Après la confirmation des
candidatures de Ségolène Royal et de Nicolas Sarkozy, la
France entre dans une longue campagne électorale présidentielle,
puis législative, qui ne prendre fin qu’à l’été 2007.
Durant cette période, toutes les manipulations sont possibles.
L’une des plus dangereuses pour la démocratie est l’instrumentalisation
de l’extrême droite. Elle est entreprise aussi bien par des
hommes politiques que par des journalistes.
Il n’a échappé à personne
qu’en cas de présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de
l’élection présidentielle, comme en 2002, son challenger
serait automatiquement élu grâce à un phénomène de rejet
des thèses du Front national. Du coup, il ne manque pas de
consultants en tactique politique pour conseiller à Mme Royal
et à M. Sarkozy de créer les conditions pour affronter M. Le
Pen au second tour. Dans une telle optique, il ne s’agirait
plus seulement pour les candidats de l’UMP et du PS-PRG-MRC de
se hisser au second tour, mais d’y porter aussi leur
adversaire du FN. C’est une tactique risquée pour Mme Royal
et M. Sarkozy car aucun des deux n’a l’assurance
d’atteindre le second tour, et c’est une tactique
dommageable au pays en ce qu’elle valorise ce qu’il y a de
pire dans le FN.
Plus encore que les autres
partis politiques, le FN est complexe. Il n’a rien à voir
avec l’organisation monolithique que laisse supposer son culte
du chef. C’est au contraire un rassemblement de chapelles
diverses, souvent beaucoup plus dures entre elles qu’avec
leurs adversaires les plus éloignés. C’est un parti dont
l’électorat s’est considérablement élargi en vingt deux
ans, mais dont l’appareil n’a cessé de grossir et de
maigrir, au gré de crises. La diabolisation dont il a fait
l’objet a gommé ses contradictions internes pour le présenter
exclusivement sous le jour du courant le plus sombre, celui du néo-fascisme.
En réalité son principal message est de nature
post-colonialiste : Jean-Marie Le Pen s’adresse avant
tout aux victimes de la décolonisation. Il leur parle de la
manière dont les gouvernements successifs ont trahi et abandonné
les petites gens qui s’étaient expatriées. Il les touche car
il est le seul à prendre en compte leur douleur, mais il ne les
console pas pour autant car il hatise leur fantasme de vengeance
sur les immigrés et leurs enfants. Comment des Algériens
pourraient être heureux en France quand, eux, ont souffert de
quitter l’Algérie ? Progressivement, ce message s’est
enrichi d’une variante destinée à tous les déracinés,
aussi bien les victimes des fermetures des grands bassins
industriels contraints à l’exil intérieur, que celles de la
mondialisation, venues en France pour y travailler et échapper
à la misère. À tous, il parle de la trahison des élites et
de leur identité perdue. Il leur propose une identité française
ambigüe où se mêlent grandeur et intolérance. Au final, le
discours de Jean-Marie Le Pen empoisonne la société française
parce qu’au lieu de répondre aux souffrances qu’il prend en
compte, il désigne des boucs émissaires.
Dès lors, le meilleur moyen de
s’opposer à la rhétorique du FN, c’est – sur le long
terme – de répondre concrétement aux besoins de ses électeurs
et – sur le court terme – en l’invalidant par une
confrontation avec la réalité. A contrario, le meilleur moyen
de jouer avec le FN, c’est de conforter sa problématique et
de ne jamais le placer en situation d’avoir à rendre des
comptes. Toutes choses qui sont obtenues en glissant du
politique vers la peopolisation.
Traffic de parrainages
La tactique malsaine de
propulsion de M. le pen comme challenger idéal au second
tour de l’élection présidentielle n’a pas tardé à faire
irruption sur la scène publique. Bernard Accoyer (président du
groupe UMP à l’Assemblée) le 9 novembre, puis Nicolas
Sarkozy (président de l’UMP) lui-même, dans un discours aux
maires de France le 23 novembre, ont affirmé la nécessité
d’aider Jean-Marie Le Pen a recueillir les 500 parrainages nécessaires
à l’enregistrement de sa candidature [1].
Il s’agirait, nous dit-on, de veiller à ce que toutes les
familles politiques puissent concourir sportivement à l’élection.
Belle hypocrisie puisque le même parti a, en 1976, haussé le
nombre des parrainages requis de 100 à 500, précisément pour
barrer la route à une candidature d’extrême droite. Pour éviter
la situation actuelle, le nouveau souci démocratique de l’UMP
aurait dû le conduire à proposer le retour aux 100 parrainages
ou à instaurer une pétition de 200 000 signatures comme l’a
trop tardivement proposé Brice Hortefeux [2].
