points expliquent d’un point de vue
matérialiste cette première forme
d’ensauvagement tendanciel.
– Les rapports de
genre : Pour comprendre l’ensauvagement
des rapports de genre et les formes de
violence moderne qui s’y manifestent, il
faut d’abord convenir du fait que les
relations de genre ne sont pas stables
ni figées dans le temps et l’espace
comme on a coutume de le croire[3].
Les ordres sociaux pré-coloniaux de
genre étonnent par leur diversité et
leur originalité si on se donne la peine
de décentrer son regard. Non, les femmes
n’ont pas partout été assignées à des
tâches domestiques et non les hommes
n’ont pas toujours été programmés pour
faire la guerre. Il convient ainsi de
faire un détour par l’histoire coloniale
pour comprendre d’abord comment le
colonialisme a détruit les structures
sociales anciennes et les dynamiques qui
leur sont propres et comment, à travers
une histoire de hiérarchisation, de
normalisation et de marginalisation, le
pouvoir masculin blanc a imposé sa
domination tant aux femmes qu’aux hommes
non blancs. L’erreur du féminisme
hégémonique, c’est de croire que les
hommes profitent en bloc des
rétributions de l’ordre patriarcal. Au
contraire, les hommes indigènes
subissent de plein fouet l’ordre
patriarcal blanc et en paient le prix
fort tant par la pauvreté, extrême
parfois, que par la répression
policière, l’incarcération de masse et
l’Etat sécuritaire ou les situations de
conflits armés. Ce qui en résulte, ce
sont des sociétés aux violences
endémiques et exacerbées. Ainsi le
patriarcat blanc assigne l’homme non
blanc à une identité de bourreau le
confinant, si il veut préserver sa
propre vie, à un destin d’eunuque[4].
Et il assigne dans le même temps aux
femmes non-blanches le rôle de complices
dans ce processus de traitement
disciplinaire de l’homme présumé
dangereux. Il résulte de ce processus un
ensauvagement tendanciel généralisé des
rapports de genre entre les hommes et
les femmes indigènes du Nord.
– Les homosexuels :
Il y a quelques années, nous peinions à
expliquer à des alliés blancs qu’à force
de vouloir civiliser la sexualité non
blanche, les progressistes allaient
créer les conditions d’une nouvelle
forme de violence communautaire contre
les homosexuels. Nous ne pensions pas
que nous y arriverions aussi vite. En
effet, nous sommes en tant qu’indigènes
passés d’une relative indifférence
vis-à-vis des homosexuels à une défiance
de plus en plus visible et parfois à des
actes de violences manifestes[5].
Dans les quartiers, les propos
homophobes sont évidemment répandus et
le mode de vie gay très décrié mais ce
dernier est surtout vu comme une forme
d’occidentalisation, d’autant qu’à
l’instar de la « libération » des
femmes, la « libération » des homos non
blancs est très encouragée. Je n’ai rien
à vous apprendre ici sur la notion d’homonationalisme
et sur le fait que la politisation de la
sexualité est présentée comme un progrès
des grandes démocratie libérales à
l’aune de laquelle on juge les progrès
des peuples du sud et de leur
« prolongement » dans le Nord. Et comme
la société indigène, une partie des
homosexuels compris, est globalement
réfractaire à cette forme de
visibilisation, la pression des pouvoirs
publics et des bien-pensants est encore
plus forte. Cette résistance est mise
sur le compte d’une homophobie
ancestrale alors qu’elle est surtout
réactive et contemporaine. Et si elle
existe, il faut à minima en comprendre
la mécanique. Je ne reviens pas ici sur
l’introduction, au début de
20ème siècle, de lois homophobes dans le
code pénal des pays colonisés qui
continuent de faire autorité
aujourd’hui. La Tunisie ou le Kenya en
sont de bons exemples[6].
Parlons du présent français. Dans
l’injonction faite aux homosexuels
musulmans et noirs de politiser leur
sexualité, il y a une dimension à la
fois raciste et homophobe. Le pouvoir
blanc cherchant par tous les moyens à
dominer la virilité non blanche avec
laquelle il se sent en compétition, non
seulement il tente de priver l’homme de
sa femme, mais aussi de le priver de ses
attributs masculins. Cela passe par une
lecture homophobe de la masculinité.
Car il ne faut pas se tromper. Le
pouvoir blanc feint d’être gay-friendly
alors qu’il est plutôt homophobe. C’est
le pendant homophile du philosémitisme.
