Entretien
Georges Corm :
"C'est une bataille titanesque qui se
joue aujourd'hui, principalement en
Syrie"
Deux
jeunes femmes, afghane et irakienne,
pendant la mobilisation hostile à une
intervention en Syrie devant le
Capitole, à Washington le 7 septembre
2013.
Dimanche 8 septembre 2013
Historien et économiste,
spécialiste du monde arabe, Georges Corm
(1) décrypte les risques d’une
intervention armée en Syrie pour la
région, le rôle des différentes
puissances, comme l’Arabie saoudite,
Israël, l’Iran, et le jeu des alliances.
Quel impact peut avoir une
intervention en Syrie même présentée
comme rapide et courte ?
Georges Corm. On ne
peut vraiment pas savoir car cela
dépendra de l’ampleur de cette attaque.
Si elle est courte, en principe elle
peut passer sans qu’il y ait de riposte
pouvant dégénérer en affrontements plus
larges. En revanche, si elle est
ravageuse en termes de vies humaines,
comme cela est très possible à constater
la concentration de forces militaires à
haut pouvoir de destruction, on ne sait
pas ce qui peut se passer. D’ailleurs,
le régime pourrait en sortir renforcé,
contrairement à l’objectif recherché.
Dix ans après l’Irak, et
devant un tel échec, pourquoi les
puissances du Nord (France, États-Unis,
Grande-Bretagne, Canada...) sont-elles
prêtes à prendre à nouveau le risque
d’une nouvelle guerre dans la région ?
Georges Corm.
L’Occident politique sous la conduite
des États-Unis est pris d’une fièvre
guerrière étonnante depuis la chute de
l’URSS, qui le fait bombarder ou envahir
ou dépecer des pays souverains avec un
appétit insatiable et la farce
d’arguments moraux ou de défense
tellement sélective des droits de
l’homme. C’est un phénomène très peu
analysé.
Le côté va-t-en-guerre des dirigeants
américains, français et britanniques
peut-il s’expliquer par leur alliance
avec les Émirats ?
Georges Corm. Non, le
côté va-t-en-guerre n’est pas dû à une
nouvelle alliance avec les monarchies et
principautés de la péninsule arabique,
exportatrices de pétrole. Celle-ci
existe depuis la fin de la Première
Guerre mondiale. Mais le flux de
pétrodollars influe depuis longtemps sur
l’opinion et une partie des élites
politiques européennes, ainsi que sur
les médias. L’Arabie saoudite et Israël
sont les deux États clients principaux
des États-Unis. Ils sont eux-mêmes à la
source des déstabilisations de la région
: Israël du fait de la colonisation
continue de ce qui reste de territoires
palestiniens ; l’Arabie saoudite par la
formation d’imams wahhabites qui
exportent cette forme extrême de
rigorisme islamique
« L’Europe est totalement “atlantisée”
sur le plan de sa politique extérieure
dans le monde musulman. Les deux grands
alliés des États-Unis fournissent ainsi
le prétexte des interventions. On peut
aussi y ajouter le Pakistan dont l’armée
et les services secrets sont proches des
talibans.
Le risque régional est-il encore plus
grand pour des pays comme l’Irak et le
Liban avec la reprise des attentats à
Tripoli et à Beyrouth ?
Georges Corm. Pour
l’Irak, les attentats meurtriers qui
visent presque tous des quartiers
urbains chiites ne font qu’augmenter
sans que le gouvernement ait les moyens
d’y mettre fin. Au Liban, le phénomène
du « takfirisme » (2) est relativement
récent et a pris beaucoup d’ampleur
depuis la crise syrienne à laquelle il
est lié. Dans les deux cas, l’impression
donnée est celle d’une guerre entre
sunnites et chiites qui cache, en
réalité, la lutte entre deux axes
géopolitiques : celui qui défend la
prépondérance américano-israélienne,
saoudienne et turque au Moyen-Orient,
d’un côté, et celui qui conteste cette
prépondérance et qui, aujourd’hui,
regroupe l’Iran, la Russie, la Chine, le
régime syrien et le Hezbollah libanais
et ses alliés locaux qui se recrutent
dans toutes les communautés libanaises,
de l’autre côté. C’est une bataille
titanesque qui se joue aujourd’hui
principalement en Syrie, plus
accessoirement en Irak et au Liban.
L’utilisation systématique de
la guerre pousse-t-elle à de nouvelles
guerres froides et à une stratégie de
bloc contre bloc comme au temps de
l’URSS ?
Georges Corm. Bien sûr,
nous sommes revenus à l’équivalent d’une
guerre froide avec de nombreux points ou
abcès de fixation de plus en plus chauds
et la question iranienne peut déraper à
n’importe quel moment comme celle de la
Syrie. À l’autre bout du monde, en
Extrême-Orient, l’affirmation de la
puissance chinoise raidit les positions
japonaises. Mais en fait, c’est l’ardeur
guerrière occidentale qu’il faut
analyser et calmer. Que l’on se rappelle
des millions d’Européens qui ont
manifesté contre l’invasion de l’Irak
sans que cela n’influe sur la décision
américaine. L’Europe est donc totalement
« atlantisée » ou « otanisée » sur le
plan de sa politique extérieure, depuis
la dernière opposition franco-allemande
et belge à la décision américaine
d’envahir l’Irak. Cela a été un bien
éphémère sursaut d’indépendance vis-àvis
des États-Unis. »
(1) Auteur de Pour une lecture
profane des conflits, en 2012, aux
éditions La Découverte.
2) Le takfirisme désigne des groupes
salafistes armés particulièrement
violents et cruels. La plupart sont
armés et financés par l’Arabie saoudite,
et les émirats du Golfe.
© Journal
L'Humanité
Publié le 9 septembre 2013 avec
l'aimable autorisation de
L'Humanité
Le
dossier Syrie
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