Entretien
Marwan Mohammed : « C’est une chasse
débridée
et violente qui s’est ouverte »
Dimanche 1er novembre 2020
Par
Nawfel Achache
Le 28/10/2020
Avec le sociologue
du CNRS Marwan Mohammed, le Bondy Blog
revient sur l’emballement médiatique et
politique après l’assassinat de Samuel
Paty, professeur d’histoire-géographie
et d’éducation morale et civique, le 16
octobre à Conflans Sainte Honorine, visé
par un attentat meurtrier pour avoir
enseigné la liberté d’expression en
montrant dans son cours les caricatures
reprises par Charlie Hebdo. Entretien.
Le bruit des
interventions médiatiques et politiques
clivantes n’éclaire pas le débat public,
surtout lorsque l’union nationale est de
mise après une attaque aussi brutale que
celle de l’attentat de
Conflans-Sainte-Honorine qui a fait
perdre la vie au professeur
d’histoire-géographie, Samuel Paty, le
16 octobre dernier.
À minima, ces
prises de positions qui reprennent des
mots flous (islamo-gauchisme,
séparatisme, communautarisme, etc),
saturent le débat, qui prend
progressivement la forme d’un nouveau
maccarthysme, d’une chasse aux
sorcières, en désignant des responsables
présumés solidaires, hors de l’enquête
judiciaire, sur la base unique de
différences de points de vue face à
l’exécutif, devenues anti-républicaines.
Cette hystérisation
du débat public ne date pas
d’aujourd’hui, elle est malheureusement
répétitive lors d’un événement tragique
lié au terrorisme, et plus largement
lorsqu’il s’agit des questions liées
l’islam. Pis, elle participe de plus en
plus ouvertement à la fabrication d’un
« problème musulman », une
dynamique de plus en plus inquiétante,
qui ne permet pas de comprendre la
situation pour y apporter la réponse
adéquate.
Pour prendre du
recul sur la situation et l’analyser, le
sociologue Marwan Mohammed a accepté de
répondre à nos questions, lui qui s’est
« juré d’arrêter avec ces faux
débats, sur des faux concepts ».
Chargé de recherche au CNRS, il a
collaboré à l’écriture de deux livres
importants : « Islamophobie, comment les
élites françaises fabriquent le
‘problème musulman’ », La Découverte
(2013) et « Communautarisme ? »
aux Presses Universitaires de France
(2018),
sur lequel nous nous sommes déjà
entretenus.
Comment analysez-vous le traitement
médiatique et politique quelques jours
après l’attentat de
Conflans-Sainte-Honorine et la mort de
Samuel Paty ?
En même pas 48
heures, Samuel Paty a quasiment disparu,
effacé par la polémique et une
concurrence féroce, une furie
revancharde pour désigner des coupables
et orchestrer le procès médiatique et
politique de personnes ou
d’organisations telles que
l’Observatoire de la laïcité, le CCIF ou
l’ONG Baraka City que rien ne relie,
sinon l’accusation médiatique, au geste
ignoble du terroriste.
Geste auquel ont
également été associés des organisations
et des figures intellectuelles et
politiques de gauche, des militant
antiracistes comme Rokhaya Diallo ou
bien le journaliste et directeur de
Médiapart Edwy Plenel. Ce défoulement et
le Maccarthysme qu’il charrie sont d’une
rare violence. Un cap a été franchi.
Rokhaya Diallo,
associée à la mort des journalistes de
Charlie Hebdo, par Pascal Bruckner.
La douleur des
proches de Samuel Paty, de ses collègues
et de ses élèves, la douleur dans la
population se sont effacées pour laisser
la place à un concours de désignation de
cibles, un appel à la revanche et à une
surenchère de propositions sécuritaires
et punitives bien souvent absurdes et
dangereuses.
Tous ces porteurs
de discours revanchards et surexcités
ont, comme l’a formulé l’éditorialiste
Christophe Barbier, « profité de
cette tragédie » pour régler leurs
comptes, cibler leurs ennemis politiques
ou faire avancer leur agenda politique
au risque d’abîmer davantage la société
et ses institutions.