Il n’y a que des homophobes pour faire
cette équation : homosexuel = femmelette
ou sous–homme. En appelant les
homosexuels à se rendre visibles et en
s’érigeant comme leur protecteur, le
pouvoir blanc tente de fait de
neutraliser une masculinité rivale
menaçante pour l’ordre social blanc. Ce
message est parfaitement bien compris
par les hommes de nos quartiers et n’a
qu’un seul résultat : le renforcement
d’attitudes virilistes et homophobes
réactives, un ensauvagement faisant face
à l’avancée d’une politique
disciplinaire de civilisation forcée. En
d’autres termes, plus les indigènes se
font civiliser, plus les formes
d’ensauvagement réactif se radicalisent.
De ce point de vue, l’exemple du jeune
Bilal Hassani, égérie LGBT d’origine
marocaine qui représentait la France au
concours Eurovision de 2019 en Israël,
est un cas d’école. Alors que le
travestissement fait partie intégrante
du patrimoine culturel marocain et que
les homosexuels et/ou travestis
marocains se produisent dans des
concerts à Casablanca sans susciter la
moindre animosité[7],
Bilal Hassani est couvert d’insultes et
reçoit une multitude de menaces de la
part de ses coreligionnaires[8].
Ce paradoxe n’en est pas un si l’on
décrypte le sous-texte raciste qui
accompagne la promotion de l’artiste. La
rage qu’il suscite chez les indigènes
est inversement proportionnelle à
l’engouement qu’il provoque chez les
progressistes qui font des émules
aujourd’hui jusque dans les rangs de
l’extrême droite. Que ceux qui ne
trouvent pas cela suspect lèvent la
main.
– La négrophobie
non blanche : Depuis l’avènement du
racisme moderne, la hiérarchisation de
l’humanité place les Blancs en haut de
l’échelle raciale et les Noirs au plus
bas. Je ne vais pas rentrer dans les
détails de cette hiérarchisation liée
historiquement à la traite
transatlantique mais aussi à la place
qu’occupent les différentes nations dans
l’échiquier mondial issu de la modernité
coloniale, mais on peut affirmer sans
trop se tromper que si les
« Arabo-musulmans » ou les
« asiatiques » ont effectivement été
rabaissés au rang de race inférieure,
ils le sont malgré tout à un échelon
supérieur par rapport aux Noirs ce qui
crée un privilège que le sujet non Noir
exploitera à son avantage. Ainsi, si en
France les Maghrébins n’ont strictement
aucun pouvoir politique, ils feront ce
qui sera en leur pouvoir pour se
distinguer et maintenir la distance. Les
Maghrébins des classes moyennes vont
faire ce que font les Blancs : fuir les
cités où vivent « beaucoup » de Noirs ou
de Rroms. On voit aussi se développer un
mépris croissant pour les « beurettes à
khels » (beurettes à Noirs). Certains
hommes vivent la concurrence des hommes
noirs comme une injure à leur propre
virilité. Ajoutons à cela, la
surexploitation des Sub-Sahariens dans
certains pays du Golfe ou le fait que
les États du Maghreb sont financés par
l’Europe pour réprimer ces mêmes
Sub-Sahariens et les repousser vers le
désert où ils connaitront une mort
atroce. Le Maghreb arabe et musulman
devient le gendarme de l’Europe. Cette
sous-traitance impérialiste entretient
et renforce le racisme chez les
Maghrébins comme elle crée une profonde
amertume chez les Africains confrontés
non pas à l’Europe blanche mais au
Maghreb musulman. Ceci est l’une des
expressions de la contre-révolution
coloniale. De ses entrailles, naît
l’indigène raciste.
Que faire face à
cet ensauvagement ?
D’abord, ne pas le
nier.
Si vous me
demandiez, à moi qui ne suis pas
innocente, si je suis claire sur toutes
ces questions, je répondrais : « non ».
Pourquoi suis-je
donc incapable de répondre un « oui »
triomphal et sûr de lui ? Parce que
l’auteur des Damnés de la Terre nous l’a
appris, « une société est raciste ou
ne l’est pas ». La France moderne
étant l’un des piliers idéologiques du
racisme structurel à l’échelle mondiale,
je ne peux pas ne pas être traversée par
le racisme sous sa forme antisémite ou
philosémite, négrophobe ou négrophile,
comme je ne peux pas ne pas être
traversée par un déterminisme sexiste et
homophobe quand on sait comment le
projet colonial, dans le cadre de la
formation des Etats nation, s’est
accompagné par l’imposition de normes
hétérosexistes. Ce qui fait
système nous construit et nous
détermine.
