Entretien
Carolle A.
Dessureault à La Nouvelle République :
« Les Etats-Unis et d'autres pays font
déjà trop d'ingérences»

Jeudi 5 avril 2012
Une année après le déclenchement des «
révoltes
arabes », quel
bilan peut-on éventuellement dresser ?
Quel serait l’implication des Etats-Unis
dans ces troubles ? Quels enjeux dictent
ces conflits dans le monde arabe et le
continent africain ? Quelle place
occupent ces « révoltes »dans
l’échiquier de la politique du « chaos
constructeur » ? Un tas d’autres
questions qui taraudent encore les
esprits et auxquelles Carolle A.
Dessureault apporte un nouvel éclairage
dans cet entretien accordé exclusivement
à La Nouvelle République.
Pour rappel, avec la
publication de cinq ouvrages, et près de
deux cent conférences sur le
développement de la personne, une
médaille d’argent Art Oratoire Toast
Masters International, Carolle A.
Dessureault, cette écrivaine canadienne,
a occupé plusieurs postes, dont celle de
Vice-présidente, Communications et
Marketing (au Technoparc de Montréal),
rédactrice et éditrice du Techno-News,
et actuellement, rédactrice au site web
LES 7 DU QUÉBEC.
La NR/ «Révoltes arabes», un an après;
quel bilan peut-on dresser?
Après une année, il est évident que
l’Histoire a raison sur un point : il
n’y a pas de transition facile pour
passer d’une dictature à la démocratie.
Au début de 2011, ici au Québec,
beaucoup de gens ont été touchés par les
révoltes initiées par la Tunisie,
bientôt suivies de celles de l’Egypte.
Le courage des manifestants, leur
détermination, leur appel à la liberté
ont soufflé un vent d’espoir pour un
possible changement de régime dans leurs
pays. La passion et le courage des
manifestants – des jeunes hommes et des
jeunes femmes, mais aussi un grand
nombre de personnes plus mûres et même
âgées – ont inspiré aux Occidentaux un
sentiment d’appartenance universelle.
Les répressions très sévères envers les
manifestants, la violence envers les
journalistes nationaux et internationaux
interdisant la diffusion de
l’information, n’ont pas réussi à
arrêter les manifestants qui, grâce à la
technologie de nouveaux médias, tels
Facebook, Twitter, ont pu circuler de
l’information, et organiser
des rassemblements. Même si le
gouvernement a renforcé sa censure sur
Internet, coupé des fils de réseaux, et
bien d’autres gestes du même acabit, une
marche, un nouveau pas venait de naître
le 28 janvier 2011, jour de
l’insurrection au Caire, où la foule en
colère prit le contrôle de la capitale.
Ce qu’il est important de comprendre,
c’est que ces événements ont engendré
chez beaucoup d’Occidentaux – pendant un
certain temps, peut-être trop court il
est vrai – une fraternité envers la
cause des révoltes arabes. Une amie
française lors d’un passage à Montréal
m’exprimait elle aussi l’espoir
que ces événements faisaient naître en
elle. Une goutte d’eau dans l’océan,
mais une goutte d’eau à sa véritable
place. Je crois qu’il est aussi dans la
nature des hommes de vibrer à la
solidarité humaine.
Puis, d’autres pays firent la chasse à
leurs dictateurs. Des soulèvements
eurent lieu un peu partout, comme des
feux de forêt qui se propagent poussés
par le vent de l’espoir. En Lybie au
Maroc, au Yemen, en Syrie, en Arabie
Saoudite, en Iran, en Irak, au Liban, en
Jordanie, etc. Tous ces dictateurs et
leurs collaborateurs sont corrompus
jusqu’à l’os! Ils mériteraient qu’on les
jette dans une rivière infestée
d’alligators.
À la fin de l’année des révoltes arabes,
trois pays ont renversé le régime en
place, soit LA TUNISIE, L’EGYPTE, LA
LYBIE. Par contre, au YEMEN, en SYRIE,
au LIBAN et en JORDANIE les soulèvements
populaires ont été violemment réprimés.
Quelques pays furent touchés par
un faible mouvement de contestation,
entre autres, l’ALGÉRIE (qui est plutôt
restée en marge du printemps arabe), le
MAROC, l’ARABIE SAOUDITE, L’IRAN et
l’IRAK.
LES CHANGEMENTS INSTAURÉS?
EN ÉGYPTE, le Conseil suprême des forces
armées assure l’intérim depuis la
démission du président Moubarak. Une
élection présidentielle est prévue en
juin 2012, précédée d’élections
législatives. Présentement, les Frères
musulmans sont les favoris suite à leur
victoire aux élections parlementaires de
l’automne dernier.