L’éditorialiste
Christophe Barbier, a suggéré qu’il
fallait « profiter » de l’attentat de
Conflans-Sainte-Honorine pour relancer
la loi Avia sur les contenus haineux sur
internet, retoquée par le Conseil
Constitutionnel.
Les espaces
médiatiques permettant un débat de fond
se sont raréfiés. De nombreux
observateurs et fins connaisseurs du
terrorisme, des radicalités ou de
l’islamisme radical ont décliné les
sollicitations médiatiques estimant, à
juste titre, qu’une parole nuancée peut
difficilement trouver place dans un
climat hystérisé ou que le temps du
silence face au drame devait être
prolongé.
J’ajoute qu’au-delà
des discours appelant à la haine et la
manipulation des émotions, la médiocrité
des arguments, l’indigence de la pensée
et le simplisme ont quelque chose
d’effarant et de décourageant, notamment
lorsque cela émane des plus hautes
sphères de décision politique. La
nouveauté est que le gouvernement a
immédiatement entériné et validé ces
discours de stigmatisation, de division
et ce vocabulaire guerrier.
Emmanuel Macron,
alors en campagne en 2016, évoquait le
rapport confus de certains entre défense
de la laïcité et rapport tendu à
l’islam.
Concernant le chef
de l’État, nous sommes loin du Macron
candidat qui critiquait ces
vociférations et simplifications. C’est
important à souligner car les effets sur
l’opinion du cadrage politico-médiatique
du débat public sont importants. Les
appels à l’unité et au refus des
amalgames après la vague d’attentats de
2015 avaient probablement joué un rôle
important sur l’opinion comme l’avait
suggéré la
CNCDH dans son rapport 2016. Le
drame qui vient de se dérouler soulève
de nombreuses questions qui elles-mêmes
impliquent des réponses pragmatiques.
Le déroulement des
faits qui ont abouti à la mort de Samuel
Paty nous amène tout d’abord au collège
et à cette famille qui a lancé des
accusations publiques graves à travers
plusieurs vidéos, sur le rôle de Mr Sefrioui
qui, au sein de son collectif, semble
avoir davantage d’accointances avec des
proches de
Marine Le Pen qu’avec le CCIF.
Ensuite, quelle a été la gestion
institutionnelle locale de cet incident
suivi de près par les services du
renseignement territorial ? Qu’en est-il
des nombreuses et flagrantes
défaillances de la plateforme PHAROS
plusieurs fois alerté de la
radicalisation et de la violence du
meurtrier de Samuel Paty ?
Comment ce jeune
terroriste en est arrivé à commettre un
tel acte à 18 ans ? L’acte de
caricaturer est un exercice critique à
la fois libre et soumis à la critique.
Le tout dans les limites d’un débat
démocratique argumenté. Comment
continuer à travailler ces enjeux de
liberté de caricature et d’expression,
sans laisser les professionnels de
terrain, enseignants ou éducateurs,
souvent seuls ? Ces questions sont loin
d’être exhaustives et il est important
d’aller au fond des choses et de
répondre aux enjeux qu’un tel évènement
soulève.
Il s’agit d’être à
la hauteur. Or le cadrage dominant de
cet évènement ne promeut ni le calme, ni
l’unité, ni une réflexion approfondie
sur les faits et les réponses durables à
y apporter.
C’est une
chasse débridée et violente qui s’est
ouverte, offrant au gouvernement la
possibilité de s’extraire d’un examen du
fonctionnement actuel des services de
sécurité.
Sommes-nous
passés à une construction plus intensive
d’un « problème musulman » en France,
comme vous l’évoquiez, en 2013, dans
votre livre, « Islamophobie », co-écrit
avec Abdellali Hajjat ?