Mais si
l’ensauvagement est un processus lié à
l’oppression raciste et non un état de
nature, alors on doit pouvoir l’enrayer.
Aimé Césaire disait du bourgeois
européen qu’il portait en lui un petit
Hitler. Nous pouvons étendre cette
remarque à nous tous. Si c’est le cas,
et c’est ce que je crois, il faut
pouvoir l’expulser, sauver l’indigène de
son ensauvagement programmé. Cela
passe par cette mise au point :
Notre ensauvagement
n’est que le miroir inversé de
l’ensauvagement originel blanc. Depuis
l’époque moderne, les premiers
ensauvagés sont les Blancs. Ce sont eux
qui commettent le génocide des
Amérindiens, les mêmes qui organisent la
traite négrière, eux qui accouchent de
l’Allemagne Nazie, qui exterminent les
Juifs, les Tziganes et les homosexuels.
C’est la modernité occidentale par le
truchement des États-Nation qui va
inventer cet homme nouveau conquérant,
raciste, viriliste et hétérosexiste. Et
si au final, nous sommes ensauvagés, ce
n’est pas tant par défaut de blanchité
que par trop plein de blanchité.
Quelle est l’étape
qui suit la reconnaissance ? Répondre à
la question de James Baldwin qui
pressentant l’ensauvagement de son
propre peuple a écrit cette phrase
sublime : qu’adviendra-t-il de cette
beauté ?
Difficile de
répondre quand le pouvoir, son
dispositif institutionnel et moral mais
également la gauche progressiste
flanquée de ses indigènes « éclairés »
mais très libéraux imposent leurs
recettes et empêchent toute forme de
marronnage politique :
Ils étaient
méchamment racistes, antisémites,
sexistes, homophobes durant toute la
période qui a précédé la capitulation
allemande et les indépendances. Ils ont
découvert cette laideur après les camps
de concentration. Ils ont inventé les
anticorps qui allaient éradiquer « le
monstre ». Ils y sont arrivés tant et si
bien qu’aujourd’hui, c’est contre le
monde indigène et contre les franges les
plus réactionnaires du monde blanc
qu’ils comptent parachever ce combat. Il
suffit de bien appliquer la recette.
Je prétends pour ma
part que la morale progressiste
néolibérale, tributaire d’une vision
linéaire de l’histoire et dépouillée de
toute forme de matérialisme politique ne
sert qu’à résoudre les contradictions de
classe, de genre et de sexualité entre
Blancs, à renforcer l’unité entre eux au
détriment des non-Blancs et à
sauvegarder les structures
fondamentales, capitalistes et
impérialistes, des sociétés
occidentales. La lutte des classes dont
l’objectif principal était pourtant
d’instaurer la société sans classe s’est
progressivement transformée en un
mouvement sociétal d’intégration à
l’ordre du droit capitaliste, tout comme
le féminisme ou les LGBT, comme si la
seule ambition de leurs défenseurs
n’était que de s’élever au niveau de
l’homme blanc et bourgeois. Car de qui
faut-il être l’égal en dernière
instance si ce n’est de cet homme-là ?
Dès lors, comment s’étonner que le
pouvoir récupère ces luttes, voire les
revendique sur un mode libéral puisque
toutes ces forces sont concentrées dans
un but ultime : consacrer la suprématie
de l’homme blanc incarnée de manière
stupéfiante par la figure de Donald
Trump ?
Seul un projet
décolonial est en mesure de défier cette
créature. Nous savons tous que Trump
représente la quintessence même du
capitalisme sauvage, de l’impérialisme,
du racisme, de l’antisémitisme et de
l’hétéro sexisme. Il concentre en lui
toutes les tares héritées de 500 ans de
domination blanche. Et nous sommes tous
une part de lui-même tant que nous
restons branchés sur son logiciel.
Il est pourtant des questions simples :
Pourquoi faudrait-il devenir l’égal de
cet homme-là ?
Poser la question,
c’est déjà un pas vers une solution
décoloniale.
Passons en revue
les nœuds que j’ai évoqués plus haut,
oublions le progressisme libéral et
empruntons le chemin de notre « désensauvagement »
:
-Parce que la
judéophobie indigène existe, il faut
être à l’avant-garde de la lutte contre
cette forme spécifique d’antisémitisme.