De l’avis d’Amr Zoheiri, la victoire des
Frères aux élections parlementaires ne
va pas faire plonger le pays dans
l’obscurantisme du jour au lendemain
(EST-CE À DIRE QU’ILS VERSERONT DANS
L’OBSCURANTISME, ÉVENTUELLEMENT? Seul le
temps le dira). Ils vont d’abord
appliquer leurs idées de manière très
souple par des alliances. Toujours selon
lui, le système le plus favorable pour
les Egyptiens est le système
parlementaire (en vigueur de 1919 à
1952), avec une démocratie qui
fonctionnait grâce à une forte présence
de différents partis.
En TUNISIE, les islamistes d’Ennahda ont
remporté en octobre dernier 89 des 217
sièges de l’Assemblée constituante
tunisienne, suivis du parti de gauche
pour 29 élus et de la «Pétition
populaire», 26 sièges. C’était une
première expérience démocratique en
Tunisie et certaines lacunes sont
apparues dans le processus en raison de
la complexité du bulletin de vote,
surtout pour les votants illettrés.
Cette Assemblée constituante a la
mission de rédiger une nouvelle
Constitution pour le pays, et légiférer
jusqu’à la tenue d’élections générales.
EN LYBIE, «les prochaines élections en
Lybie sont, déclare Mme Clinton, une
première étape cruciale vers une pleine
démocratie». Ces élections de
l’assemblée constituante se dérouleront
en juin prochain. Le colonel Kadhafi se
cache toujours.
EN IRAN, des milliers de personnes ont
participé à des défilés dans tout le
pays pour protester contre le
déroulement des élections législatives
du 2 mars 2012 et l’élection de Mahmoud
Ahmadinejad. Ce dernier a été élu à 85
%. Y a-t-il eu fraude? Les
experts ne s’entendent pas là-dessus.
Difficile d’être objectif et de vraiment
savoir ce qui s’est passé. Le président
Ahmadinejad promet de grands
changements! Et il a juré d’être le
gardien de la religion «officielle», une
victoire pour les Mollah.
EN SYRIE, Bachar el-Assad annonçait il y
a quelques semaines la tenue
d’élections législatives le 7 mai
prochain, faisant fi de la réponse à
donner aux «propositions concrètes»
formulées par Kofi Annan, l’émissaire de
l’ONU.» Depuis le début de la révolte
populaire, la communauté internationale
fait pression sur le régime de Bachar
el-Assad.
On qualifie de factice le référendum
tenu à la fin février par Bachar el-Assad.
La Maison-Blanche a jugé ridicule
récemment l’idée d’organiser un scrutin
législatif «au milieu des violences.» La
Russie et la Chine font des pas vers la
communauté internationale. Moscou a fait
entendre qu’elle souhaitait convaincre
Damas d’accepter des observateurs
internationaux indépendants CHARGÉS DE
SURVEILLER L’ARRÊT SIMULTANÉ DES
VIOLENCES DES DEUX CÔTÉS. Comme on peut
le constater, tout n’est pas réglé …. Et
que penser d’un personnage comme Bachar
el-Assad qui organise des référendums
factices, pour la galerie?
À la fin de ce printemps arabe, tout est
loin d’être réglé. Ce qui ne se fera pas
en un jour. Comment d’ailleurs parler de
rectification d’une situation quand
nous-mêmes en Occident n’avons pas réglé
nos conflits profonds de pauvreté et
d’injustice. Mais il est vrai que nous
survivons.
La NR/ Hubert Védrine a annoncé de façon
lapidaire : «Le Printemps Arabe est un
mouvement courageux, nous en approuvons
l’orientation, l’on espère que tout va
bien se passer et l’on aimerait bien
pouvoir l’y assister. » Comment
comprendre cette assistance?
M. Védrine n’envisageait-il pas une
intervention de la Russie pour une
solution sur le plan syrien?
Qui dit «aide» dit aussi «s’assurer
d’une alliance». Pouvoir assister sans
tomber dans le piège d’une nouvelle
forme de colonialisme, ni de vol des
ressources de pays. Quant à la
corruption, pourquoi en parler? On dit
qu’elle est partout.
Une assistance bénéfique à long terme
serait de tenter de modifier la
perception qu’on a des arabes en
Occident. Comment, je ne le sais pas.
Nous vivons une époque de choc des
cultures. L’assistance devrait surtout
être dans ce sens.
D’une façon générale, M. Védrine parle
de procéder cas-par-cas puisqu’il y a
beaucoup de différences dans les
révolutions. Ce qui est certain, les
révolutions arabes vont toucher peu à
peu tous les régimes totalitaires. Le
feu ne peut pas revenir en arrière.
La NR/ Quelle lecture pourrait-on faire
du rôle et le jeu des États-Unis dans
les «révolutions arabes»?
Je crois que les Etats-Unis et d’autres
pays font déjà trop d’ingérence. La
démocratie ne s’impose pas par la force,
je fais référence à l’intervention de
Bush en Irak il y a plusieurs années, en
dépit de l’opinion publique contraire à
sa volonté. Se comportent-ils
différemment maintenant?
LA NR/ Comment comprendre les conflits
et les enjeux géopolitiques du continent
africain et du Moyen-Orient
actuellement?