Les tendances
analysées dans notre ouvrage se sont
renforcées et le traitement médiatique
s’est détérioré. Il faut dire qu’entre
2013 et 2020, il s’est passé beaucoup de
choses, de nombreux attentats ont
ensanglanté la France, des dizaines de
polémiques liées à la présence musulmane
ont occupé l’espace public, renforçant
la position des figures et discours
réactionnaires.
Un vaste bloc
islamophobe et autoritariste
instrumentalise la mort de cet
enseignant pour pousser le gouvernement
à élargir le champ des cibles.
Sur le plan des
idées, différentes forces politiques et
idéologiques conservatrices, qu’elles se
revendiquent de la gauche incarnée par
la ligne Valls et surtout à droite, ont
largement investi les espaces
médiatiques et les réseaux sociaux, y
compris par des stratégies
d’intimidation et de harcèlement et ont
activement participé à la
criminalisation et à la marginalisation
des voix critiques et minoritaires, à
l’appauvrissement du débat public. Mais
surtout, elles sont parvenues à rendre
hégémonique l’idée qu’il existerait un
continuum, une chaîne de complicité et
de responsabilité liant la violence
terroriste commise au nom de l’islam
avec des mouvements et figures
intellectuelles critiques, des
organisations de gauche, des collectifs
antiracistes ou des associations
musulmanes autonomes, de même que des
personnages ou des organismes publics ne
partageant pas leur ligne réactionnaire
et répressive, tel que le rapporteur
spécial de l’Observatoire de la laïcité,
Nicolas Cadène.
Avec l’appui
conscient « d’universitaires de
préfecture » – proches du pouvoir, à
distance du débat académique et
légitimant les thèses orientalistes et
sécuritaires les plus dangereuses sur la
présence musulmane et l’existence d’un
complot islamiste – ce vaste bloc
islamophobe et autoritariste
instrumentalise la mort de cet
enseignant pour pousser le gouvernement
à élargir le champ des cibles.
Un gouvernement qui
n’en demande pas tant, dans une période
de crise sanitaire mal gérée, de crise
sociale accentuée, entre de lourdes
défaites aux élections intermédiaires et
une présidentielle qui se profile. Ce
contexte marque aussi la victoire du
manichéisme, de la rhétorique de la
guerre des civilisations, d’une profonde
culture de la suspicion et du rejet des
musulmans corrélés à une forme de
défaite de la raison, de la pensée
critique et à l’effacement du goût pour
le débat argumenté.
Tout est inversé :
au nom de la défense de la République,
ses fondements comme la liberté de
conscience et d’association sont
attaqués ; au nom de la défense de la
liberté d’expression, les voix critiques
sont criminalisées afin de les réduire
au silence.
Avec
l’Observatoire des libertés
associatives, vous venez de rendre un
rapport qui dresse un état des lieux des
entraves aux actions associatives en
France. Comment analysez-vous les
annonces du gouvernement de dissoudre
des associations parmi lesquelles, le
Collectif Contre l’Islamophobie en
France et Barakacity ?
Lorsque
l’organisation d’extrême-droite
Bastion Social a été dissoute en
conseil des ministres c’était en raison
d’appels répétés à la haine, aux
discriminations et à la multiplication
d’actions violentes,c’est-à-dire
sur des bases juridiques claires et
explicites. Attendons de voir
comment le gouvernement va justifier
juridiquement la dissolution
administrative annoncée du CCIF ou de
Barakacity.
Quelques jours
après le drame de
Conflans-Sainte-Honorine, le ministre de
l’intérieur avait annoncé la dissolution
du CCIF et de Barakacity, qui se sont
suivies par une série de perquisitions.
Le travail
fondamental de l’Observatoire des
libertés associatives vise justement à
documenter et à recenser les attaques
menées par les pouvoirs publics contre
des organisations qui œuvrent pour la
solidarité et l’égalité des droits,
lorsque celles-ci ont des positions
critiques et interpellent la société sur
des sujets qu’elles jugent importants.
Cette « citoyenneté
réprimée » pour reprendre les termes
de l’Observatoire s’inscrit
paradoxalement dans un contexte où la
démocratie participative est promue par
les institutions.
