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Le Quotidien d'Oran
Pascal Boniface au Quotidien d'Oran
«Quelle politique étrangère pour la France ?»
Hichem Ben Yaïche
Jeudi 12 avril 2007 Pascal
Boniface est un géopolitologue reconnu, auteur d'une quarantaine
de livres sur des questions de géopolitique internationale.
Il a fait de l'Institut des relations internationales et stratégiques,
qu'il dirige - où travaillent de nombreux chercheurs et experts,
sollicités souvent par les médias - une référence dans ce
domaine. Les élections présidentielles en France constituent un
moment fort pour analyser les projets et les propos des principaux
candidats en matière de politique étrangère. Paroles d'expert.
Entretien. Le
Quotidien d'Oran : Avec le départ du président Jacques
Chirac, sommes-nous en train d'assister à la fin d'une tradition
diplomatique cultivant une singularité française dans ce domaine
?
Pascal Boniface: Le
prochain ou la prochaine présidente n'aura pas l'ancienneté, ni
la profondeur des liens que le président Chirac avait avec le
monde arabe. C'est donc une nouvelle page qui va être ouverte. A
cet égard, est-ce-que les liens politiques dépendent du lien
politique ? La réponse est non. On peut distinguer les deux !
On peut tout à fait concevoir que la politique traditionnelle de
la Ve République - créée par le général de Gaulle, poursuivie
par François Mitterrand et Jacques Chirac -, d'amitié avec les
nations arabes et d'une politique active, notamment par rapport au
conflit central, qui est le conflit israélo-palestinien, puissent
être maintenue.
Cependant, on n'a pas réellement d'éléments : il y a des
indications dans le discours de Nicolas Sarkozy de vouloir
maintenir les liens avec les pays arabes, mais de ne plus être
actif sur le conflit israélo-palestinien. En tout cas, de ne plus
s'opposer à la politique d'Israël.
De ce point de vue, il n'est pas certain que l'on puisse
conserver de bonnes relations et être aussi bien perçu dans le
monde arabe - notamment par les populations -, si la France se
montrait moins entreprenante, et se mettait un peu à la remorque
de la diplomatie américaine.
Mais est-ce-que Nicolas Sarkozy, qui a donné des signaux
contradictoires à ce sujet, continuera cela ? Il est moins-disant
depuis le début de la campagne sur ce point. Par conséquent,
certaines inquiétudes sont légitimes ! Il faudra voir ce qui se
produira lorsque les uns et les autres seront, effectivement, au
pouvoir. Pour ce qui concerne Ségolène Royal, elle a envoyé -
elle aussi - des signaux contradictoires puisque son discours de
Beyrouth n'était pas celui de Jérusalem. On peut dire qu'elle a
été finalement soumise à une sorte de chantage qui a payé : la
polémique largement gonflée de sa visite à Beyrouth l'a
certainement poussée à adopter un profil bas lors de son passage
à Jérusalem. Quant à François Bayrou -le troisième principal
candidat -, il est modérément pro-israélien, mais n'a pas de
lien connu et développé avec le monde arabe. A cet égard, nous
sommes donc devant une page blanche qui pourrait peut-être s'écrire
d'une façon différente s'il était élu.
Q.O.: C'est tout le sens de
votre interpellation dans le livre que vous venez d'écrire sur le
rôle de la France dans le monde. Mais, au fond, la France
a-t-elle encore les moyens de ses ambitions diplomatiques ?
P. B.: Enfin, il ne faut
pas rêver d'une France qui pourrait dominer le monde, et être
ainsi le phare qui l'illumine ! Cependant, la France a toujours un
rôle actif à jouer. Encore faut-il qu'elle assume son héritage,
en définissant une politique spécifique et originale conforme à
sa tradition et à la façon dont elle est perçue dans le monde.
Par exemple, cela n'aurait aucun sens, au sujet du monde arabe ou
d'ailleurs, de se mettre à la remorque de la diplomatie US. Ce
n'est pas sur ce plan-là que nous sommes attendus ! Ce n'est ni
bon pour le monde extérieur, ni pour les intérêts de la France,
ni encore pour les équilibres généraux !
Q.O.: Au début de cet
entretien, vous avez esquissé une analyse sur les trois
principaux candidats - Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François
Bayrou -, mais la politique étrangère occupe une place mineure
dans le débat électoral. Comment jugez-vous les projets, les
propositions et les positions des uns et des autres ? Quelle est
précisément votre expertise sur ce sujet ?