Si le philosémitisme d’Etat est bien une
forme métamorphosée de l’antisémitisme
ancien, un compromis entre le racisme
radical de l’extrême droite et la
préservation de l’Etat nation blanc
servant avant tout à perpétuer la
suprématie blanche et sur les Juifs et
sur les Indigènes tout en les mettant en
compétition, alors il faut mettre la
lutte contre le philosémitisme d’Etat à
l’ordre du jour de tout agenda
antiraciste conséquent. Si ce
philosémitisme n’est que le camouflage
d’un antisémitisme réel, il devient
urgent de mettre en évidence les ruses
du suprématisme blanc et de prendre le
contrepied de ceux qui se bornent à
dénoncer l’extrême droite ou les
nouvelles formes de judéophobie des
non-blancs tout en épargnant l’État, ses
médias et ses élites. Il est urgent pour
nous d’emprunter ce chemin car les
forces qui œuvrent à notre « intégration
par l’antisémitisme » sont de plus en
plus mobilisées. Si nous ne veillons pas
à notre « beauté », il est fort probable
que continuerons à assister impuissants
à la zemmourisation d’une partie des
nôtres, qui finiront désignés à la
vindicte progressiste de la société
blanche, qui aura trouvé ses coupables
idéaux.
-Parce que les
violences des hommes non blancs envers
les femmes ou envers les homosexuels ne
sont pas qu’un fantasme de raciste mais
bien une réalité s’inscrivant dans un
contexte où ces hommes sont dominés, il
serait temps de considérer les
masculinités subalternes comme des
sujets à part entière et refuser de
fonder et de rendre la cause des hommes
non blancs tributaire du féminisme noir,
islamique, intersectionnel ou même
décolonial. Comme le dit l’intellectuel
noir Tommy Curry, il y a un vide
théorique autour de la question des
masculinités noires, comme si elles
étaient violentes, dangereuses et
irrécupérables par nature, comme si leur
seul espoir de rédemption résidait dans
la reformulation de leur masculinité à
travers une éthique féministe noire,
niant ainsi la valeur intrinsèque de ces
hommes. Nous pensons au PIR que le
simple fait d’être la cible privilégiée
des crimes policiers, et de remplir les
prisons suffit à faire des hommes
indigènes une cause à part entière sans
que celle-ci ne soit subordonnée au
féminisme décolonial (dont nous avons
tenté une approche théorique dans
plusieurs textes[9]).
Il s’agit ici de combler un trou et de
répondre à la question : l’intérêt des
hommes indigènes est-il défendable en
soi ? La réponse est oui si l’on
comprend qu’il existe une singularité du
genre masculin indigène. Les hommes non
blancs ne sont pas simplement opprimés
en tant que Noirs, Arabes ou Rroms mais
aussi en tant qu’hommes. Je mets en
garde contre les amalgames faciles entre
le masculinisme blanc qui est un rejet
viscéral du féminisme et dont on connait
les expressions publiques (Zemmour,
Houellebecq, Soral…) ou les passages à
l’acte meurtriers[10].
Il y a une différence de nature entre un
masculinisme nostalgique d’une
domination patriarcale absolue et réelle
et une réaction masculine subalterne
dont les dimensions potentiellement
violentes ou criminelles sont rendues
ambivalentes par une résistance
légitime, d’autant plus ambivalentes que
le monde blanc les fantasme et les
sur-représente. L’innocence des hommes
blancs passe par la fabrique de la
culpabilité des hommes non-blancs. Lire
les réactions masculines indigènes au
prisme du masculinisme blanc relève
ainsi soit d’une erreur d’analyse, soit
d’une paresse intellectuelle, soit d’une
volonté maligne. Ainsi, s’il n’y a pas
d’unité du genre masculin comme il n’y a
pas d’unité du genre féminin (nous avons
depuis longtemps fait la démonstration
que les femmes blanches font
spontanément le choix des hommes blancs
plutôt que des femmes non blanches), la
cause des hommes non blancs est tout
aussi légitime que celle des féministes
indigènes qui doivent pouvoir trouver
leur articulation à travers une ligne
décoloniale. La condition des femmes ou
des homosexuels trouve ici son
paradoxe : il n’y aura pas de solution
pour ces deux groupes tant que
l’oppression spécifique du genre
masculin hétérosexuel non-blanc ne sera
pas posée, car dans sa chute comme dans
sa réhabilitation, il entraine les
autres. Ceci est l’une des conditions de
notre désensauvagement collectif.
-Parce que le
racisme intercommunautaire est, avant
d’être un fait instrumentalisé par les
racistes, une réalité tangible, il faut
espérer et accepter le développement de
rapports de force entre groupes dominés.
Il faut espérer l’émergence d’un
véritable « Pouvoir Noir » par lui-même
et pour lui-même, qui s’impose d’abord
aux Blancs mais également à la
« minorité » Arabo-musulmane qui, comme
le souligne Sadri Khiari « cessera de
mépriser les Noirs le jour où elle
cessera de se croire blanche »[11].