Il ne l’a pas souhaité alors qu’il aurait pu le faire.
L’UMP a ainsi trouvé
l’occasion de supprimer un autre aspect de cette manipulation.
En 2002 les listes de parrains restèrent secrètes. En 2007,
elles seront publiques. C’est qu’à la dernière élection,
la plupart des petits candidats ont obtenu les parrainages grâce
à l’appui des deux grands partis, parfois malgrés eux et
souvent à l’insu des électeurs. À titre d’exemple, Alain
Juppé, avait convaicu des élus de droite de parrainer la
candidature d’Arlette Laguiller pour diviser la gauche. Tandis
que Jean-Christophe Cambadelis avait convaincu des élus de
gauche de parrainer la candidature d’Olivier Besancenot pour
ratisser large et rabattre des voix vers le candidat socialiste
au second tour. Ce fut un mauvais calcul.
Gonflement artificiel du FN
La tactique d’instrumentalisation
de l’extrême droite ne concerne pas que les états-major
politiques. Elle peut être mise en œuvre par des groupes économiques
à travers les médias qu’ils possèdent. Espérant la
reconnaissance du prochain président, ils se préoccupent
exclusivement de pousser M. Le Pen au second tour et pas de
savoir qui sera le challenger. Leur tactique est gagnante, que
Mme Royal ou M. Sarkozy soient élus.
Un exemple, dont je viens de
faire les frais [3],
est la participation de journalistes au relookage du Front
national. Ils n’hésitent pas à aider la formation de
Jean-Marie Le Pen à modifier son image pour la rendre plus
attrayante et lui faciliter le passage du second tour de l’élection
présidentielle.
Actuellement, le FN doit faire
face à deux défis majeurs : d’une part, l’âge de son
président rend nécessaire d’organiser sa succession,
d’autre part, à la suite de multiples démissions, il manque
de cadres aguérris et a perdu le contrôle de son propre
appareil. La plupart de ses permanents sont des extrémistes
catholiques, alors même que les leaders de ce courant ont quitté
le FN et poursuivent leur carrière dans l’ombre de Philippe
de Villiers.
Dans ce contexte, les
journalistes qui souhaitent instrumentaliser le FN, s’évertuent
à le présenter comme conquérant en valorisant ses efforts
d’image, en relatant des mouvements d’opinion et des
ralliements imaginaires.
Jean-Marie Le Pen hésite à désigner
sa fille Marine comme dauphin, malgré la confiance qu’il lui
accorde, ou à choisir Bruno Gollnisch, malgré son expérience.
Il maintient ses deux fers au feu.
D’autres journalistes ont choisi de profiter du départ des
extrémistes catholiques pour « laïciser »
l’image de M. Le Pen, toujours en vue d’ouvrir la voie
à leur candidat. Ainsi le dossier de Libération
du 20 décembre qui met en scène le ralliement du sociologue
marxiste Alain Soral au FN et annonce mensongèrement que je
l’ai suivi. Le tout basé sur un reportage de Christophe
Forcari, bon connaisseur de l’extrême droite puisque
(toujours à l’insu de ses lecteurs) ancien militant d’un
groupuscule néo-fasciste, le Parti des Forces Nouvelles [5].
Ce procédé, consistant à annoncer des ralliements imaginaires
pour gonfler l’image du FN, avait déjà été tenté par des
journalistes France 2. Le 4 juin, un reportage d’Arnaud Boutet
et Olivier Robert laisait entendre que les adhérents de la Confédération
paysanne, le syndicat de José Bové, étaient décidés à
voter Le Pen [6].
Dans la même veine, Christiane Chombeau et Gérard Courtois ont
mis en scène, dans Le Monde du 15 décembre,
un sondage qui révéleraient selon eux « une
banalisation des idées de M. Le Pen qui le fait progresser ».
Or, comme l’ont montré deux enseignants de Sciences Po, les
données du sondage montrent au contraire une stabilisation de
l’électorat FN [7].
L’évolution de l’extrême
droite française doit être observée avec minutie. Le
ralliement – authentique celui-là – de Bruno Mégret au FN [8]
décrédibilise le repositionnement républicain de ce parti
engagé par M. Le Pen lors de son discours de Valmy [9].