P. B.: Je dois confesser
une certaine déception par rapport aux prises de position des uns
et des autres. Par exemple, tous évitent soigneusement d'avoir à
se prononcer sur le conflit israélo-palestinien. Je donnais, dans
mon livre (1), des indications précises. Je disais en substance :
si c'est pour dire qu'on est pour la paix, il y aura unanimisme.
Le fond du problème n'est pas là- personne ne se dit pour la
poursuite du conflit ! -, mais ce à quoi il faut s'interroger :
de quelle façon concrète sort-on du conflit ? Et quelles sont
les pistes réelles à suivre ? Or, sur ce point précis, on voit
que chacun des trois candidats évite, avec une infinie précaution,
de prendre partie pour des raisons de politique intérieure tout
simplement ! C'est très dommageable de confondre politique étrangère
et politique intérieure, comme si les candidats pensaient qu'il
s'agirait d'un sujet très sensible à ne pas aborder, au risque
de prendre des coups !
A l'inverse, sur le Darfour, suite à l'initiative lancée par
Bernard-Henry Lévy, laquelle initiative est contestée, faut-il
le rappeler, par les ONG actives sur le terrain. Il y a là quand
même une réelle déception de voir une «affaire médiatique»,
n'ayant pas un fondement sérieux, l'emporter sur les enjeux
primordiaux au niveau stratégique.
Q.O.: Certains considèrent
Nicolas Sarkozy - «atlantiste» et «pro-israélien confirmé» -
comme étant le porteur d'une pensée néoconservatrice à l'américaine
en France. Quelle est la part de vérité dans ce jugement ?
P. B. : Effectivement, c'était
l'analyse d'Eric Besson avant qu'il ne quitte Ségolène Royal.
Sans doute a-t-il changé d'avis sur ce sujet ! Disons, en effet,
que Nicolas Sarkozy s'est affiché avec George Bush, tout en
revendiquant son amitié et son admiration pour la société américaine,
et critiquant, au passage, ceux qu'il qualifiait d'antiaméricanisme.
Or, le problème n'est pas lié à cet aspect, c'est celui de la
critique de la politique extérieure de George Bush ! C'est bien là
le vrai sujet.
Dans un autre ordre d'idées, il s'est également affiché comme
un supporter d'Israël, même s'il a jugé, par exemple, la
riposte militaire contre le Liban de disproportionnée. Néanmoins,
il estimait que cette réaction était légitime dans ses
fondements. Par conséquent, il est largement perçu, en effet,
comme un ami de l'Etat hébreu.
En Israël même, un timbre à son effigie a été mis en
circulation, sans parler de Christian Estrosi, ministre délégué,
qui, lors d'une récente visite dans ce pays, l'a présenté comme
«le candidat naturel des électeurs juifs», comme si les juifs
français ne devaient se déterminer en vote que par rapport à
Israël ! On ne peut pas comprendre, par exemple, le ralliement
d'André Glucksmann, quels que soient les arguments utilisés, que
par rapport à la question du Proche-Orient.
D'autres personnalités, sans le dire publiquement, ont
rejoint Nicolas Sarkozy pour ces mêmes raisons. A ce propos, on
peut faire une analyse en deux points : soit il considère qu'il a
déjà capté les amis d'Israël et, donc, moins il en parlera,
moins il s'exposera à ceux ayant une vision plus critique de ce
pays. Du coup, il sera gagnant sur les deux tableaux; soit une
fois élu président, il reprendrait plutôt les habits
traditionnels de la diplomatie française. Il y a là une grande
interrogation. En tous les cas, il y a une assez grande inquiétude
de ceux qui sont attachés aux fondements de la politique étrangère
de la Ve République que Nicolas Sarkozy soit, dans ce domaine, un
candidat de rupture.
Q.O.: Mais il y a là un réel
danger de «communautariser», d'une certaine façon, la politique
étrangère de la France. Qu'en dites-vous ?
P. B. : Je ne crois pas
qu'on puisse parler d'un «vote juif», cependant, manifestement,
il y a beaucoup d'électeurs qui se déterminent non pas en
fonction de ce critère, mais en fonction de la défense et du
soutien à Israël. Pour un certain nombre d'électeurs, cette
cause est déterimante.
Q.O.: Concernant Ségolène
Royal, on a du mal à saisir sa pensée en matière de politique
étrangère. Qu'est-ce-qui explique ce minimalisme ?
