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Asia Times Online - L'après-Bhutto
Al-Qaïda
au secours de l'héritage de Bush
M K Bhadrakumar
M K Bhadrakumar - Photo ipcs
Le 4 janvier 2008
Les prédictions à la
Cassandre des faiseurs d'opinion américains disent presque
uniformément que le Pakistan pourrait ne pas survivre. C'est vrai
qu'il est difficile d'être optimiste. Remettre en ordre cette époque
incohérente est bien au-dessus de la capacité de
l'administration actuelle des Etats-Unis.
La seule chose qui semble bonne est que d'ici un an une autre
équipe entrera à la Maison-Blanche et qu'une rupture nette
deviendra possible. Même d'ardents spécialistes américains du
monde de la sécurité l'admettent. Voici ce que dit un
commentateur de Stratfor, un groupe de réflexion en lien
étroit avec l'establishment de la sécurité : "En cette fin
de partie, tout ce que les Américains veuest un statu quo au
Pakistan. C'est tout ce qu'ils peuvent espérer. Et vu comment
tourne la chance des Etats-Unis, ils pourraient même ne pas
obtenir cela".
Ce n'est pas tant une question de "chance". Pour parler
cru, l'administration de George W Bush, malgré la superpuissance
américaine, a eu les yeux plus gros que le ventre dans le Col de
Khyber [à la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan], en
hiver 2001. Aujourd'hui, elle n'a pas de plan B. Le meilleur
espoir de la Maison-Blanche est que le chef militaire pakistanais,
le Général Ashfaq Kiani, "doit devenir le nouvel homme de
Washington au Pakistan" (pour citer Stratfor). Cela revient
à dire : faisons porter à al-Qaïda la responsabilité de
l'assassinat de Benazir Bhutto, continuons nos affaires comme
avant et attendons que les douze prochains mois se passent !
Mais un militaire futé comme Kiani ne peut pas être aussi bête
! A Washington, trois types de prophètes de malheur donnent le
ton. Il y a d'abord les FOBs - "Friends of Benazir"
[Les Amis de Benazir]. Dans les médias, les groupes de réflexion
et le gouvernement américains, ceux sur lesquels Bhutto a jeté
un sort - grâce à son charme irrésistible ou à la dextérité
de ses agents en relations publiques de premier ordre - ne peuvent
tout simplement pas imaginer un Pakistan sans elle.
Ensuite, il y a les légions d'experts américains en Asie du Sud,
issus d'une autre époque, qui sont en rogne après leur
gouvernement qui, avec son agenda néoconservateur, a ignoré
leurs conseils dans l'élaboration de la politique pakistanaise de
Washington de l'après-2001. Ils se sentent dédouanés du fait
que cette politique se sera transformée en désastre. Enfin, il y
a la tribu des spécialistes du terrorisme, qui ont proliféré
ces dernières années et qui ont une grande expérience dans la
politique de la peur - et parmi eux, il y a en a quelques-uns qui
semblent croire que leur ennemi fantôme est d'une importance
cosmique absolue.
Les Etats-Unis veulent être maîtres du jeu iranien
Mais le sien n'est pas forcément la seule histoire. L'ombre
jetée par l'assassinat de Bhutto sur la sécurité de la région
est de plusieurs nuances. C'est déjà ainsi que Téhéran le
ressent. Dans un brusque revers, pratiquement du jour au
lendemain, le Pakistan a remplacé l'Iran sur l'écran radar de
l'administration Bush. Il se peut qu'Israël n'apprécie pas ce
qui se passe, mais le vice-Président Dick Cheney et consorts
n'auront aucune chance de ressusciter l'épouvantail iranien dans
ce qui reste du mandat de l'actuelle administration.
L'administration Bush ne peut pas ignorer que la crise qui se prépare
au Pakistan et en Afghanistan pourrait s'avérer infiniment plus sérieuse
que tous les programmes nucléaires de Téhéran et son soutien au
Hamas en Palestine, au Hezbollah au Liban et à la milice chiite
en Irak réunis, sans parler du défi politique que pose
l'influence croissante de l'Iran dans la région.
Pour la première fois depuis qu'elle a exposé, il y a exactement
six ans, sa théorie de "l'axe du mal" - regroupant
l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord -, l'administration Bush est
contrainte de voir l'Iran avec le sens de la mesure. Dans ces
nouvelles circonstances, la politique jusqu'au-boutiste, destinée
à déstabiliser le régime iranien, semble carrément
irresponsable. L'option militaire est hors de question. Un
changement de régime à Téhéran ? Ridicule !
