Entretien avec
Nissim Amzallag
Yann Moix ou « l’antisémitisme casher »
Olivier Mukuna

Jeudi 21 novembre 2019
A l’initiative
d’une large diffusion en Israël des
écrits et dessins antisémites,
négrophobes et négationnistes de Yann
Moix, le chercheur franco-israélien
Nissim Amzallag se définit comme un
lanceur d’alerte. Selon lui, on ne peut
comprendre les véritables enjeux de
l’affaire ni «
le danger énorme
» qu’elle
recèle sans lire l’abjection intitulée «
Ushoahia
».
Entretien.
Pouvez-vous vous
présenter brièvement ?
Nissim Amzallag : J’ai 57 ans,
marié, 4 enfants et je suis chercheur à
l’Université de Beer Sheba (Israël),
historien du Proche-Orient ancien. L’un
de mes principaux sujets de recherche
est l’émergence du monothéisme. C’est
dans ce cadre que j’ai compris que
l’antisémitisme plongeait ses racines
bien plus loin que le christianisme et
l’islam ; bien plus loin que les
religions concurrentes du judaïsme.
L’antisémitisme, ce n’est pas seulement
la haine des juifs. C’est un racisme
exterminateur et récurrent de siècle en
siècle. En cela, il diffère des autres
racismes exterminateurs à l’origine du
génocide des Amérindiens, des Tutsis ou
des Arméniens. Les descendants de ceux
qui ont eu la chance de survivre ne sont
plus aujourd’hui menacés. Contrairement
aux Juifs. Mes recherches sur le monde
ancien proche-oriental m’ont convaincu
que l’antisémitisme exige un traitement
particulier.
Comment
avez-vous pris connaissance puis décidé
de travailler sur l’affaire Yann Moix ?
N.A : J’ai été informé par
l’intermédiaire d’un vieil ami français
qui possédait, depuis des années, des
exemplaires de « Ushoahia ». Il
m’en avait parlé en me disant que son
auteur était «un fou furieux ».
Je ne voulais pas voir ces exemplaires,
ça ne m’intéressait pas... jusqu’aux
révélations de l’Express, fin
août dernier (1). J’ai alors commencé à
suivre l’affaire, mais je n’avais
toujours pas vu ni lu les écrits en
question. Tant qu’on n’a pas lu «ça » :
on ne peut pas se rendre compte ! On se
dit : ‘Ma foi, encore un type qui a
écrit, dans sa jeunesse, que les juifs
aiment l’argent, etc.’, agrémenté de
blagues scabreuses. C’est pénible, bien
sûr, mais s’il s’agit d’un truc à petite
échelle, à 30 ans d’écart, ça ne
m’intéressait pas. Puis, j’ai visionné
l’émission « On n’est pas couché
» de Laurent Ruquier (France 2)
dans laquelle Yann Moix était
invité. Et là, j’ai été assez
perturbé...
C’est la façon dont Yann Moix s’est
défendu ou « expliqué » qui vous a
perturbé ?
N.A : Ce n’est pas tellement lui.
Pris la main dans le sac, j’ai compris
son malaise puisque, en plus, c’est une
personnalité connue pour défendre
Israël. C’était donc un cas un peu
piquant. J’ai compris son désir de
vouloir minimiser, ce qui est humain.
Non, ce qui m’a perturbé, c’est la
réaction de l’entourage sur le plateau.
C’est Ruquier et les autres qui ne lui
ont pas posé les bonnes questions. Cette
mise en scène m’a mis mal à l’aise...
Lorsque vous visionnez cette
émission, vous détectez donc une
complaisance à l’égard de Yann Moix ?
N.A : Tout à fait ! Une
complaisance absolument insupportable et
qui se voyait trop bien... J’en ai
d’abord été irrité ! Au bénéfice du
doute, j’ai ensuite pensé que Moix était
en train de faire ses adieux au public,
de s’expliquer avant de disparaître de
la scène. Ce qui aurait dû être le cas.
La complaisance de ses amis et
collègues, finalement, pouvait aussi se
comprendre : ne lui rendaient-ils pas un
dernier service en lui permettant de
faire ses adieux dignement ? Mais j’ai
vite compris que ce n’était pas des
adieux. Notamment après l’interview
abominable de la grand-mère des frères
Moix, âgée de 94 ans, par Eric
Naulleau, diffusée sur C8 dans
l’émission de Cyril Hanouna. (2).