P. B. : Ce n'est
certainement pas le sujet sur lequel elle est à l'aise de par sa
formation initiale. Dans son entourage, il y a des gens qui ont
des attitudes tout à fait diverses sur les grands sujets. Néanmoins,
on peut dire, en matière de politique étrangère, qu'elle se met
plus facilement dans les pas de François Mitterrand que Nicolas
Sarkozy dans ceux de Jacques Chirac. A plusieurs reprises, elle a
revendiqué la paternité de la diplomatie mitterrandienne en
usage, même si, suite à son voyage au Proche-Orient et les polémiques
qu'il a provoquées, elle est apparue un peu en retrait. Comme si
elle ne voulait plus prendre le risque de s'aventurer sur ce
terrain. Ce qui est, à mes yeux, une erreur tactique de sa part,
puisqu'elle ne veut pas effrayer ceux pour qui la dimension du
soutien à Israël reste décisive. D'ailleurs, ces gens-là ne
sont pas aussi ça ! De toute façon, ces derniers sont acquis à
la cause de Nicolas Sarkozy. En revanche, elle a déçu de
nombreux autres qui attendent peut-être plus un langage de vérité
de sa part.
Q.O.: Maghreb,
Moyen-Orient, Islam, comment ces sujets géopolitiques majeurs
vont-ils être «architecturés» par le nouveau président de la
France ? Autrement dit, y aurait-il, selon vous, rupture ou
continuité dans ce domaine ?
P. B.: Personne ne se
revendique de la rupture, puisque même Nicolas Sarkozy, après
avoir déclaré vouloir l'incarner, dit maintenant qu'il veut se
mettre dans les pas de Jacques Chirac.
Ségolène Royal, comme je l'ai déjà signalé auparavant, se réclame
de l'héritage mitterrandien. Il faudra juger sur pièce.
A priori, en tous les cas, Nicolas Sarkozy est considéré comme
étant plus favorable à Israël que Ségolène Royal. Mais,
parallèlement - c'est ce qu'il a annoncé -, il veut avoir une
politique vis-à-vis du Maghreb très ambitieuse. Pour ma part, je
ne crois pas que l'on puisse avoir une politique ambitieuse et
active envers les pays arabes et être silencieux sur le conflit
israélo-palestinien !
Q.O.: Ces dernières années,
des accusations - de pro-palestinisme d'un côté, de pro-israélisme
de l'autre ont empoisonné lourdement la vie publique en France.
Le paysage sociologique de la France, avec de fortes communautés
juives et musulmanes, va-t-il peser sur ses choix en politique étrangère
?
P. B.: C'est pour cette
raison que je revendique depuis longtemps le fait de se référer
à des principes universels, et de ne plus faire jouer le poids
des communautés. Dès 2001, j'avais alerté l'opinion et les
acteurs politiques sur ce point. Ce qui m'a valu des critiques.
Mais je crois que la France ne serait pas la France, si elle définissait
sa politique en fonction des poids des communautés !
Lorsque le général de Gaulle a pris un tournant stratégique
majeur, en 1967, il n'a pas pris pour jauge le poids des communautés.
De même lorsque François Mitterrand a pris comme axe majeur son
discours à la Knesset en 1982, où il reconnaissait le droit à
la sécurité d'Israël et celui des Palestiniens d'avoir un Etat,
il n'a pas non plus utilisé ce critère. Lorsque la France décide
de faire la guerre contre l'Irak en 1990 ou de la refuser en 2003,
c'est toujours par rapport à des principes et non par rapport à
des déterminants communautaires. Je crains, malheureusement, que
le communautarisme gagne du terrain dans notre pays, la France.
Q.O.: Nicolas Sarkozy
considère que la «politique arabe» de la France n'est en aucune
façon justifiée. Est-il bon d'être en rupture par rapport à ce
dogme, si je puis dire ?
P. B.: Tout dépend de ce
que l'on appelle «politique arabe» de la France. Si c'est
uniquement des relations personnelles, on pourra effectivement la
modifier. Généralement, ceux qui critiquent la «politique arabe»
de la France la présente comme étant une politique «armes
contre pétrole», ce qui est pour le moins réducteur. Ou disent
que c'est une politique dictée par le poids de la communauté
musulmane en France. Ce qui est encore réducteur. Pour mémoire,
lorsque le général de Gaulle en a jeté les bases, il n'y avait
pas de contrats avec les pays arabes ! C'était un choix motivé
par des principes. En réalité, ceux qui s'en prennent à cette
politique voudraient en fait qu'il n'y ait plus de politique
active de la France vis-à-vis des pays arabes. Pour ces derniers,
on doit se «raccrocher» aux Etats-Unis ou à Israël.
Personnellement, je préfère la «politique arabe» actuelle que
celle de la IVe République, dont il faut rappeler qu'elle était
à l'origine de la guerre d'Algérie et de l'opération militaire
de Suez contre l'Egypte, en 1956..
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