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Colombie
Les
deux perspectives de la gauche colombienne
Gary Leech
Gustavo Petro et Raúl Reyes
12
novembre 2007 Dans
le contexte du scandale en cours de la parapolitique en Colombie,
qui a ébranlé la légitimité du gouvernement de droite, la
gauche est rapidement en train de devenir la nouvelle force
politique dans le pays. Les Forces Armées Révolutionnaires de
Colombie (FARC), le plus grand mouvement de guérilla de gauche du
pays, ont beau mener une guerre contre l’État depuis plus de 40
ans, il reste que c’est la première fois depuis les années
1980 qu’un parti politique de centre-gauche gagne en importance
à l’échelle locale et nationale [1].
Il semble donc que, comme c’est le cas dans toute la région,
l’électorat colombien fasse lui aussi un virage à gauche.
Toutefois, la présence en Colombie d’une gauche armée et
d’une gauche électorale rend ce virage particulièrement intéressant.
En juin, j’ai rencontré dans son bureau de Bogotá le sénateur
Gustavo Petro du Pôle démocratique (Polo Democrático) pour
connaître son opinion sur le scandale de la parapolitique, la
gauche armée [la guérilla, ndlr], la guerre sale, le néolibéralisme
et les chances de paix dans le pays. Six jours plus tard, j’ai
interviewé Raúl Reyes, le commandant des FARC, dans un camp
perdu en pleine jungle et lui ai posé les mêmes questions.
Gustavo Petro et Raúl Reyes ont exprimé deux perspectives de la
gauche colombienne.
Que signifie
le scandale de la parapolitique sur le plan de la démocratie en
Colombie ?
Gustavo Petro :
La parapolitique est un nouveau mot que nous, les Colombiens,
avons inventé pour désigner les liens qui existent entre le
paramilitarisme, l’État et la politique. Le paramilitarisme
colombien est un peu différent de celui qui a vu le jour en Amérique
latine dans le contexte de la Guerre froide. À cette époque, des
escadrons de la mort, généralement composés de civils, ont été
créés dans le but de commettre, sous la supervision des États-Unis,
toutes sortes de violations des droits de l’Homme pour détruire
les mouvements insurgés communistes. En Colombie, les escadrons
de la mort mis sur pied ont été assez semblables à ceux
d’ailleurs et l’on a parlé de paramilitarisme. Toutefois,
contrairement à ce qui s’est passé dans les autres pays
latino-américains, les escadrons de la mort colombiens ont, dès
le début, été liés au trafic de drogue, ce qui leur a donné
une dimension totalement différente. Grâce à cet apport
financier, ils sont devenus des armées privées de plusieurs
milliers d’hommes, qui ont fini par contrôler les autorités
locales des lieux où elles se trouvaient. Ces armées privées
sont devenues, pourrait-on dire, un élément de dissuasion pour
la société et les autorités des régions où elles se sont
implantées. Elles ont eu recours à la terreur contre la
population, tué les leaders, détruit leurs organisations et fait
preuve d’une telle violence que les personnes qui ont assisté
et survécu à ces crimes ont été effrayées et ont gardé le
silence. C’est ce silence qui a permis aux propriétaires de ces
armées de s’emparer de la richesse.
Le modèle a été développé
pendant trente ans, si bien qu’aujourd’hui, ces armées
regroupent 40 000 hommes. Elles ont non seulement pris le contrôle
d’un tiers du territoire colombien et de la population qui s’y
trouve, mais également réussi à obtenir, par substitution ou
par la force, la voix de deux millions d’électeurs sur les dix
millions de votants colombiens. Elles ont également infiltré un
grand nombre de secteurs de l’État à l’échelon national,
comme la police, l’appareil judiciaire, l’armée nationale et
le Congrès de la République, en réussissant à faire élire un
groupe secret de personnes au sein des partis politiques, qui sont
tous devenus pro Uribe. Par la suite, Alvaro Uribe Vélez a entamé
des négociations avec ces armées privées de trafiquants de
drogue qui sont les plus gros exportateurs de cocaïne. En gros,
ces négociations visaient à leur garantir l’impunité totale,
à bénéficier d’une amnistie complète pour leurs richesses
– l’objectif de leurs crimes était de s’enrichir. Ils ont démobilisés
leurs armées pour devenir des détenteurs civils du pouvoir
politique. Ces négociations ont servi de base à l’élaboration
de la loi dite de Justice et paix qui a été
adoptée au Congrès [juin 2005, ndlr] par, entre autres, les députés
que les armées privées avaient elles-mêmes fait élire.