Purger la
direction et donc la ligne légaliste de
l’Observatoire de la laïcité, dissoudre
le CCIF ou tisser un lien entre l’offre
de produits ‘communautaires’ dans les
supermarchés et l’assassinat horrible de
Samuel Paty montrent bien que le
gouvernement réprime autre chose que le
terrorisme.
Pour revenir à
votre question il faut bien comprendre
que purger la direction et donc la ligne
légaliste de l’Observatoire de la
laïcité, dissoudre le CCIF ou tisser un
lien entre l’offre de produits
« communautaires » dans les supermarchés
et l’assassinat horrible de Samuel Paty
montrent bien que le gouvernement
réprime autre chose que le terrorisme, à
moins d’adhérer à l’idée absurde et
dangereuse d’une alliance entre la
rosette halal, Nicolas Cadène, le CCIF,
Barakacity et les terroristes se
revendiquant de l’islam.
Mais cette idée est
présente, vivante et bruyante,
entretenue et répétée en boucle depuis
des années dans les médias afin de
promouvoir une approche davantage
punitive et disciplinaire de la gestion
des musulmans. Une idée facilitée par un
vocabulaire flou, une sémantique biaisée
qui appauvrit le débat et l’action
publics.
Que montre
l’utilisation de ces éléments de langage
par le gouvernement selon vous ?
Les atermoiements
du gouvernement pour trouver le bon mot
– en passant du « communautarisme » au
« séparatisme » pour ensuite changer
l’intitulé d’un projet de loi – montrent
le refus, ou dans le meilleur des cas,
l’incapacité d’explicitement nommer les
choses. En sciences sociales, la qualité
d’un concept dépend de la qualité de la
sélection du réel. Cela détermine la
capacité à décrire puis à expliquer le
monde social. En matière de débat ou
d’action publics, il est également
important d’être précis. On ne pêche pas
une carpe dans un lac avec les filets
d’un thonier-senneur industriel. Il faut
choisir le bon hameçon.
Le terme
« islamo-gauchisme » repris par le
Ministre de l’Éducation Nationale,
Jean-Michel Blanquer.
Or une grande
partie de ces néologismes et autre
expressions indéfinies qui sont au cœur
du débat public ont justement pour
fonction idéologique de permettre
l’assimilation et une confusion
fondamentale, volontairement entretenue
entre la critique sociale radicale,
l’antiracisme politique, l’ensemble des
musulmans visibles, les nombreuses
franges de l’islamisme et l’action
terroriste.
Pour aller plus
dans le détail, une notion aussi
omniprésente que « communautarisme » n’a
pas de fonction analytique ou
descriptive. Elle a un double usage,
comme le dit le
sociologue Stéphane Dufoix, de
proscription et de prescription.
Or notre vocabulaire est riche de mots ;
il nous offre la possibilité de
distinguer les faits, les dynamiques
afin de clarifier et de nourrir le
débat. Pour ceux dont le but est de
construire un ennemi intérieur en
mélangeant les sujets, en installant une
logique de guerre et en agitant des
épouvantails, être précis c’est un peu
démonétiser leur cause et se tirer une
balle dans le pied.
Le flou de la
notion de ‘séparatisme’ ou de
‘communautarisme’ est de ce point de vue
volontaire et nécessaire. Dès lors que
ces termes accusateurs ne sont pas
définis, ou bien de manière abstraite,
leur périmètre reste vague et leurs
cibles peuvent être variées.
Leur signification
flottante permet ainsi de criminaliser
différentes figures de l’autre
indésirable, tout comme les mots
« indigénistes », « islamistes », « identitaristes »,
« d’islam politique » ou
« islamo-gauchistes ». Le terme
« islamiste » se distingue car il
renvoie à une réalité tangible qu’il est
possible de définir et de périmétrer en
s’intéressant aux aspects historiques,
idéologiques, organisationnels, etc.
