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Venezuela
Entretien avec Fernando Buen Abad Dominguez
La révolution communicationnelle vénézuélienne
María Mercedes Cobo, Emilce Chacón
6 juin 2007
Fernando Buen Abad Dominguez est licencié en
Sciences de la communication et titulaire d’un master en
Philosophie politique. Il est actuellement vice-recteur de l’Universidad
Abierta du Mexique, pays où il est né en 1956. Il est l’auteur
du livre « Filosofía de la Comunicación » (voir en
bas de page), publié par le ministère vénézuélien de la
Communication et de l’Information. Nous avons saisi
l’opportunité de sa visite et de son expérience académique
pour connaître sa perception des nouvelles expériences dans le
domaine de la communication actuellement en gestation dans le
cadre du processus révolutionnaire que construit le Venezuela.
Quelle est votre
opinion sur le comportement des médias au Venezuela ?
Le Venezuela est un cas bien à
part dans l’analyse et le diagnostic au niveau mondial. Nous
faisons, depuis un certain temps, avec l’Institut mexicain de
recherches sur l’image (Instituto de Investigaciones sobre la
Imagen de México), une série d’analyses successives sur les
changements qui ont eu lieu au Venezuela. Nous relevons que ce
pays est le produit d’un grand phénomène de communication.
Les événements d’avril 2002
[le coup d’Etat manqué contre le président Chavez, ndlr] au
cours desquels le peuple est sorti dans la rue et des millions de
personnes sont parvenues à s’organiser en quelques heures pour
un processus révolutionnaire de changement, sont un véritable événement.
Nous ne savons pas encore bien comment cela a pu se passer, les
gens ont communiqué entre eux, ici on appelle ça Radio
Bemba, un outil de communication populaire qui s’est démultiplié
et démultiplié. Les motos ont été les veines du processus, les
gens montaient et descendaient des motos, apportant le sang de
l’information. C’est un grand événement de communication que
nous devons étudier.
Nous devons apprendre ce que les
gens ont mis en pratique dans la rue ce jour-là pour
s’organiser, pour dire au président, aux putschistes et au
monde quelle voie sociale ce pays était en train de choisir,
contre les formes les plus autoritaires et méprisables de
trahison d’un peuple.
Pour nous, c’est un objet
important de savoir qu’en plus des nombreuses choses que représente
le processus de transformation au Venezuela, il y a une
transformation de la communication elle-même ; mais ce
n’est pas tout, nous nous rendons compte qu’en dépit de tout
ce que les médias privés ont dit et fait, sur la base de la
calomnie et de l’insulte, le peuple vénézuélien a su résister
intellectuellement, il n’est pas tombé dans le piège, alors même
que 90% de l’espace audiovisuel et la majorité des médias sont
privés. Malgré tout cela, ils ne sont pas parvenus à vaincre la
force émotionnelle, la culture, la tradition et la volonté
d’un peuple. Nous croyons que cela doit être étudié comme un
phénomène social de communication de masses. C’est unique dans
l’histoire de l’humanité. Jamais en Amérique latine on n’a
vu un président revenir après un coup d’État et la population
se mettre d’accord si rapidement pour y parvenir.
Le Venezuela
est-il en train de déséquilibrer le pouvoir hégémonique
communicationnel sur son propre territoire et sur le continent ?
Je dirais qu’il commence à le
faire. Je crois que chaque jour il commence à sentir davantage
cette nécessité. Le Venezuela est en train d’arriver à la
conclusion qu’il ne peut avoir une attitude permissive face aux
pouvoirs médiatiques habitués à mentir, parce que ce serait tolérer
un processus délictuel permanent d’utilisation des médias.
Je crois que ce ne devrait pas être
à l’État d’intervenir, il devrait y avoir des jurés
populaires, des tribunaux populaires avec des spécialistes
conscients, participant à côté des gens et les aidant à
comprendre que ce n’est pas un jeu d’enfants, le fait qu’un
personnage, le matin, à la télévision, crie face à ses invités,
agite sa main devant leur visage, c’est un manque de respect à
la volonté du peuple, à la figure du président qui est un
leader latino-américain et mondial. Nous sommes conscients que le
processus est lent et qu’il reste beaucoup à faire.
Le rôle des
communautés
Vous dites dans
vos textes qu’il faut construire une communication distincte de
celle à laquelle nous sommes habitués, ce qui est complexe.
Comment pouvons-nous avancer dans la construction d’une
communication cohérente avec le processus révolutionnaire, selon
votre expérience universitaire et votre expérience de vie ?
Une manière de changer le
discours est de changer les acteurs du discours. Une bonne manière
est que ce ne soient pas toujours les mêmes qui disent toujours
la même chose. Quand je parle du discours, je ne me réfère pas
à la parole, je le dis dans le sens médiatico-générique :
le discours esthétique, le type de prise de positions, le type de
musique, la modulation avec laquelle quelques présentateurs des
journaux télévisés sur les chaînes commerciales parlent
identiquement les uns après les autres, font des inflexions de
voix, des exagérations, des accents, des modalités, des
modernisations de voix.