Mais les choses ont commencé à
changer pour diverses raisons. D’abord, aux États-Unis, les Démocrates
ont obtenu la majorité au Congrès et ils ont commencé à
regarder de plus près ce qui se passait. Mais, comme Bush a
approuvé la « démobilisation », le sujet est devenu
un débat électoral interne. De plus, la Cour constitutionnelle
colombienne s’est penchée sur la constitutionnalité de la loi Justice
et paix et lui a pratiquement ôté son caractère de négociation
politique en soumettant le processus à la justice. C’est le
procureur général et non plus le gouvernement qui est devenu
l’interlocuteur des paramilitaires. La Cour a pris la décision
d’éliminer une absurdité de la Loi : celle qui considérait
les paramilitaires comme des délinquants politiques. Le crime de
sédition a été abandonné, si bien qu’ils ont été traités
en délinquants de droit commun et obligés de reconnaître les
faits et de dire la vérité. La transformation de la loi Justice
et paix a mis la vérité au centre de la discussion. Nos
activités en tant que membres de l’opposition ont consisté à
susciter des débats visant à mettre en lumière les liens qui
existent entre les politiciens, la politique et les paramilitaires
afin d’envoyer ces derniers en prison.
Pour le moment, nous ne savons pas
exactement dans quelle direction va le pays. Le président Uribe a
annoncé dans l’un de ses récents discours – après que le
dirigeant paramilitaire Mancuso eut parlé – la possible libération
de prison des parapoliticiens et des paramilitaires, un discours
qui n’est rien de moins qu’un message d’impunité. M. Uribe
n’a pas parlé de la réparation des victimes ni de quoi que se
soit qui s’en approche. Cela laisse donc entendre que, si cela
arrivait, il y aurait de nouveau paramilitarisation du pays et que
les paramilitaires et les trafiquants de drogue sortiraient une
nouvelle fois renforcés à l’issue des élections du mois
d’octobre [28 octobre, ndlr]. En revanche, un grand nombre de
secteurs de la société colombienne ainsi que la communauté
internationale font pression pour qu’on connaisse la vérité,
qu’on rende la justice et qu’on indemnise les victimes. Si
cela avait lieu, il en résulterait une crise politique qui
s’accompagnerait d’une déparamilitarisation du pays et
d’une transition vers la démocratie. Quelle voie va suivre le
pays ? Nous ne le savons pas.
Raúl Reyes :
Le scandale de la parapolitique provient du fait que les
politiciens colombiens sont mêlés au trafic de drogue depuis très
longtemps. L’argent de ce trafic circule à tous les échelons
du gouvernement, dans tout l’appareil de l’État et dans
toutes les institutions gouvernementales. L’argent de la drogue
a également porté au pouvoir un certain nombre de présidents et
a aussi permis de faire élire des députés à la Chambre et au Sénat.
Bon nombre de procès judiciaires sont achetés grâce à cet
argent, qui est également distribué au sein de la police, de
l’armée, du Département Administratif de Sécurité (DAS), de
la police judiciaire, bref, à tous les niveaux de la sécurité
de l’État. Le président lui-même profite de cet argent qui
est partout : dans l’industrie, dans le commerce, dans
l’industrie pharmaceutique, dans l’industrie chimique,
partout.
Voilà pourquoi la situation en
Colombie est grave. Il est vrai que, dans le cas de la Colombie,
on peut parler, comme le font certains, de narco-démocratie.
Selon moi, nous sommes en présence d’un narco-État, d’une
narco-économie et l’establishment colombien fait preuve d’une
grande hypocrisie lorsqu’il essaie de faire croire qu’il lutte
contre le trafic de drogue. Les politiciens demandent aux États-Unis
et à l’Union européenne de les aider à combattre le
narcotrafic. Ils organisent des forums et des séminaires sur le
sujet alors que ce sont eux les trafiquants et les bénéficiaires
du trafic de stupéfiants. Difficile d’être plus hypocrite,
n’est-ce pas ?
Certains prétendent que les FARC
ne sont qu’une organisation criminelle n’ayant aucune
motivation politique ou idéologique. Qu’en pensez-vous ?