La question noire n’est pas soluble dans
la question arabe et musulmane qui n’est
elle-même pas soluble dans la question
Rrom. Chaque racisme étant spécifique et
singulier, il en devient autonome. Cela
est vrai pour la négrophobie,
l’islamophobie, la rromophobie et
l’antisémitisme. L’alliance des Suds du
Nord ne pourra s’envisager que lorsque
ces forces autonomes seront établies et
auront leur agenda propre. C’est l’idée
que nous avons tenté d’esquisser l’année
dernière avec le Bandung du Nord dans la
perspective d’une Internationale
décoloniale avec des représentants de
chaque groupe.
Ce sont ici
quelques pistes de réflexion qui
pourraient tracer un chemin vers un
dénouement décolonial. Il nous est en
effet permis de rêver car notre mémoire
indigène contient l’histoire de sociétés
sans fascisme, sans racisme, sans viol[12],
sans haines intercommunautaires ou
religieuses[13].
Et s’il existe une raison supplémentaire
pour suivre ce chemin, laissons-nous
convaincre par la jubilation avec
laquelle les grands médias et les
grandes consciences publiques
brandissent chaque preuve de notre
« sauvagerie » atavique comme autant de
trophées. Il n’y a qu’à observer la
délectation ou le plaisir sadique avec
lequel ils se repaissent de notre
avilissement : Agression contre une
femme trans à République, menaces de
mort contre Bilal Hassani, insultes
antisémites par tel « Musulman
d’apparence », propos injurieux et
racistes de Mehdi Meklat alias Marcellin
Deschamps, insultes homophobes de
Patrice Evra, compagnonnage de Dieudonné
avec Faurisson, haine et violence contre
les Rroms, propos négrophobes de tel
youtubeur, comportement violent de
Yacine Bellatar… La liste est longue et
promise à s’allonger.
Car notre
ensauvagement agit comme un activateur
de la sublimation blanche. Plus nous
sommes laids, plus ils sont beaux. Plus
nous fautons, plus nous les confirmons
dans leur autosatisfaction. Nous sommes
leurs doubles maléfiques et ils ont
besoin de notre moi corrompu pour
entretenir leur innocence. En revanche,
plus nous prenons conscience de notre
beauté, plus leur laideur apparait par
effet de contraste. C’est alors qu’ils
n’ont plus qu’une alternative : soit se
réformer et suivre le chemin de l’amour
révolutionnaire, soit bruler les
sorcières. A ce stade de la réflexion,
une dernière question reste à poser :
existe-t-il une beauté blanche ? Je suis
convaincue que notre existence politique
peut aider nos alliés blancs à y
répondre mais je considère qu’ayant
balayé devant notre porte, il leur
revient à eux d’accomplir cette tâche.
Houria Bouteldja,
membre du PIR
[1]Lettre
à mon neveu – James Baldwin
[2]
« Qu’adviendra-t-il de toute cette
beauté ? »
[3] « Le
patriarcat chez nos ancêtres est une
invention sexiste d’archéologues hommes »
[4] « Eunuque
et violeur : le devenir homme Indigène
en Occident »
[5] »Trois
jeunes en détention pour une tentative
de meurtre homophobe à Drancy«
[6]
« African homophobia and the colonial
roots of African conservatism »
[7]http://fr.le360.ma/lifestyle/culture-et-traditions-quand-les-hommes-se-travestissent-et-que-le-maroc-chante-danse-et-rit-163333
[8]« Menaces
homophobes : Bilal Hassani, qui
représentera la France à l’Eurovision,
porte plainte »
[9] »Féministes
ou pas ? Penser la possibilité d’un «
féminisme décolonial » avec James
Baldwin et Audre Lorde »
[10]Attentat
masculiniste de Toronto : » Les femmes
disent maintenant qu’elles ont peur »
[11]La
« question noire » en Tunisie
[12]« Les
cultures enclines au viol et les
cultures sans viol. Les études
interculturelles »
[13] Je me permets de préciser ici
que ce propos n’est ni naïf ni
idéaliste. Il va de soi que la
barbarie ou le crime n’ont pas été
inventés par l’Occident et que toutes
les sociétés pré-coloniales connaissent
des formes ou d’autres de violence,
d’exploitation voire même de crimes de
masse. Je parle ici uniquement de formes
de violences nouvelles imputables à des
phénomènes modernes et identifiés comme
le fascisme, le racisme, le nationalisme
ou la globalisation néo-libérale.
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