Jordan Rodriguez, journaliste et Jesús Romero, cadreur, sont
arrivés à Tripoli le 23 février 2011.
Dans l’avion ils partageaient cette destination avec
seulement dix personnes. Deux d’entre elles –dont une envoyée de
la chaîne italienne RAI– ont décidé de ne pas descendre. Quand
ils sont arrivés à l’aéroport ils ont vu que près de 300
personnes se bousculaient pour aborder le même avion et partir.
Jesús en parle en riant lorsqu’on lui demande si à un certain
moment ils ont senti qu’ils commettaient une folie.
L’équipe de Telesur fut la première à débarquer sur
place, après un long périple qui comprenait des surtaxes de
billets, plusieurs arrestations, des pertes de matériel, de
mauvais traitements physiques de la part de la police, et
l’obtention finale d’une autorisation de travail sur tout le
pays (et non d’un accord entre Chavez et Kadhafi comme
beaucoup ont dit).
Ils sont également arrivés à temps pour constater que sur
le terrain les soi-disant bombardements contre la
population, en tout cas à Tripoli, étaient des mensonges.
“Nous sommes allés directement à la Place Verte et
quand nous sommes arrivés nous avons vu une chose tout à
fait différente de ce que disait la RAI et qui était la même
version que donnaient Al Jazeera, la BBC, ou CNN. Nous avons
par contre découvert une manifestation de 500 à 600
personnes appuyant Mouammar Kadhafi” raconte Jordan.
“Nous avons pris conscience que ce qui se produisait
était une guerre de quatrième génération. Les médias furent
le premier bataillon à entrer en Libye. Ils diffusaient des
infos impossibles à vérifier. Ils n’avaient qu’un reporter
en Libye et affirmaient un tas de choses”, indique Jesús.
Pour les deux envoyés, la presse internationale a une
grande responsabilité dans l’invasion que subit le peuple
libyen depuis le 19 mars.
“Telesur a eu la chance d’être sur place et de
démentir ces choses mais cela n’a servi à rien parce que
l’ONU a pris sa décision sur la base de tous ces mensonges.
A travers la caméra de Jesús et mon travail nous avons dit
la vérité et au moins nous avons pu faire naître un doute.
Par contre, oui, j’ai vu des morts dans les bombardements de
l’OTAN », explique Rodriguez, qui se souvient du
désespoir de nombreux habitants, de leur rage contre les
médias, certains brandissaient des panneaux pro-Kadhafi en
montrant la date et leur demandant de dire la vérité.
“Jesús est resté 38 jours en Libye et a reçu au moins
une trentaine de coups. Des gens, de la police, de n’importe
qui… C’est compliqué. C’est une autre vision des choses.
C’est un pays arabe. Un pays menacé. Tu peux te promener
tranquillement avec un AK 47, mais si tu portes une caméra
tu es un danger”.
—La couverture de Telesur a reçu de nombreuses
critiques pour la différence entre ce qui se transmettait
depuis Tripoli et ce qu’on disait depuis Benghazi.
—Jordan : "Reed Lindsay, correspondant de Telesur à
Benghazi et moi nous rapportions minute après minute ce que
nous voyions, ce qui se passait. Trípoli est sous contrôle
de Kadhafi et cette situation fait que la ville soit calme.
Lui se trouvait à 1.200 km de l’endroit où j’étais. Il avait
un autre discours, celui des gens qui disent qu’ils sont
fatigués de Kadhafi, qu’il faut le chasser, qu’il faut le
tuer parce que ce type est un assassin, etc. Les gens
m’attaquaient beaucoup sur Twitter et ce que je répondais
c’était que tant mieux qu’ils puissent voir dans un même
journal télévisé (celui de Telesur) ce qui se passait dans
deux endroits différents. Je crois que s’il y a un motif de
fierté pour nous c’est d’avoir montré tant ce que disaient
ceux qui étaient avec Kadhafi comme ceux qui soutenaient les
rebelles. Des gens me disaient que sûrement ceux qui
parlaient avec moi avaient peur. Mais je ne peux me baser
sur des suppositions, je me base sur des paroles. Mon
travail comme reporter est de poser des questions et de
croire en la parole des gens. Et en effet j’ai informé le
public de ce qu’un jour je suis sorti sans caméra pour boire
un café et j’ai rencontré un groupe de jeunes qui m’ont dit
qu’ils étaient contre Kadhafi mais qu’ils ne pouvaient le
dire par peur, et nous avons eu la liberté et l’éthique de
le dire à l’antenne."
