Entretien
« L’antisémitisme n’est pas le
racisme le plus virulent mais le plus
manipulé »
Michèle Sibony
Mardi 18 février 2019
Etat d’Exception : une inscription « Juden »
sur la vitrine d’une boutique Bagelstein,
des tags de croix gammées sur les
portraits de Simone Weil, la dégradation
du lieu de mémoire d’Ilan Halimi… Quelle
est ta lecture des actes antisémites des
derniers jours ?
Michèle Sibony : ces actes sont bien sûr
insupportables et toute la difficulté
est de les voir pour ce qu’ils sont,
indépendamment de la manipulation
outrancière dont ils font l’objet. Ces
actes réveillent une anxiété liée à la
diffusion et à la normalisation de
l’antisémitisme au sein de la société.
Que l’on puisse aujourd’hui écrire « Juden »
sur une vitrine a quelque chose
d’effrayant.
Le problème face à
de tels actes, c’est le double écran que
constitue leur instrumentalisation ; un
écran qui aveugle aussi bien ceux qui
voient dans ces actes la résurgence du
nazisme, que ceux qui ne voient que leur
instrumentalisation. Notre capacité de
regarder et d’analyser ces faits pour ce
qu’ils sont est mise à mal par ce double
écran.
Ces actes
surviennent dans un contexte social très
particulier et son utilisés
politiquement pour discréditer les
« gilets jaunes » et dire à la
population que c’est à cause des juifs
qu’on va brimer ce mouvement. Des actes
tout aussi racistes visent de manière
régulière des lieux de culte musulmans,
par exemple, sans bénéficier du même
écho médiatique.
Dans ce contexte
de fortes contestations populaires
justement, l’instrumentalisation
politique de l’antisémitisme vise-t-elle
à discréditer les contestataires ?
Nous sommes
aujourd’hui face à un pouvoir et des
organisations politiques extrêmement
cyniques, qui utilisent les juifs sans
aucun scrupule au service de leur agenda
politique. Pareille manipulation
renforce bien entendu l’antisémitisme,
qui viendra à son tour renforcer cette
logique perverse et donnera de nouveau
l’occasion à la classe politique de
manipuler l’antisémitisme. C’est
infernal.
Ce cynisme je le
qualifie pour ma part d’antisémite, car
cette amplification énorme des actes
antisémites joue contre les juifs. Je
pense que tout le monde voit cela et le
comprend. La manipulation politique à
laquelle nous assistons montre l’absence
totale de réflexion stratégique sur
cette question.
Un appel à
manifester a été signé par toutes les
formations politiques parlementaires (à
l’exception du RN). Que révèle selon toi
cette unanimité politique contre
l’antisémitisme ?
Il y a certainement
plusieurs éléments de réponse. D’un
côté, il y a ceux qui ont intérêt à
opérer une manipulation politique des
derniers actes antisémites. Il y a aussi
ceux qui ont peur de ne pas en être par
crainte d’être à leur tour traités
d’antisémites. Et il y a tous ceux qui
en ont marre des « gilets jaunes » et
qui acceptent cette manipulation comme
diversion.
Les personnes qui
acceptent d’entrer dans cette combine et
de mettre les juifs au cœur des enjeux
sociaux du moment sont soit racistes, ou
bien se font les complices de ce
racisme.
Comme nous l’avons écrit dans un
communiqué de l’UJFP : « Placer les
juifs au cœur de la division sociale,
c’est le rôle historique de l’extrême
droite qu’assument aujourd’hui sans
complexe les soutiens de Macron. Tous
ceux qui reprennent cet agenda à leur
compte font rigoureusement preuve
d’antisémitisme. »
Mettre ainsi les
juifs au cœur des enjeux sociaux en dit
long sur l’inconscient français sur les
juifs et sur l’inconscient politique sur
les juifs. C’est terrible.
Ce n’est que
tardivement que la FI a été intégrée
dans la liste des organisations
signataires. Pourquoi avoir voulu mettre
(momentanément) la FI à l’écart ?