Là, ça n’allait plus ! Le doute n’était
plus permis : Yann Moix préparait son
retour à la télévision avec la
complicité de ses collègues. D’ailleurs,
question mise en scène, Hanouna est
encore moins futé que Ruquier. Son
émission était odieuse ! J’ai recontacté
mon vieil ami qui était, quant à lui,
persuadé que la carrière de Yann Moix
était terminée. Je lui ai répondu :
‘Non, il est en train de revenir’. Et je
ne me suis malheureusement pas trompé.
Le jour où j’ai appris que Yann Moix
était annoncé dans l’émission de Cyril
Hanouna du 7 novembre, j’ai
immédiatement rappelé mon ami avec une
seule demande : ‘Envoie-moi les
exemplaires de Ushoahia’...
C’était il y a une semaine ?
N.A : Oui. Je voulais enfin voir
ce qu’il y avait dedans. Juger par
moi-même cette saloperie. Mon ami me l’a
envoyée. Et là, les bras m’en sont
tombés. C’était... Une nausée immense !
Mais surtout, j’ai pris conscience d’un
danger énorme. Des véritables enjeux de
toute cette affaire. D’abord, il est
impossible de pardonner à Yann Moix.
Impossible ! Comme le dit le sous-titre
[« Le magazine de l’extrême”] de
sa «revue » : il s’est en effet vautré
dans la plus outrancière et ordurière
des formes de l’antisémitisme. Dès lors,
si l’on pardonne ça, alors tout peut se
pardonner ! Puisqu’il a mis la barre le
plus haut possible, un pardon
équivaudrait à rouvrir la voie à une
légitimation de l’antisémitisme...
Certains veulent se focaliser sur les
dessins, mais les textes sont beaucoup
plus graves. Ils ne relèvent pas
uniquement une jalousie, une haine, ou
une volonté d’exclusion : ils sont
exterminateurs. Avec plusieurs hommages
à Hitler. C'est la quintessence de
l’antisémitisme, avec un mélange
scabreux d’abominations et de sarcasmes
qui provoque la nausée. On note aussi
une sorte d’ivresse (2). Il y a dans les
phrases de Moix quelque chose d’enivrant
et, par là même, d’extrêmement
dangereux.
« Quelque chose d’enivrant
» ? Pouvez-vous préciser ?
N.A : Il y a un enivrement dans
l’horreur. Ce n’est pas Faurisson qui
déroule froidement sa thèse selon
laquelle les chambres à gaz n’ont pas
existé. Non, ici, nous sommes confrontés
à une véritable soûlerie du sang, une
joie, un délire pogromiste. On est dans
la galvanisation d'un groupe qui se
prépare à massacrer. C’est ça qui m’a
atterré et effrayé... Vous savez, les
médias français sont trop sentimentaux.
Ils sont en train de se demander si le
repentir de Yann Moix est sincère ou
pas. Or, cette question est secondaire.
S’il est sincère, alors qu’il finisse sa
vie dans l’anonymat ; mais s’il ne l’est
pas : qu’il soit honni ! Que le courroux
de tous s’exerce contre lui ! En fait,
s’interroger sur son hypothétique
repentir nous détourne du vrai
problème : ce qu’il a fait et qui est
d’une gravité impardonnable.
Vous vous opposez donc aux propos
exprimés par Bernard-Henri Lévy et qu’on
pourrait résumer ainsi : ’Tout homme a
droit à une seconde chance, surtout mon
ami Yann Moix !’...