—Comment voyez-vous à présent la situation en
Libye ?
— Jordan : "pour l’heure la Libye est devenu un pays
complètement divisé. Nous avons interviewé des rebelles et
ils étaient médecins, ingénieurs, architectes. Le niveau de
vie en Libye est très élevé. C’est un pays très développé
quand on pense à la région où il se situe. Les jeunes ont
des voitures dernier cri. Je ne dis pas que ce soit un fait
important mais il serait plus logique de voir éclater une
rébellion dans un pays de très grande misère. Donc je leur
demandais pourquoi ils se battaient et ils me répondaient :
« Pour la liberté ». Dans ces groupes rebelles nous avons
conversé avec des gens qui tenaient dur comme fer à cet
idéal de liberté et aussi avec des gens qui maniaient des
blindés et des unités anti-aériennes. Et je me demande
jusqu’à quel point un médecin dispose de la capacité
d’utiliser des unités anti-aériennes, il y a peut-être des
facteurs externes qui stimulent tout cela. Que peut-il se
passer ? Il y a des gens… des voix du peuple, qui défendent
une partition de la Libye, il y a des gens qui veulent
simplement la tête de Kadhafi mais il y aussi des gens
convaincus que les présidents arabes ne sortent de la
présidence que pour mourir. Nous avons vu Kadhafi quatre ou
cinq fois et cet homme n’a pas un grain de peur. Il est
enraciné dans son processus, dans son idéal et il a beaucoup
de gens qui l’appuient. Comme il y a beaucoup de gens qui
s’opposent à lui. "
Intérêts externes
Selon Jesús et Jordan la guerre en Libye peut s’expliquer
par des millions de causes. “Le pétrole libyen est un des
meilleurs du monde. Tu peux presque le sortir de terre, le
mettre dans la voiture et elle fonctionne. Les réserves
d’eau, les ressources naturelles et les 200.000 millions en
réserves de l’Etat libyen, peuvent susciter la convoitise de
gouvernements « en faillite » comme ceux de France ou
d’Angleterre, ce sont d’autres causes possibles.
“Comment lancer des bombes pour éviter des
bombardements ?” s’interroge Jordan, qui précise que les
grandes puissances vont continuer à attiser le conflit et
que les « libyens divisés en deux camps vont s’entretuer”.
“Ils vont lutter jusqu’à la mort”.
“Ce que nous croyons c’est que cela suffit, qu’un pays
se sente le droit d’attaquer, d’envahir, de tuer. Pourquoi
par exemple n’a-t-on pas laissé travailler les leaders
tribaux ? Ceux-ci étaient prêts à dialoguer et ils disaient
qu’ils pouvaient trouver des solutions. J’aimerais savoir
pourquoi CNN n’a jamais diffusé les déclarations des leaders
tribaux. Et l’image qui manque peut-être en ce moment, même
si on ne peut la montrer par respect pour le public, c’est
celle d’enfants de cinq ans, brûlés."
“Non, maman, c’est un mensonge !”
“Nos familles au Venezuela sont tombées dans le même
panneau que tout le monde. Le fait de voir les news
transmises par les grandes chaînes internationales, cela
leur a causé une angoisse. Ma mère qui fait de
l’hypertension me disait tout le temps : ‘reviens, que
fais-tu là-bas ?’ et c’était la même chose chaque fois que
nous appelions nos familles. “En tout cas j’ai dû dire aux
miens : s’il vous plaît, ne regardez pas la télé. Ne croyez
pas dans les médias”.
Les journalistes appelaient chez eux trois à quatre fois
par jour pour calmer les angoisses familiales et Jesús se
rappelle qu’à chaque fois il fallait faire un exercice de
contre-information. “Ma mère me disait : « Mais enfin. on
vient de dire telle chose ». « Non maman, c’est faux… je
suis à côté du journaliste, et c’est faux ». « Mais si,
Kadhafi a bombardé Tripoli ». « Non, c’est faux ». Jesus en
rit : « On a du travailler non seulement pour Telesur, mais
aussi pour les familles."
Traduction : Thierry Deronne
JIMENA MONTOYA/CIUDAD CCS FOTO FERNANDO CAMPOS