À mon avis, si nous changeons ce
discours, nous commençons déjà à penser à d’autres
alternatives parce que, au lieu d’avoir des intermédiaires qui
nous expliquent comment est la réalité, nous faisons en sorte
que ce soit la réalité elle-même qui parle. Dans les médias
mexicains, ils ne font rien d’autre que d’interpréter pour
nous ce qu’a dit une personne ; ils sont dans une usine
avec les travailleurs, avec des paysans, avec des organisations
sociales et le reporter nous dit qu’ils disent ceci ou cela et
je ne sais quoi. L’atmosphère est tendue, ils n’autorisent
jamais les personnes à dire pourquoi elles sont là, ce
qu’elles font, ce qu’elles veulent dire, ce qu’elles
pensent, ce qu’elles ressentent, ce qui leur fait mal, ce qui
les émeut, ce qu’elles aiment. Nous n’en savons rien !
Ils sont comme un décor, une mise en scène de fond, il n’y a
rien de nouveau là-dedans, c’est un format en usage un peu
partout dans le monde et qu’on peut transformer.
Il se peut maintenant que les
communauté elles-mêmes prennent le micro, et je l’espère, les
caméras aussi, pourvu qu’elles apprennent ! Parce qu’il
ne suffit pas de prendre le micro, il y a beaucoup d’éléments
et de conditions pour arriver à un maniement sensé, ordonné des
moyens de communication, ce n’est pas une chose facile, c’est
un métier qui comme tout instrument nécessite du temps, de la
maturation et de l’apprentissage.
Les communautés peuvent commencer
à trouver leurs propres langages, avec leur accent, leur emphase,
leurs priorités, leurs intérêts. Nous ne sommes pas habitués
à regarder cette télévision, nous ne sommes pas habitués à écouter
cette radio, nous ne sommes pas habitués à lire cette presse
nouvelle, nous sommes en train d’apprendre à nouveau. Nous
n’avons pas encore vu la meilleure communication, jusqu’à
maintenant nous avons vu la communication marchandisée, celle qui
a transformé le temps en marchandise, qui a transformé les
femmes en marchandises, qui a transformé la famille en
marchandise, la télévision qui fait du monde un objet de
consommation, cela nous pourrons le dépasser conceptuellement,
philosophiquement, poétiquement quand nous aurons fait le saut
qualitatif, quand nous relèverons la qualité du discours et la
qualité narrative, nous verrons alors une autre télévision, un
autre journalisme, nous allons devoir apprendre de nouvelles
convictions y compris narratives.
Les médias
peuvent être un outil pour pacifier, ils peuvent aussi être
utilisés pour aviver la confrontation comme on l’a vu au
Venezuela en avril 2002 lors du coup d’État, en qualifiant les
sympathisants du gouvernement de « hordes chavistes »
et ceux qui appuyaient l’opposition de « société civile
en lutte ». Quelle est votre interprétation de la
manipulation informative qui a été faite ?
Je crois que cela a été un
exercice déloyal de la communication. Un exercice qui n’est pas
fidèle à ce que les gens disent. On ne peut pas produire des
canailleries dans les médias. Si nous regardons autour de nous et
nous voyons comment ceux qui ont été exclus durant des décennies
évoluent comme individus et comme collectifs, parce qu’ils
vivent dans un pays qui construit un processus de transformation
pour améliorer la qualité de vie de chacun de ses habitants, il
faut alors accompagner cela et être du côté du développement
humain.
Personne ne peut entraver le développement
de la société et si quelqu’un le fait avec un média, c’est
encore pire. Il me semble donc que c’est une attitude mal
intentionnée, je crois qu’il faut en parler comme d’une faute
éthique, vraiment comme un déni de solidarité humaine. À la vérité,
le Venezuela est depuis des années un bon exemple pour beaucoup
de pays pour son tact diplomatique, bien que certains pays comme
le Mexique se soient comportés de manière absolument grossière.
Nous sommes aussi face à un problème d’ordre politique et idéologique,
ce pays livrant une bataille fantastique qui est la bataille des
idées, où les gens apprennent à prendre conscience de leurs
droits et à penser librement, et cela ne plaît pas à grand
monde.
Pour en revenir aux médias, vous
avez un défi immense parce que vous avez en plus un président
qui en matière de communication a un talent phénoménal. Le président
Chavez est un rebelle dans tous les sens du terme, j’ai écrit
des articles là-dessus, au sujet d’Aló Présidente.
C’est un espace qui s’est transformé en l’école d’éducation
politique la plus impressionnante qu’on ait jamais vu dans le
monde, et cela nous montre la puissance de communication en présence.
A travers ce programme, beaucoup de gens ont appris à analyser
les problèmes pétroliers internationaux, à connaître la
structure économique de la nation, entre autres sujets
importants.
Aló Présidente,
c’est de la communication pour le développement social ?