Dès lors, il
est par exemple plus facile de s’en
prendre au CCIF ou à l’Observatoire de
la laïcité en affirmant lutter contre
des ‘ennemis’ ou des ‘collabos’, contre
des ‘islamistes’ ou leurs ‘complices’
que d’assumer cibler toute forme
d’autonomie militante minoritaire…
Cette exigence est
absente du débat politico-médiatique,
elle est trop encombrante car son usage
premier, comme pour les néologismes
précédemment cités, est de désigner un
ennemi et ses collaborateurs, de définir
des camps et de légitimer la répression.
Ce sont des matraques sémantiques qui
s’épanouissent dans un champ lexical
militaire. Dès lors, il est par exemple
plus facile de s’en prendre au CCIF ou à
l’Observatoire de la laïcité en
affirmant lutter contre des “ennemis” ou
des “collabos”, contre des “islamistes”
ou leurs “complices” que d’assumer
cibler toute forme d’autonomie militante
minoritaire, de renforcer le contrôle
sur les corps et les pratiques des
musulmans visibles, où de se débarrasser
de personnalités tels que Nicolas Cadène
ou Jean-Louis Bianco, dont le rôle
principal est de clarifier juridiquement
les débats sur l’application du principe
de laïcité.
La même exigence
sémantique et définitionnelle s’impose à
la désignation et à la dénonciation du
racisme. Nous avons par exemple passé
des mois à étudier la genèse du mot
islamophobie, ses limites et son
périmètre, avant de le retenir et le
définir afin d’éviter les
instrumentalisations. Et ces
instrumentalisations existent, quels que
soient les mots et les concepts, nous
obligeant à être précis sur les
définitions et les réalités qu’on
souhaite décrire.
Accuser ceux
qui emploient le mot ou luttent contre
l’islamophobie d’être complices du
terrorisme est idiot, malhonnête et
dangereux.
Alors que les
recherches les plus sérieuses en Europe
montrent un lien solide entre
radicalisation violente et expérience du
rejet, le discours actuellement dominant
établit un lien de causalité entre
dénonciation du racisme, notamment
islamophobe, et passage à l’acte
violent. Le comprendre n’inverse pas la
relation victime-auteur. C’est l’un des
facteurs explicatifs qui permet de
penser les logiques de passage à l’acte
dans leur globalité. S’en prendre à ceux
qui dénoncent le racisme plutôt qu’au
racisme est un montage idéologique
visant à réprimer toute étude, discours
ou organisation mobilisée sur le racisme
et les inégalités constitue une
régression intellectuelle et un danger
politique. Et ce n’est pas une surprise
de constater que cette accusation vient
d’abord de publicistes, de politiques et
de polémistes qui participent au climat
islamophobe, voire qui ont été
poursuivis ou condamnés pour des faits
de cette nature.
Avec la loi
sur le « séparatisme », se dirige-t-on
finalement vers une volonté de réprimer
la citoyenneté des français de
confession musulmane ?
La notion de
« séparatisme » sert normalement, en
science politique, à qualifier des
mouvements, des groupes ou des
idéologies visant l’indépendance
territoriale et politique. Il y a en
France des mouvements séparatistes
corses, basques, bretons et des
dynamiques de décolonisations en
Nouvelle-Calédonie ou dans les Caraïbes,
etc. Bref, des formes de séparatisme qui
alimentent la relation conflictuelle
entre l’État, ses minorités régionales
et ses territoires intra ou
extra-métropolitains. Il y a un certain
consensus sur la définition de ce terme.
Pour Marlène
Schiappa, le seul séparatisme qui vaille
est celui de « l’islam politique ».
Par contre, il n’y
a aucun mouvement politique musulman qui
a des visées indépendantistes,
autonomistes ou régionalistes sur le
territoire national. Encore une fois il
faut distinguer un terme de son
utilisation. Or, l’usage polémique de ce
terme amalgame le fanatisme violent, des
figures et organisations politiques
minoritaires, des groupes religieux et
des intellectuels critiques.
