Algérie Résistance
Jason Hirthler :
« L’Algérie est une autre cible
africaine de l’Occident. »
Mohsen Abdelmoumen
Jason
Hirthler. DR.
Vendredi 12 juin 2015
English version here:https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/2015/06/12/jason-hirthler-algeria-is-another-african-target-of-the-west/
Mohsen Abdelmoumen :
Quelle est votre analyse de la situation
actuelle en Syrie et en Irak avec la
montée en puissance de Daesh ?
Jason Hirthler : Les
États-Unis ont présenté la montée de
Daesh comme une grave menace pour la
stabilité du Moyen-Orient et une juste
cause pour l’intervention humanitaire.
En fait, ce sont les États-Unis et leurs
alliés saoudiens, jordaniens et turcs
qui ont facilité la montée de Daesh et
le Front Al Nosra. Les deux sont des
descendants d’Al-Qaïda et ont
malheureusement bénéficié de la
formation, du financement et des armes
de l’Occident. Parmi les autres sources,
l’excellent essai de Seymour Hersh, « La
Redirection » de 2007, détaille le
plan Bush d’utiliser le radicalisme
sunnite pour atteindre ses objectifs
régionaux. Obama semble avoir continué
cette politique.
De même, les récentes révélations
de documents secrets de la Defense
Intelligence Agency (DIA) confirment que
l’Occident prévoyait non seulement la
montée de Daesh, mais l’a également
facilité activement. On doit aussi se
demander si les capitulations
stupéfiantes de l’armée irakienne à
Mossoul – où des centaines de milliers
de soldats bien armés ont simplement
abandonné leurs armes face à quelques
trente mille extrémistes plus que
douteusement armés – n’étaient en
réalité que des actes de lâcheté ou si
l’armée suivait les ordres en fuyant et
en abandonnant à dessein de grands
arsenaux aux extrémistes.
Pourquoi l’Occident entretiendrait-il
activement des armées extrémistes au
Moyen-Orient? Parce qu’il en a besoin
pour exécuter sa vieille stratégie de
destruction du croissant chiite qui va
de Beyrouth à Téhéran en passant par
Damas. Washington reconnaît que s’il
veut établir une hégémonie incontestée
dans la région et exercer un contrôle
sur ses ressources de pétrole et de gaz
naturel, il a besoin de détruire le
collier des nations rebelles et
anti-impérialistes incluant le Hezbollah
du Liban, la Syrie et l’Iran. L’Irak est
aussi une menace depuis que le
renversement de Saddam Hussein a engagé
le pays vers un rapprochement politique
et idéologique avec l’Iran. La Russie,
favorable à la Syrie et à l’Iran, doit
également être marginalisée par des
sanctions économiques sévères et une
guerre par procuration en Ukraine qui va
saper les ressources qu’elle pourrait
autrement diriger vers le Moyen-Orient.
Daesh et Al Nosra sont les forces de
procuration que l’Occident peut utiliser
pour renverser Bachar al Assad à Damas
et séparer efficacement le Hezbollah de
Téhéran. Cela représenterait une avance
tactique vers le but ultime d’isoler
l’Iran, qui peut ensuite être plus
facilement puni. Jusqu’à présent, les
armées extrémistes font des progrès vers
Damas et Bagdad. Et l’émergence d’une
« principauté » sunnite entre les deux
serait un résultat acceptable pour
l’Occident.
Du point de vue de la vision à long
terme, le tournant du siècle du plan
néo-conservateur pour renverser sept
pays en cinq ans est en retard, mais il
est toujours en cours d’exécution par
l’administration Obama (supposée
représenter l’élément libéral de la
société américaine). Une fois l’Iran
isolé, il peut être contraint à la
soumission d’une façon ou une autre.
L’accord nucléaire avec Téhéran édifié
sous le prétexte absurde que l’Iran
tente désespérément de construire une
bombe, est utile dans la mesure où il
retarde la menace de guerre, mais le but
ultime est de désarmer les rivaux de
Washington afin qu’ils soient plus
facilement punis.
Comment expliquez-vous
l’échec de la coalition menée par les
Etats-Unis face aux terroristes de Daesh
?
Je ne pense pas que Washington soit
particulièrement intéressé à stopper
Daesh. Écoutez les généraux iraniens qui
se plaignent que les États-Unis n’ont
guère contribué à la lutte contre Daesh
à Ramadi. Regardez les capitulations
étranges et inexplicables de l’armée
irakienne devant Daesh, abandonnant
d’énormes quantités d’armes aux
radicaux. Ces groupes ont bénéficié de
zones de sécurité à la frontière turque,
la Turquie étant un allié de l’OTAN.
Daesh est essentiellement une armée de
procuration nécessaire à l’Occident qui
en a besoin dans sa quête pour renverser
le gouvernement Assad en Syrie.