Il n’en reste pas moins que, pour le moment, ce parti est
parcouru par des courants centrifuges qui prônent aussi bien la
révolution sociale que la dictature racialiste. Plutôt que de
masquer ces contradictions pour instrumentaliser le FN à des
fins électorales à court terme, les démocrates devraient
avoir à cœur de les mettre en lumière, de manière à diviser
ce parti et à intégrer dans les institutions ceux de ses
leaders qui veulent rompre avec l’idéologie de l’intolérance.
Mitterrand et le FN
Ce n’est plus guère un secret
que François Mitterrand était le maître de l’instrumentalisation
du FN. Il ne cessa de jouer avec, le favorisant parfois pour
diviser la droite, le combattant à d’autres moments pour ne
pas le voir prendre trop d’importance. Laissons de côté le
coup de pouce qu’il donna en finançant la campagne européenne
de 1984 ou en dramatisant la profanation du cimetière de
Carpentras et intéressons nous aux méthodes mitterrandiennes
pour affaiblir le FN.
François Mitterrand avait mise
en œuvre en 1986 une stratégie d’intégration en instituant
le scrutin proportionnel aux élections législatives. En
laissant le FN sièger à l’Assemblée nationale, il le
contraignit à étaler la stupidité de certaines de ses thèses
et la vénalité de certains de ses députés. Il prit la précaution
de conclure un pacte non-écrit avec Jean-Marie Le Pen pour
circonscrire le champ d’expérimentation à la politique intérieure.
En gage, les députés du FN élirent Roland Dumas à la présidence
de la Commission des Affaires étrangères alors que la gauche
était minoritaire au Parlement. La stratégie de
Mitterand-Dumas de confrontation au réel était la bonne :
la période de la présence du Front national à l’Assemblée
est une des deux seules des 25 dernières années où l’extrême
droite ait reculé.
Une autre stratégie efficace
fut essayée par François Mitterrand en faisant entrer Bernard
Tapie en lice. En créant un mouvement populiste à gauche et en
l’encadrant avec les structures d’une formation républicaine
historique, le PRG, on offrait un débouché à l’électorat
protestataire en le préservant des effluves de l’intolérance.
Mais, en 1994, cette opération effraya l’ensemble de la
classe dirigeante qui fut surprise par l’ampleur du vote
mobilisé. En définitive, le gouvernement Balladur-Sarkozy
organisa la chute de M. Tapie. À défaut d’avoir pu le
convaincre de corruption, elle le fit incarcérer pour un
spectacle truqué.
L’expérience du Comité national de
vigilance
Pour ma part, je me suis consacré
avec d’autres à la coordination du Comité national de
vigilance contre l’extrême droite de 1996 à 1999, créé à
l’initative du Parti radical de gauche. Il s’agissait alors
de faire travailler ensemble les 45 plus grandes organisations
de gauche (partis politiques, associations, syndicats, loges maçonniques)
pour défendre les valeurs républicaines. Ce fut particulièrement
difficile car certaines organisations, animées par des logiques
politiciennes, n’entendaient pas lutter contre les idées de
l’extrême droite, mais instrumentaliser le FN en tant que
parti. Elles ne se sentaient pas concernées par la « lepénisation
des esprits ». Dans leur logique, elles cherchaient à
mettre le FN en valeur en manifestant systématiquement en marge
de ses meetings et ne déployaient aucun effort pour combattre
son idéologie et ses pratiques. Je me suis opposé au prétendu
projet d’interdiction du FN, en vertu du principe voltairien
que nous nous battrons pour que les idées que nous ne
partageons pas puissent aussi être exprimées. Au contraire,
j’ai milité pour que les pratiques anti-républicaines du FN
soient sanctionnées et pour provoquer son éclatement. Il en
est résulté la Commission d’enquête sur le DPS [10]
c’est-à-dire la milice de ce parti, et sa réorganisation
accompagnée de l’exclusion du courant racialiste regroupé
autour de Bruno Mégret. C’est-à-dire tout le contraire de ce
que font aujourd’hui de nombreux conseillers et journalistes
politiques.
Les citoyens doivent rester
vigilants dans les mois à venir. Beaucoup d’apprentis
sorciers, à droite comme à gauche, vont faire le lit de
l’extrême droite en feignant de la combattre. Ceci est encore
plus dangereux aujourd’hui car une grande partie de nos
concitoyens se montre désabusée, démoralisée et versatile.
Il appartient à chacun d’entre nous de rappeler aux
journalistes et aux élus que la démocratie n’est pas un jeu,
mais un bien précieux. Il n’est pas admissible que certains
élaborent des plans de carrière sur des coups fourrés au lieu
de confronter des idées et de défendre des principes.