Mais la "question iranienne", en tant que telle,
pourrait ne pas disparaître du Moyen-Orient, bien que la rhétorique
- étasunienne et iranienne - se soit réduite de façon appréciable
ces dernières semaines. Une partie du problème est qu'une élection
législative âprement disputée s'approche dangereusement en
Iran, vers le mois de mars. Néanmoins, les relations entre l'Iran
et les Etats-Unis sont sur le point de changer de cours. La
proposition de la Secrétaire d'Etat américaine Condoleeza Rice
de rencontrer son homologue iranien Manouchehr Mottaki
"n'importe où et à n'importe quel moment" en témoigne.
Il y a un optimisme circonspect à Téhéran sur le quatrième
tour à venir des rencontres US-Iran, relatives à la coopération
sur la stabilisation de l'Irak.
Voici ce que Rice a déclaré il y a une semaine : "Nous
n'avons pas d'ennemis permanents… ce que nous avons est une
politique qui est ouverte à mettre un terme à la confrontation
ou au conflit avec tous les pays qui veulent bien nous rencontrer
selon ces termes". Mottaki a répondu promptement : "Le
terrain peut être préparé". Il a bien accueilli
"l'approche plus respectueuse et plus logique" de
Washington vis-à-vis de Téhéran, qui, a-t-il insisté, est
devenue possible depuis que "les [responsables américains]
ont une meilleure compréhension du rôle-clé de l'Iran dans la région
et de sa détermination à faire valoir ses droits légaux [pour
enrichir l'uranium]".
Les Iraniens sont pragmatiques et, après l'assassinat de Bhutto,
ils auront déjà évalué que les développements au Pakistan ne
laissent aucune autre option à l'administration Bush que de sérieusement
explorer les moyens de normaliser leurs relations avec Téhéran.
Être ou ne pas être…
Comme en 2001, l'Iran pourrait prouver une fois de plus son
utilité vis-à-vis des besoins de la "guerre contre la
terreur" que Washington mène en Afghanistan. L'Iran peut
sans doute être une route de substitution si les lignes
d'approvisionnement des forces de l'OTAN en Afghanistan via le
Pakistan devenaient étranglées. L'OTAN et les Etats-Unis ne
peuvent pas avoir de partenaire plus réaliste que l'Iran pour
stabiliser l'Afghanistan. La coopération de l'Iran sera utile
pour prévenir la marche des Taliban dans le Nord, vers la région
de l'Amou Daria, et pour stabiliser l'Ouest de l'Afghanistan, où
les forces de l'OTAN sont menacées.
L'alternative serait que Washington fasse du lèche-bottes à
Moscou pour lui demander des couloirs terrestres et aériens vers
l'Afghanistan. Il semble bien que, lors de la réunion du Conseil
Russie/OTAN au niveau des ministres des affaires étrangères qui
a eu lieu à Bruxelles le 7 décembre, l'Otan ait tâté le
terrain. A la suite de cette réunion, le ministre russe des
affaires étrangères, Sergueï Lavrov a déclaré : "Nous
avons discuté de la situation en Afghanistan. Les intérêts
vitaux concernant la sécurité de la Russie et celle de l'Otan coïncident
ici. Il y a à la fois la menace que constitue la drogue et la
menace terroriste persistante. Les deux doivent être combattues
par des efforts combinés".
Lavrov a ajouté : "Nous [la Russie et l'OTA N] considérons
aussi d'autres possibilités de coopération, en particulier dans
le soutien logistique à la Force Internationale d'Assistance à
la Sécurité et en aidant à équiper l'Armée Nationale Afghane.
Je pense qu'il y a un bon terrain d'entente à ce sujet où nous
pouvons avancer vers la recherche de formes d'interaction
mutuellement acceptables ".
Ecrivant dans le journal russe Ekspert une semaine plus
tard, dans un long essai sur la politique étrangère russe,
Lavrov semblait rappeler les discussions à Bruxelles lorsqu'il a
révélé de façon intrigante : "Nous [Moscou] assistons à
quelques lueurs de changements qualitatifs dans l'analyse américaine
et européenne de la phase contemporaine des développements du
monde, bien que cette analyse se fasse essentiellement, jusqu'à
présent, au niveau de la communauté des experts. En même temps,
il est évident que nos partenaires pensent que le processus de réflexion
a commencé. Une des conclusions qui sont tracées là-dessus est
la réalisation du caractère fondamentalement non provocateur de
la politique étrangère russe".