L’acte délicat des relations
publiques exécuté par l’Occident doit
convaincre les opinions publiques
occidentales qu’il se bat pour arrêter
Daesh et ses cruautés moyenâgeuses
barbares, alors même qu’il travaille
pour permettre à Daesh de détruire les
Chiites et leurs alliés à Bagdad et à
Damas. Jusqu’à présent, l’illusion s’est
installée dans l’esprit du public.
L’Arabie saoudite vient de
mettre l’Algérie sur une liste noire,
l’accusant de financer le terrorisme.
Pensez vous que le royaume saoudien qui
arme et finance le terrorisme
international peut donner des leçons à
l’Algérie qui vient de neutraliser un
groupe terroriste très dangereux, qui
combat le terrorisme depuis des années
et qui a été la première à demander la
criminalisation du payement des rançons
aux terroristes ?
Non, l’Arabie saoudite n’a rien à
apprendre à personne, sauf comment
écraser les soulèvements populaires en
interne et en externe (le Bahreïn et le
Yémen viennent à l’esprit), et la façon
de propager efficacement l’évangile de
l’extrémisme à travers le Moyen-Orient.
Les Etats-Unis, dans leur campagne
prétendument morale contre Daesh, sont
aidés, naturellement, par l’Arabie
saoudite, fondement de l’extrémisme
wahhabite et principale exécutante de
punitions médiévales elle-même. Elle
décapite des femmes pour prostitution et
d’autres pour sorcellerie. Elle interdit
aux femmes de quitter leur domicile sans
escorte masculine. Son système juridique
est coranique. Et pourtant, elle reste
l’un de nos meilleurs alliés régionaux.
Ceci est un bon baromètre de la valeur
réelle que Washington attribue aux
droits humains. L’Algérie est une autre
cible africaine de l’Occident, comme la
Libye auparavant. Toute nation
stratégiquement importante qui n’adhère
pas à l’hégémonie occidentale est sur
liste noire, sous une forme ou une
autre. L’autodétermination n’est pas
autorisée dans le système impérial.
Comment analysez-vous le
recul des luttes sociales dans les pays
occidentaux, malgré la crise économique
et les mesures ultralibérales qui
produisent plus d’austérité et de
chômage ?
Il y a un excès de richesses
matérielles en Occident. Il y a beaucoup
de confort et de divertissements qui
distraient les Occidentaux de s’engager
plus directement dans la vie politique.
Nous avions un état d’esprit
communautaire issu de la solidarité de
la classe ouvrière. L’esprit de groupe
était plus fort que l’individualisme au
cours de l’ère du New Deal. La
souffrance collective était reconnue et
des solutions communes ont été obtenues
grâce à la puissance de l’action
collective. Mais grâce à 100 ans de
campagnes anti-ouvrières menées par le
capital et 40 ans de propagande
néolibérale sur la responsabilité
personnelle, la solidarité ouvrière a
presque disparu. Les gens sont devenus
atomisés et ne sont plus reliés par des
intérêts de classe. Plus personne n’est
dans un syndicat désormais. Personne n’a
le temps de creuser les nouvelles sous
les reportages superficiels de CNN,
FOX, NPR, et le
New York Times, qui tous tendent à
ressasser comme des perroquets le récit
de l’anti-travail et de la
responsabilité personnelle. Ils sont la
propriété du grand capital qui préfère
le travail pas cher, la déréglementation
et de faibles impôts – plusieurs des
objectifs du néolibéralisme.
Si la conscience de la classe
ouvrière est morte, elle a été remplacée
par la conscience des consommateurs. Le
passage économique en Amérique de la
production et l’exportation vers
l’importation et la consommation a
changé notre conscience collective. Nous
ne nous considérons plus comme une
classe de travailleurs et de citoyens,
mais comme une mer de consommateurs
individuels. Nous vivons pour consommer.
L’industrie de la carte de crédit a été
rechargée pour fournir plus de crédit
aux consommateurs déjà endettés, l’idéal
pour consommer davantage de biens et de
services. Et la dette et le confort
matériel financé par l’emprunt sont
efficaces pour désamorcer et réorienter
la colère populaire.
Dans ce type d’environnement, il y a
peu d’appétit pour la révolution. Et les
médias aident à conserver cette voie. Le
chômage est sous-estimé en excluant du
taux de chômage ceux qui ont renoncé à
chercher du travail en désespoir de
cause. Le taux réel est beaucoup plus
élevé, mais les médias mentionnés plus
haut maintiennent un rythme régulier
dans le battement de tambour avec des
chiffres et des prévisions optimistes.