Une situation inextricablement complexe
que je ne saurais commenter clairement.
Un point seulement : les innombrables
minorités religieuses qui
s’entrechoquent et s’affaiblissement
réciproquement; la diversité énorme des
langues; la couleur de la peau. Des
facteurs qui ne facilitent pas les
conflits présents.
LA NR/ Compte tenu de ce qui se passe
actuellement dans le monde arabe,
n’assiste-t-on pas au plan de remodelage
du Proche et Moyen Orient par une
politique «chaos constructeur»?
Ce que je comprends de la politique du
«chaos constructeur» me laisse pantoise.
Selon la théorie du «chaos
constructeur», issue du philosophe Leo
Strauss, sous la dénomination de «néo-conservateur»,
le vrai pouvoir ne s’exerce pas dans
l’immobilisme, mais au contraire par la
destruction de toute forme de
résistance. C’est en plongeant les
masses dans le chaos que les élites
peuvent aspirer à la stabilité de leur
position.
L’offensive de Tsahal contre le Liban en
2006 était supervisée depuis le
département de la Défense des Etats-Unis.
Deux choses me frappent.
La première : ceux qui veulent appliquer
le remodelage, politique du «chaos
constructeur», ne sont pas ceux qui en
souffriront.
La deuxième : est-ce un hasard que ce
remodelage ait pour cible des zones
riches soit en hydrocarbures (tel qu’au
Liban), ou dans des zones riches en
réserves de pétrole et de réserves de
gaz?
Le Proche et le Moyen Orient devraient
se montrer prudents dans cette approche,
et à tout le moins, comprendre l’enjeu
profond qu’il en résulterait.
LA NR/ Pensez-vous personnellement que
le plan israélien «Une stratégie pour
Israël dans la décennie 1980», qui vise
à balkaniser les pays arabes, puisse
réussir, alors que l’on constate quand
même une reprise de conscience des
masses arabes?
À l’origine, le plan Yinon –
prolongement du stratagème britannique
au Moyen-Orient – était un plan
stratégique israélien qui visait à
assurer la supériorité d’Israël dans la
région et proposait la reconfiguration
de son environnement géopolitique par la
balkanisation des États arabes.
Personnellement, je considère cette
forme de stratégie proche de la
perversion. Rappelons le cas de l’Irak
qui avait été caractérisé comme la pièce
maîtresse de la balkanisation du
Moyen-Orient et du monde arabe. Sur
cette base, la division de l’Irak s’est
faite en un État kurde et deux États
arabes. L’un shiite et l’autre sunnite.
Puis ce fut la guerre entre l’Irak et
l’Iran – prévue par le plan.
La balkanisation est un processus par
lequel un grand État éclate en plusieurs
pays de taille trop réduite pour être
viables économiquement ou pour pouvoir
peser sur les affaires du monde. Le
monde arabe souffre déjà de sa
balkanisation.
C’est la politique de DIVISER POUR
RÉGNER.
L’Histoire se répète. Les mêmes causes
produisent toujours les mêmes effets. Si
on s’y prend de la même manière pour
pallier une situation qui a déjà avorté
dans le passé, les mêmes effets vont se
répéter. C’est une loi de simple bon
sens.
Ceci, les experts le savent, mais ne le
diront pas. Puis-je ajouter que nous
vivons dans un monde de personnalités
manipulatrices?
L’union fait la force. L’union génère
plus d’avantages que de conflits.
La NR/ D’après vous, quels sont les pays
menacés par ce déploiement militaire
dans le monde arabe, considéré comme
stratégique par Washington?
Tous les pays. La Syrie, le Liban. Ce
sont des petits feux allumés un peu
partout.
LA NR/ Certains pensent que la ligue
arabe a été réduite au rôle de pantin
instrumentalisé au profit d’un
néo-colonialisme au Moyen-Orient. Qu’en
pensez-vous?
C’est fort possible. J’ai peu confiance
dans les dirigeants politiques, ce sont
des êtres humains, susceptibles de se
tromper, même dans des situations aussi
cruciales que celles dont nous discutons
aujourd’hui.
Vraiment, je ne peux vous répondre.
LA NR/ Koffi Anan est actuellement en
train de déployer tous ses efforts pour
trouver une solution à la crise
syrienne. L’Occident mène un double-jeu,
d’une part il feint de chercher des
solutions, et d’autre part, il soutient
et renforce des mercenaires armés afin
de mettre fin au régime d’Assad. D’après
vous, y a-t-il une sortie de crise
diplomatique à ce conflit? Si oui, sous
quelles conditions?
SI M. Koffi Anan n’y parvient pas,
franchement, on se demande à quoi
servent la diplomatie et la politique.
Un double-jeu est une tactique
d’intimidation, de déstabilisation, et
d’abus de pouvoir. Ce qui ne signifie
pas qu’il faut agir comme eux.
ENTRETIEN REALISE PAR CHERIF ABDEDAIM
La Nouvelle République du 5 avril 2012Publié sur
La Nouvelle République

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