Et c’est au nom de
cette présomption de complicité, au nom
de concepts flous et punitifs, punitifs
parce que flous, que le ministre de
l’Intérieur assume utiliser la force
publique pour intimider ou dissoudre des
organisations sans lien avec le
terrorisme.
Et que dire des
justifications ? Ce serait pour protéger
la liberté d’expression que les voix
discordantes devraient se taire, et que
la critique minoritaire, notamment la
dénonciation de l’islamophobie et plus
largement de toutes les oppressions sont
présentées comme les moteurs du
terrorisme, comme l’a honteusement
affirmé Pascal Bruckner en visant la
journaliste et militante Rokhaya Diallo
sur le plateau du 28 minutes d’Arte du
21 octobre 2020.
Sommes-nous à
l’orée d’un basculement de l’État dans
l’autoritarisme ?
Nous vivons déjà
avec un régime autoritaire, s’il l’on se
fie au sort réservé aux mouvements
sociaux, à l’affaiblissement de la
raison et la marginalisation des savoirs
empiriquement fondés, à la crise de
légitimité des élites et de la
représentation, au caractère de plus en
plus autoritariste du néolibéralisme, à
l’existence et de la légitimation par le
haut de mouvements réactionnaires de
masse, sans parler de résistances
puissantes aux revendications d’égalité
portées par les minorités raciales ou
sexuelles, etc. On pourrait étendre la
liste des dynamiques préoccupantes qui
traversent la société française.
Dans les jours qui
viennent, il va falloir être attentif à
la place que vont prendre les femmes,
les hommes, les organisations et les
institutions attachés à l’État de droit
et aux libertés individuelles. Sur ce
point, la sortie xénophobe de Jean-Luc
Mélenchon sur « les Tchétchènes »
n’augure rien de bon s’agissant d’une
des principales figures de gauche (propos
suivis de regrets et de clarifications
publics).
L’intervention
polémique du patron de la France
Insoumise au sujet de la communauté
tchétchène.
La peur est
palpable chez beaucoup, tentés de se
censurer, de restreindre leur prise de
position à une défense de l’Observatoire
de la laïcité en détournant le regard
s’agissant des punitions collectives
ainsi que des atteintes aux libertés, à
la dignité et au droit à l’autonomie des
organisations musulmanes. L’embarras est
perceptible et la violence des attaques
et du harcèlement du bloc réactionnaire
intimide.
Quelques
jours après le discours d’
Emmanuel Macron aux Mureaux
, l’historienne Jalila Sbaï nous
quittait en laissant derrière elle un
livre, paru en 2018, intitulé : «
La politique musulmane de la France »
, un projet chrétien pour l’islam ?
Un livre qui n’a pas eu beaucoup d’échos
dans les médias français…
Un livre
remarquable d’une historienne qui a
incarné l’indépendance académique. Ses
écrits reflètent sa rigueur et sa
passion pour la transmission des savoirs
ainsi que l’honnêteté consistant à ne
pas confondre analyse, idéologie et
combat politique.
Cette regrettée
collègue a bien analysé les racines
coloniales des politiques
gouvernementales de gestion du fait
musulman. Elle souligne notamment que
l’État français a toujours eu du mal à
s’appliquer à lui-même les principes de
séparation et de neutralité. Je pense
aussi aux travaux de
Solenne Jouanneau sur les rapports
entre l’État et les organisations
musulmanes dans la gestion des imams.
Les deux insistent sur le décalage entre
les textes régissant les rapports entre
les cultes et l’État, notamment au
prisme de la loi du 9 juin 1905.
Cette même
loi dont on dit que lorsqu’elle a été
votée, l’islam n’était pas présent sur
le sol national alors qu’il s’agit d’une
contre-vérité historique puisque
l’Algérie était un département français…
Il faut rappeler
que le gouvernement de l’époque a exclu
ses territoires coloniaux de la loi de
Séparation de 1905, notamment l’Algérie,
car l’administration devait contrôler le
culte musulman et les organisations
indigènes. Majoritairement, les
républicains étaient d’accords avec
cette idée et soutenaient alors le
projet colonial français. Dans le même
temps, il faut rappeler que la loi de
1905 a une philosophie libérale et
égalitaire qui a été votée pour mettre à
distance une Église puissante, longtemps
dominatrice et régulatrice de la vie
sociale en France.