On nous dit sans cesse que le chômage
est en baisse, même quant il monte. On
nous dit que l’économie se redresse même
si les revenus font du sur-place. On
nous dit que l’inflation est faible
alors même que les prix montent. On nous
dit que tous nos emplois perdus sont
remplacés bien que nous ayons échangé un
plein-temps riche en avantage pour un
travail à temps partiel avec le minimum
vital, sans avantages, un travail à bas
salaire. On nous dit que nous nous
battons pour la liberté au Moyen-Orient,
quand nous nous battons pour renverser
des gouvernements élus démocratiquement.
Avec ce genre de récit historique faussé
rebattu dans notre conscience chaque
jour, il est difficile pour les gens de
contester l’opinion reçue, de creuser
pour la vérité et de trouver des
dissidents ayant les mêmes idées
auxquels se joindre.
La seule exception jusqu’ici semble
être la communauté afro-américaine qui a
organisé un certain nombre de
soulèvements en réponse aux injustices
commises par notre force de police
militarisée. Les Noirs ont répondu avec
colère, de grandes protestations, et la
destruction épisodique. Bien sûr, comme
toujours, c’est la communauté noire qui
souffre le plus. La majorité de leur
richesse a été balayée pendant la Grande
Récession et des millions d’hommes noirs
possèdent un casier judiciaire douteux,
ce qui, dans ce pays, rend le vote et
l’obtention d’un emploi
exceptionnellement ardus. Un taux de
chômage élevé, des bas salaires, et la
répression étatique – ces trois maux
forment une bonne recette pour le
mécontentement civil.
Mais peut-être n’y a-t-il pas
suffisamment de gens à avoir été
licenciés, brutalisés par l’Etat, ou
ayant fait faillite pour qu’une
rébellion à grande échelle prenne
racine. Soit ça, soit nous subissons si
bien la propagande, nous sommes si bien
endoctrinés, que nous n’allons tout
simplement pas défendre nos droits alors
même qu’ils nous sont enlevés. Dans un
sens, cette dernière image est plus
exacte, puisque les classes ouvrières
ont été dans une guerre de classe
pendant 40 ans et que beaucoup n’en sont
même pas encore conscients. Nous avons
une vague croyance que des temps
difficiles sont une conséquence
inévitable de la mondialisation, comme
Tom Friedman du NY Times le
prêche souvent.
Comment expliquez-vous la
montée des medias alternatifs et les
réseaux sociaux, pensez-vous qu’ils
puissent rivaliser avec les médias de
masse ?
L’Internet continue de représenter un
grand espoir pour les gens. De mon
expérience, l’accès à une pensée
alternative est dix fois supérieure à ce
qu’elle était il y a deux décennies. Les
faits qui exposent les mensonges d’Etat
sont bons à prendre, mais ils sont
encore invisibles pour beaucoup qui ne
connaissent pas les meilleurs URL à
taper dans leurs navigateurs. Ils ne
savent pas, dans l’océan de l’Internet,
où rechercher de l’information digne de
confiance sur la politique étrangère
américaine, sur l’économie d’austérité,
et ainsi de suite. Mais je crois que la
connaissance se répand. Avec un peu de
chance, des contradicteurs au Congrès
comme Bernie Sanders et Elizabeth
Warren, qui se sont rendu malades par
les trahisons de leur propre parti, vont
gagner en visibilité au cours du cycle
électoral 2016. Ils seront certainement
dans les médias alternatifs, et les
réseaux comme RT (Russia
Today) sont un antidote utile
contre la propagande des médias
dominants qui traitent déjà la
candidature d’Hillary Clinton davantage
comme un couronnement que comme une
campagne.
Quels sont vos futurs
projets, pouvez-vous nous en parler ?
Je prépare une collection de mes
meilleurs essais et un nouvel écrit à
publier dans un proche avenir. L’accent
sera mis la politique étrangère
américaine, toujours contextualisée dans
les grandes ambitions impériales de
Washington. Il inclura également un
volet légèrement moins important sur la
propagande des médias et l’impact de
l’économie néolibérale à l’intérieur et
à l’étranger.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est Jason Hirthler ?
Jason Hirthler est un écrivain
américain, vétéran de l’industrie des
médias numériques et commentateur
politique. Il est un collaborateur
régulier deCounterpunch et
Dissident Voice et publie
périodiquement dans State of Nature
et autres publications progressistes. Il
participe également aux débats dans
diverses chaînes de télévision dont
CrossTalk de RT (Russia
Today), Channel 5de
Saint-Pétersbourg, Press TV, et
ailleurs.
Published in Oximity, June 12,
2015:https://www.oximity.com/article/Jason-Hirthler-L-Alg%C3%A9rie-est-une-1
In Whatsupic:http://fr.whatsupic.com/sp%C3%A9ciale-monde/jason-hirthler52872734.html
Reçu de l'auteur pour
publication
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