Sans aucun doute. Il est clair que
ce n’est pas suffisant, car si on n’a que cette manière de
faire de la communication, alors on sature l’interlocuteur avec
une seule source. C’est pourquoi nous proposons qu’il y ait
aussi « Allo communautés », « Allo ouvriers »,
« Allo étudiants », « Allo paysans »,
ainsi il y aurait de la force discursive et narrative.
À votre avis,
quelles seraient les lignes stratégiques à suivre pour une
politique communicationnelle cohérente avec le processus de
transformation que nous vivons au Venezuela ?
Avant de répondre j’aimerais
dire qu’il y a quelques mois j’ai visité la télévision Al
Jazeera au Moyen-Orient, et, à un moment donné, on a commencé
à converser avec un groupe, tout en nous demandant où y avait-il
dans le monde un espace où on prend le micro et on parle
librement, et tout de suite nous avons pensé au Venezuela et aux
expériences communicationnelles qu’a créées le processus
bolivarien comme Vive TV et Telesur.
Vive TV est un projet qui est en
train de naître mais qui est déjà à l’avant-garde et Telesur
est une proposition en pleine croissance. Telesur est un outil
d’intégration et de communication qui devra faire son chemin ;
comme ils disent, son nord est le sud et aussi son nord est le
socialisme. Ce sont deux enfants de la communication révolutionnaire
dans ce pays, ce sont deux espaces où doivent se vérifier toutes
ces thèses révolutionnaires, personne n’a une telle possibilité.
C’est, croyez-moi, une opportunité extraordinaire.
Si je devais dire quelles sont les
lignes, je dirais que nous devons suivre cet exemple, bien que
cela ne suffise pas... Par exemple, nous proposons d’organiser
un courant international de penseurs, de communicateurs, qui se
solidarisent avec cette ligne de travail qui s’est développée
au Venezuela, parce qu’elle est la plus avancée. Nous devons la
pousser. Je suis venu pour aider comme je peux, nous cherchons à
ce que tous ceux qui travaillent dans ces médias s’engagent
dans leur formation et améliorent la qualité de leurs
programmes, qu’ils surprennent et séduisent plus encore.
Une ligne stratégique importante
est la politique consistant à étudier, à générer un courant
important de solidarité politique, économique avec la révolution
mais il faut aussi avoir une éthique. C’est une tâche
incontournable et, après cela, il faudra appeler les délégués
de base de tous les mouvements de communication en Amérique
latine, et s’asseoir pour discuter comment travailler le mieux
ensemble sur cette expérience de communication vénézuélienne.
Nous avons maintenant un modèle de communication, il reste à le
faire croître et mûrir.
La Loi de
Responsabilité Sociale à la Radio et à Télévision (ladite Ley
Resorte) instaurée au Venezuela a fait l’objet d’attaques
insistantes au motif qu’elle exprime le contrôle absolu du
gouvernement. La plus récente attaque concerne la distribution
des fréquences d’émission. Que pensez-vous de cette loi ?
Ce qu’on appelle la Ley Resorte
est un grand outil de construction sociale en communication. Il me
semble qu’il faut l’étudier, que c’est un grand acquis,
nous devons apprendre d’elle et la perfectionner, je crois que
nous devons nous appuyer sur la légalité et la légitimité
d’un processus de transformation en matière de communication.
De plus, nous ne devons pas seulement débattre au Venezuela, mais
dans le monde sur l’attribution des fréquences de diffusion,
nous devons accompagner ce débat, il est urgent que le Mexique
discute de cette question.
D’un autre côté, nous devons
changer les formes de faire de la communication et la conscience
des médias. En définitive, nous devons mettre au service du
processus de transformation d’un pays toutes les connaissances
scientifiques ; la science n’est pas un privilège pour
quelques-uns qui peuvent vivre de cette connaissance ; la vérité
est que ce sont les universités qui produisent le moins de
connaissance. La connaissance n’est pas nécessairement dans les
universités malgré ce que certains croient.
Professeur,
pensez-vous développer quelques propositions sur le plan
universitaire dans notre pays ?
Oui. Actuellement, nous sommes en
train de développer un projet de recherche, un séminaire appliqué
destiné à l’Université Bolivarienne du Venezuela (UBV). Nous
avons aussi en projet une convention avec le ministère de la
Communication et de l’Information (MinCI) pour faire plus de séminaires
à Caracas et à l’intérieur du pays où il y a beaucoup de
gens intéressés par ces projets.
En outre, nous voulons créer un
espace de recherche scientifique en matière de communication,
nous sommes extrêmement intéressés par participer à ce
processus, j’ai recueilli des matériaux de différentes expériences
pour les diffuser dans ces espaces que nous sommes en train de
construire
RISAL - Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique
latine
URL: http://risal.collectifs.net/
Source : In Defence of Marxism (http://www.marxist.com/),
12 mars 2007.
Traduction : In Defence of Marxism.
Traduction revue par l’équipe du RISAL.
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