Face à un
culte fort, les parlementaires ont eu
l’intelligence de voter une loi
équilibrée en 1905, même si de fortes
résistances au sein de la France
catholique ont perduré pendant
longtemps.
De nombreuses voix
souhaitent lui donner une tonalité plus
punitive et inégalitaire. Le concept de
néo-laïcité, développé par le sociologue
Abdellali Hajjat ou les juristes
Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent
Valentin, permet justement de souligner
la rupture dans l’esprit et la lettre de
la loi de 1905 à partir de 2004.
Dans le livre Islamophobie
co-écrit avec Abdellali Hajjat, nous
montrons comment cette rupture a
alimenté un processus de
« discrimination légale par
capillarité », étendant le devoir de
neutralité à des lieux et des personnes
qui n’étaient pas concernés par la loi
de 1905. Et dans leur application, ces
nouvelles dispositions visent
essentiellement les musulmans.
C’est en cela qu’il
y a une rupture avec les principes de
neutralité et la vision plus libérale et
égalitaire 1905. Les néo-laïques tentent
de s’approprier l’héritage de 1905 en
occultant ses fondements pour donner à
la laïcité un contenu et une fonction
disciplinaires qui ciblent les
musulmans. C’est cette mouvance qui
profite de la mort de Samuel Paty pour
purger l’Observatoire de la laïcité.
Dans le débat
public, on peut aussi constater
l’utilisation imprécise voire erronée de
mots issus de la langue arabe, puisé
dans le référentiel religieux – Taqîya
ou encore fatwa – . Quelles sont leur
fonction ?
Ces mots sont
utilisés à tort et à travers. Les termes
qui sont puisés dans le champ lexical
arabe ou coranique sont ceux qui, par
leur déformation, permettent d’entériner
la thèse du continuum entre l’islam
visible et pratiqué, l’islamisme et le
terrorisme dans l’unique but de
renforcer et de justifier la suspicion
généralisée sur cette population.
Par
extension, le discours raciste s’en est
saisi (de la taqîya), en prolongeant le
cliché de l’arabe fourbe, afin de
transformer en suspect potentiel chaque
présumé musulman, y compris ceux qui ont
un mode de vie très éloigné de la
croyance et des normes islamiques.
Par exemple, la
notion de “ taqîya ” dans la pensée
islamique renvoie en premier lieu à la
possibilité de dissimuler sa foi en
situation périlleuse et pour sauver sa
vie. Dans le discours médiatique
dominant et dans les élaborations
théologico-politiques de certains
groupes terroristes, ce mot renvoie au
fait de dissimuler sa foi afin de ne pas
alimenter de soupçons en vue d’actions
violentes.
Par extension, le
discours raciste s’en est saisi, en
prolongeant le cliché de l’arabe fourbe,
afin de transformer en suspect potentiel
chaque présumé musulman, y compris ceux
qui ont un mode de vie très éloigné de
la croyance et des normes islamiques. Il
y a quelque chose de tautologique de
parler de « taqîya » s’agissant des
réseaux terroristes.
La dissimulation
est une règle de base de toute action
clandestine. Cette notion n’apporte
rien, si ce n’est de figer un fait banal
dans une notion détournée de sa
signification religieuse initiale ; elle
n’a donc aucun intérêt opérationnel ou
analytique pour penser l’action
clandestine des terroristes. Par contre
son usage idéologique et politique
dominant contribue à faire peser un
doute sur les corps perçus comme
musulmans.
Entretien et
photographie réalisés par Nawfel Achache
Voir en ligne :
l’article sur le site du Bondy Blog
Les dernières mises à jour
|