Avec l'assassinat de Bhutto, Washington doit à présent hâter
son "processus de réflexion". Il y a une décision
difficile à prendre. Tant l'Iran que la Russie seraient des
partenaires raisonnables dans la "guerre contre la
terreur" en Afghanistan. Mais ni l'un ni l'autre ne répondrait
à un engagement sélectif de la part de Washington.
L'administration Bush aura besoin de Shylock de William
Shakespeare pour peser l'avantage relatif d'impliquer l'Iran ou la
Russie. C'est là où la visite à venir de Bush en Israël, dans
les Territoires Palestiniens et les alliés du Golfe Persique,
pourrait être utile.
Une chose est déjà claire : La question nucléaire iranienne
refuse de disparaître. Il se pourrait qu'elle ait pris dernièrement
une tournure pour le meilleur mais, ainsi que le Quotidien du
Peuple chinois l'a fait remarquer, nous sommes loin d'un dénouement.
Les Etats-Unis "devront fomenter de nouveaux plans et
concevoir de nouvelles stratégies sur la question nucléaire
iranienne, à la fois durant [ce qui reste de ] l'administration
Bush et après elle… L'Iran pourrait bénéficier de la disparité
entre les puissances du monde : il pourrait rechercher un
environnement international et une situation stratégique plus
favorables. En conclusion, les parties concernées par la question
iranienne prennent actuellement en considération leurs propres
intérêts en relation aux conditions actuelles en préparation
pour une nouvelle série de compétitions stratégiques".
Point d'interrogation sur la stratégie globale des Etats-Unis
Mais Moscou pose des difficultés encore plus fondamentales.
Dans la dernière ligne droite avant la rencontre Russie/Otan à
Bruxelles, à Moscou, un porte-parole du ministère russe des
affaires étrangères a souligné en décembre, dans des
commentaires exhaustifs parus dans les médias, que "les succès
autant que les complications" ont embrouillé les relations
de Moscou avec l'alliance atlantique. Il a déclaré que le
travail à venir ne va pas être facile.
Parmi les domaines qui posent problème, il a classé "les
implications légales internationales" de la transformation
de l'Otan en tant qu'organisation politique globale hors du contrôle
des Nations-Unies ; les structures militaires de l'Otan "se
rapprochant de nos frontières" ; les plans de l'Otan en vue
d'un futur élargissement ; les différences sur le traité des
FCE (Forces armées Conventionnelles en Europe) ; et, "le déploiement
d'un troisième bouclier étasunien de défense antimissile en
Europe et sa conjonction avec la recherche et le développement de
la défense antimissile au sein de la structure de l'Otan".
Autrement dit, dans le scénario de l'après-Bhutto, Washington a
besoin de retravailler sur l'ordre du jour du sommet de l'Otan à
venir à Bucarest, en avril. Le troisième round des plans d'élargissement
de l'Otan a été classé comme sujet-clé de discussion à
Bucarest. A présent, le Pakistan et l'Afghanistan vont y dominer.
Est-ce que Washington fera avancer les plans précédents pour
obtenir de l'Otan qu'elle soutienne l'admission de l'Ukraine et de
la Géorgie ? Dans la situation actuelle de crise en Afghanistan
et au Pakistan, l'administration Bush peut-elle se permettre
d'agacer le Kremlin ? Un porte-parole russe a prévenu :
"Nous [Moscou] sommes convaincus que le processus d'élargissement
de l'Otan n'a rien à voir avec la modernisation de l'alliance
elle-même ou pour garantir la moindre sécurité en Europe. Au
contraire, c'est un sérieux facteur de provocation, alourdi par
l'apparition de nouvelles lignes de division et la réduction du
niveau de confiance mutuelle".
Le Kremlin a clairement fixé la limite : les Russes ne seront pas
contents même si les Etats-Unis et l'UE n'insistent pas pour
forcer l'indépendance du Kosovo ou qu'ils procèdent à déployer
l'OTAN dans la république séparatiste en dehors de la structure
du Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Lavrov a souligné :
"La chose principale est de rechercher à travailler
conjointement sur une base de respect mutuel, y compris dans le
respect pour l'analyse de chacun concernant les menaces, qui nous
sont aujourd'hui communes". Il a insisté sur le fait que si
l'OTAN, au sommet de Bucarest, donnait son feu-vert à la
politique d'élargissement en parallèle avec la transformation de
l'alliance, "nous [Moscou] sommes convaincus que cela ne
contribuerait pas à renforcer notre sécurité commune ou à
combattre nos menaces communes". La mise en garde implicite
est que la coopération dans la "guerre contre la
terreur" pourrait être conditionnée à ce que Washington
revienne sur sa politique de limitation de l'expansion de la
Russie.