A mon avis, on
reproche à la FI de ne pas être assez
pro-sionistes. Le problème c’est que la
FI accepte les termes de la manipulation
et participe au rassemblement. Les
Insoumis auraient pu tout aussi bien
initier un autre appel et marquer leur
désapprobation de la manipulation
politique en cours. Un tel suivisme me
laisse perplexe.
En 2018, une
même unanimité s’était manifestée après
le meurtre de Mireille Knoll. Toute la
classe politique avait répondu à l’appel
lancé par le Crif. Cette fois
l’initiative vient de la classe
politique et non du Crif, pourquoi ?
J’aimerais déjà
rappeler que presque un an après le
meurtre abject de cette octogénaire, le
mobile antisémite n’a pas été prouvé.
Avec le recul, on mesure tout
l’emballement médiatique qui avait
entouré cette mort. Aujourd’hui, c’est
effectivement la classe politique et non
plus le Crif, qui est à l’initiative. La
réaction politique a été immédiate et
c’est peut-être la raison qui explique
que le Crif n’ait pas eu besoin d’en
faire plus.
Dans un communiqué collectif qui
rassemble plusieurs signataires, dont
l’UJFP, il est écrit que
« L’antisémitisme est une affaire bien
trop grave pour la laisser à celles et
ceux qui, jour après jour, s’emploient à
stigmatiser et à réprimer les
minorités ». Pourrais-tu développer
cette idée ?
Nous nous plaçons
en contrepoint de toutes les forces qui
saturent l’espace avec l’antisémitisme.
La disproportion qu’il y a avec les
autres manifestations de racisme est
effrayante. Par exemple, il n’y a qu’à
voir la couverture médiatique accordée à
l’altercation dont a été l’objet Alain
Finkielkraut et la comparer avec celle
quasi inexistante accordée à des actes
de violence raciste pourtant fréquents.
C’est la raison
pour laquelle il nous parait nécessaire,
à nous les forces de l’antiracisme
politique, de poser sur la table toutes
les manifestations de racisme et de ne
pas trier en fonction des victimes ou
des auteurs. Les crimes policiers et
l’impunité judiciaire dont ils
bénéficient, une femme en hijab
attaquée au cutter dans le métro, ce
sont des manifestations de racisme tout
aussi graves que des agressions
antisémites. Notre volonté et de nous
battre tous ensemble et de la même
manière contre tous ces phénomènes.
Une vue d’ensemble
nous montre ainsi que l’antisémitisme
n’est pas le racisme le plus virulent
mais celui qui est de loin le plus
manipulé. Cette position que l’on peut
qualifier de « judéophile » de la classe
politique est constitutive du racisme
institutionnel. Cela soulage les
institutions de l’Etat et leur permet de
se poser en arbitres, en défenseurs du
droit.
C’est la raison
pour laquelle
vous organisez de votre côté votre
propre rassemblement à Paris ?
Se décaler de
l’initiative des 14 formations
politiques dont on a parlé, c’est à la
fois un acte politique et social. C’est
marquer notre refus de parler des actes
antisémites de la manière dont elles
veulent en parler. Ceux qui sont en
capacité de faire ce décalage, ceux qui
en ont besoin, ce sont les
populations racisées. D’abord parce
qu’on leur fait porter le chapeau en
permanence. Ensuite parce qu’elles sont
victimes de choses que l’on passe le
plus souvent sous silence.
Nous appelons à
manifester pour dire que les vrais
antiracistes, c’est nous. C’est nous qui
luttons contre toutes les manifestations
de racisme, y compris dans ses
dimensions structurelles. La
manifestation des 14 partis n’est pas
une manifestation contre
l’antisémitisme. Ils ne font
qu’instrumentaliser et renforcer cette
forme spécifique de racisme.
En prenant nos
distances avec l’initiative des 14
partis, nous souhaitons leur montrer
aussi que leur politique sociale est
racialisée. En utilisant les juifs et
l’antisémitisme, ils mettent la question
raciale au service de leur agenda
politique. Du coup, les divisions qu’ils
provoquent ne se font pas seulement sur
le terrain social, mais sur des bases
raciales. C’est en cela que leur logique
est dangereuse.
Propos
recueillis par
Rafik Chekkat.
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