N.A : C’est l’autre enjeu
gravissime de cette affaire. La
connivence, le soutien dont bénéficie
Yann Moix de la part de certaines
personnalités de la communauté juive. Je
trouve cela extrêmement grave ! Si une
figure juive de la lutte contre
l’antisémitisme telle que Bernard-Henri
Lévy - ou d’autres car il n’est pas
le seul - pardonne à Yann Moix et
considère que «Ushoahia” n’est
qu’une erreur de jeunesse, c’est
inventer une forme «d’antisémitisme
casher” ! Autrement dit : à partir du
moment où un antisémite - ou quelqu’un
que l’on est en droit de suspecter de
l’être encore - demande pardon et
défend Israël, son antisémitisme
devient-il acceptable, tolérable ? BHL
et ses complices sont en train
d’inventer une nouvelle procédure
d’acquittement moral où il suffirait
d’exécuter quelques pirouettes contrites
et judéophiles pour se faire exonérer
d’avoir eu - ou d’avoir encore - l’âme
d’un monstre ! C’est inacceptable ! Et
je ne fais pas ici le procès de
Bernard-Henri Lévy, que je ne connais
pas et auquel je ne prête aucune
intention machiavélique. Son attitude me
rappelle néanmoins celle de certains
intellectuels juifs durant la montée du
nazisme. Ces personnes n’étaient pas du
tout nazies, mais par leur erreur
d’analyse, leurs mauvais choix, elles
ont tragiquement contribué à ce que ce
totalitarisme puisse s’imposer...
Ce « pardon » de BHL demeure donc
central et a incité d’autres - Hanouna
et Naulleau - à réhabiliter Yann Moix et
même à lui proposer du travail (3) sur
la chaîne privée C8 ?
N.A : Oui, Bernard-Henri Lévy a créé
cette passerelle. Je pense même que la
complaisance d’une partie de l’élite
intellectuelle parisienne envers cette
affaire découle du soutien de BHL à Yann
Moix. A partir du moment où ce dernier
bénéficie d’un tel soutien, bien peu,
dans le landerneau littéraire, oseront
se le mettre à dos. Qu’il le veuille ou
non, BHL sert de bouclier à Yann Moix
pour cacher le fond immonde de cette
affaire. J’espère vraiment que, pour son
honneur, BHL a lu de ses propres yeux
les odieux pamphlets de son protégé et
qu’il va faire marche arrière. Il serait
temps. Pour lui comme pour tout le
monde. C’est quelque chose de
nécessaire...

Extrait d'Ushoahia
n°1 de Y. Moix
Les médias ont
largement invisibilisé le degré inouï de
négrophobie contenu dans le n°2 de «
Ushoahia ». Une haine négrophobe
intense, là aussi, traversée de
comparaisons négationnistes. Quel est
votre analyse sur cette articulation
antisémite et négrophobe chez Yann Moix
?
N.A : Sa haine des Noirs est
l’extension naturelle du racisme
exterminateur antisémite. Et par cette
généralisation, il transforme sa haine
en misanthropie, et la banalise. Mais sa
référence permanente reste un
antisémitisme viscéral. Raison pour
laquelle, même dans cette vingtaine de
pages racistes contre les Noirs, il ne
peut s’empêcher de revenir sur la
négation de la Shoah. Vous savez, les
nazis, eux aussi, ont étendu leur schème
antisémite à l’encontre des Roms, des
Gitans et d’autres peuples qu’ils
classaient non-aryens. Dès le moment où
ce schème se met en place, il s'étend
pour devenir un danger mondial. Et si on
veut éradiquer ce péril, on doit d’abord
l’éliminer en tant qu’antisémitisme.
10) Comment expliquer la gêne ou
la complaisance des élites médiatiques
françaises à traiter de ces enjeux qui
vous ont sauté aux yeux ?
N.A : Le premier problème rencontré
dans cette affaire, c’est l’affaissement
intellectuel de la plupart des faiseurs
d’opinion du milieu médiatique français.
On ne peut même plus les qualifier «d’élites
». Le niveau de débat est très bas.
Tout y est ravalé au rang du sentiment
et de l’émotion. On parle à longueur
d’émission de l’enfance battue de Yann
Moix, sans même se poser la question de
la vraisemblance de ce qu’il affirme
dans son livre Orléans ou sur les
plateaux. On le laisse traiter ses
parents de « nazis », son père de «
raciste » : une circonstance bienvenue
permettant d’expliquer, sinon d’excuser,
l’errance à l’origine de «Ushoahia».
L’empathie et les circonstances
atténuantes pour justifier
l’injustifiable. C’est d’autant plus
honteux que Moix n’était plus un enfant,
mais un adulte de 22 ans ! Le second
problème, c’est que pratiquement
personne n’a eu «Ushoahia»
entre les mains. Personne ne l’a
vraiment lu pour en constater l’horreur.