Il est évident que Moscou et Téhéran estiment désormais que la
crise en Afghanistan et au Pakistan a un rapport direct avec les
stratégies globales de Washington. Si l'Otan échoue en
Afghanistan, un énorme point d'interrogation surviendra sur le
futur de l'alliance. Ainsi qu'un rapport de recherche du Congrès
américain l'a fait remarquer en octobre, la mission de l'Otan en
Afghanistan est "un test de la volonté politique de
l'alliance et de ses capacités militaires". Mais ce n'est
pas tout. Ce que les membres des groupes de réflexion étasuniens
opacifient est le fait que l'habilité des Etats-Unis à maintenir
son rôle de leader transatlantique dans l'ère de l'après-Guerre
Froide soit elle-même dans la ligne de mire.
Tant Moscou que Téhéran ont beaucoup à gagner dans un ordre
mondial multipolaire où leur influence régionale prendra de
l'importance. Si Washington échoue dans sa stratégie d'après-Guerre
Froide consistant à renforcer l'OTAN en attisant les images
ennemies (par ex. al-Qaïda), le processus vers la multipolarité
gagnera substantiellement. De façon significative, Téhéran et
Moscou refusent de caractériser l'assassinat de Bhutto comme étant
le travail d'al-Qaïda.
La réaction de Pékin a également été prudente. Un
porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères chinois a
condamné initialement l'assassinat de Bhutto comme étant un
"acte de terrorisme". Mais le Ministre des Affaires
Etrangères adjoint, He Yafei, qui s'est rendu le lendemain à
l'ambassade du Pakistan à Pékin pour signer le livre de condoléances,
n'a pas parlé du tout de terrorisme, mais il a exprimé l'espoir
que le peuple du Pakistan "puisse surmonter la difficulté
actuelle le plus tôt possible et sauvegarder en même temps la
stabilité sociale et le développement de ce pays".
Les commentateurs chinois ont noté que "la situation en
Afghanistan s'est avérée bien plus sophistiquée que prévue"
et qu'il était devenu difficile pour l'Otan de "dissimuler
la position embarrassante de ses troupes dans ce pays". Un
commentaire du Quotidien du Peuple a analysé l'année dernière
que la débâcle de l'Afghanistan, couplée avec la détérioration
des relations de l'Otan avec la Russie et l'échec des efforts de
Bruxelles pour assurer un pied en Asie Centrale, ont handicapé
l'alliance dans son but de faire de 2007 son année de
"transformation".
Ce commentaire affirmait que par conséquent "l'influence des
Etats-Unis au sein de l'Otan a décliné et leur rôle
transatlantique devient incertain. Il était largement souhaité
que le changement à la tête de l'Allemagne, de la France et de
la Grande-Bretagne puisse injecter une nouvelle vitalité aux
relations entre les Etats-Unis et l'Union Européenne. Mais il est
toujours difficile de dire si la nouvelle 'troïka' peut ouvrir la
voie à une situation que Washington prédisait avec
optimisme".
Ces trois pays que sont la Russie, la Chine et l'Iran partagent
ouvertement un intérêt à veiller à ce que l'Organisation de la
Coopération de Shanghai et l'Organisation du Traité de Sécurité
Collective jouent un rôle important pour stabiliser la situation
afghane. Aucun des trois n'est resté satisfait du monopole des
Etats-Unis (ou de l'OTAN) sur la résolution du conflit dans une région
d'une telle importance vitale pour leur sécurité, bien qu'ils
soutiennent la "guerre contre la terreur" en Afghanistan
en tant que telle.
Il est clair que l'assassinat de Bhutto et avec le Pakistan se
retrouvant au bord du gouffre, ce qui pend au bout du nez de
l'administration Bush est un détricotage potentiel de sa stratégie
globale, construite autour de la "guerre contre la
terreur" et de "l'islamo-fascisme". La solution de
facilité pour s'en sortir consisterait à provoquer que le Général
Kiani devienne le "nouvel homme de Washington au
Pakistan" afin que la chasse à al-Qaïda se poursuive.
M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière
aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des
postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et
en Turquie (1998-2001).
Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction
: JFG-QuestionsCritiques
Publié le 8 janvier 2008 avec
l'aimable autorisation de Questions Critiques
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