Maintenant que ce torchon est
accessible, celui qui choisira d’en
défendre son auteur le fera en toute
connaissance de cause et devra en
assumer toutes les conséquences.
On en arrive au dilemme auquel sont
confrontés les médias : même pour les
dénoncer, faut-il médiatiser ces
abjections racistes et négationnistes au
risque de les promouvoir ? Le rôle de la
presse est-il de montrer ce type de
saloperies dégradantes ?
N.A : Il y a une différence entre
diffuser et rendre accessible. Je ne
pense pas qu’il faille diffuser «
Ushoahia ». Mais au vu des
circonstances et du retour médiatique de
Yann Moix, il est devenu nécessaire de
le rendre accessible. Il n’est bien sûr
pas question d’inciter tout un chacun à
lire ces horreurs. Toutefois, quiconque
prétendra soutenir Yann Moix ne pourra
plus les ignorer. Aussi, ses soutiens
seront-ils mis face à leur
responsabilité. Si j’ai répondu
favorablement à votre demande
d’interview, c’est dans cet objectif :
il faut lancer l’alerte ! Il faut
revenir à une tolérance zéro face à
l'antisémitisme, et plus
particulièrement quand il est
ouvertement exterminateur. Si on
poursuit dans la complaisance et la
superficialité actuelles, je crains que
nous ne soyons bientôt face à un tsunami
d’antisémitisme...

Extrait d'Ushoahia
n°1 de Y. Moix
Les médias
israéliens ont-ils traité l’affaire ? Ou
vont-ils désormais le faire en fonction
de votre alerte ?
N.A : Pas encore, à ce stade. Dès
le 6 novembre, j’ai lancé l’alerte en
Israël auprès de l’Observatoire de
l’antisémitisme qui dépend du ministère
chargé des relations avec les
communautés juives du monde. J’ai
également alerté deux Instituts de
recherche sur l’antisémitisme
contemporain (l’institut Kantor de
l'Université de Tel Aviv et l’institut
Vidal Sasson de l'Université hébraïque
de Jérusalem). J'ai bien précisé : «
Il vous faut agir parce qu’on est
potentiellement face à quelque chose
d’extrêmement dangereux ». Et j’ai
déjà eu des retours très intéressés.
Le 7 novembre, sur C8, Yann Moix a
promis d’attaquer en justice quiconque
l’accuserait d’antisémitisme... Cela
vous intimide-t-il ?
N.A : Non. Et cette menace
accentue mon doute sur son repentir. Une
logique de repentir, c’est prendre sur
soi, vouloir s’améliorer, s'inquiéter
des conséquences de ses actes. Et non se
juger soi-même pour ensuite dire :
‘Voilà, je me suis assez excusé.
Maintenant le prochain qui me critique
ou m’accuse : je l’attaque’. Ça, c’est
une mascarade ! Mais le problème est
moins Yann Moix que tout son entourage.
Lui, il doit se faire oublier et être
définitivement banni de la scène
médiatique. Sinon, demain, n’importe
quel fou furieux pourra écrire des
choses aussi abominables en se disant :
« Pas grave : au pire, je ferai mon
come-back dans deux ans »... C’est
un repentir collectif des principaux
acteurs de la communauté des médias
français que nous attendons. Parce
qu'ils n'ont pas été à la hauteur dans
cette affaire. Hanouna, Naulleau, BHL et
d’autres doivent s’excuser publiquement
pour avoir minoré les conséquences de
leur indulgence. Afin, justement,
d’enrayer la possibilité que « l’affaire
Ushoahia » ne devienne un
précédent, un nouveau standard de
l’antisémitisme contemporain.
Propos recueillis par Olivier
Mukuna
Notes :
(1)
https://www.nouvelobs.com/societe/20190827.OBS17627/et-maintenant-les-textes-negationnistes-de-yann-moix.html
(2)
https://www.7sur7.be/people/le-frere-de-yann-moix-va-poursuivre-eric-naulleau-en-justice~a10cd60b/
(3)
https://www.dhnet.be/medias/television/affaire-yann-moix-alors-qu-il-s-offre-un-suprenant-come-back-mediatique-on-a-mis-la-main-sur-le-journal-infame-qu-il-a-publie-plus-jeune-5dc2eaa7f20d5a0c46b6d44f/a>
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