Gustavo Petro :
Les FARC font partie d’un processus distinct de celui du
paramilitarisme, bien que parfois cela y ressemble. Leur création
remonte à bien plus loin, à l’époque de La
Violencia, la guerre civile qui a opposé, au milieu du XXe siècle,
les deux partis traditionnels de la Colombie, les Libéraux [2]
et les Conservateurs, et qui a fait 300 000 morts. Dans les régions
rurales, certains paysans libéraux qui ont subi la violence sont
devenus des guérilleros. C’est comme cela qu’a commencé la
guerre menée par les FARC. Dans les années 1980, l’entente
conclue entre ces dernières et le gouvernement de Belisario
Betancur [Les accords de la Uribe, ndlr] leur a permis de fonder
un parti politique légal, l’Union patriotique, mais il a été
réduit à néant lorsque 4 000 de ses membres ont été assassinés
alors qu’ils étaient sans défense. [3]
Cette tuerie a eu deux conséquences : premièrement, le
leadership politique des FARC a pratiquement été anéanti et,
deuxièmement, la prise de conscience que le gouvernement
colombien les avait trahies a fait naître une méfiance qui les a
radicalisées.
Puis, en 1993, alors que les FARC
venaient de fêter leur trentième anniversaire, quelque chose
s’est produit en Colombie. Les escadrons de la mort, créés par
les trafiquants de drogue et les paramilitaires, ont commencé à
s’en prendre aux FARC. En effet, durant les 30 premières années
d’existence des FARC, quand les paramilitaires les affrontaient,
ce n’était pas dans le cadre d’une stratégie
contre-insurrectionnelle mais pour protéger leur trafic de
drogue. Le conflit est né lorsque les guérilleros se sont lancés
à leur tour dans le commerce de la cocaïne.
En 1993, lorsque la culture de la
coca a baissé au Pérou et en Bolivie, elle a augmenté en
Colombie. Les politiques de lutte anti-drogue des États-Unis ont
consisté, ces dernières années, à investir des milliards de
dollars dans la fumigation des plantations de coca. Ce procédé a
eu des répercussions sur la vie des campagnes. Les paysans qui
s’étaient lancés dans la culture de la coca ne possédaient
pas suffisamment de plantations légales rentables, car ils n’étaient
pas installés dans des régions fertiles, ni dans des zones
agricoles situées près des villes, mais sur des terres très
pauvres à proximité de la jungle où les infrastructures étaient
inexistantes. Or, il se trouve que ces zones étaient contrôlées
par les FARC, ainsi que par d’autres guérillas, et que
celles-ci ne se sont jamais opposées à l’expansion de la
culture de la coca. Au contraire, elles ont fait preuve de
pragmatisme et ont commencé à lever un impôt pour assurer leur
financement.
Depuis 1993, les FARC n’ont pas
disposé de suffisamment de temps pour devenir des exportateurs de
cocaïne, mais ce n’est qu’une question de temps. Une chose
est certaine ; au cours des 12 ou 14 dernières années, ce
genre d’activités leur a permis de se financer, ce qui a
transformé les FARC : de simple groupe de soldats-paysans révolutionnaires
traditionnel, elles sont devenues, comme les paramilitaires, une
armée puissante grâce aux armes, aux soldats et aux mercenaires
qu’elles ont eu les moyens de se payer. Les FARC ont vaincu
l’armée régulière dans un grand nombre de régions du pays,
surtout sous le gouvernement Samper [1994-1998, ndlr], à mesure
qu’elles se sont transformées en une armée forte de plusieurs
milliers d’hommes répartis sur plusieurs centaines de fronts.
D’un côté, elles ont gagné en contrôle territorial, de
l’autre, elles en ont perdu puisque leur idéologie politique et
leurs méthodes ont créé un fossé entre elles et la société.
Elles sont devenues de plus en plus barbares, allant même
jusqu’à entreprendre des actions qui ne ciblaient pas l’armée,
mais la société toute entière. Elles ont accru leur isolement.
Grâce à l’argent qui leur permet d’être indépendantes
financièrement et de s’agrandir, les FARC n’ont plus besoin
du soutien habituellement indispensable aux guérillas
traditionnelles. Elles n’ont plus besoin du soutien populaire et
perdent de vue l’aspect politique. De nos jours, les FARC ne
sont plus qu’une organisation criminelle.
Néanmoins, ce qui différencie
les FARC des paramilitaires, c’est qu’elles ne sont pas liées
à l’État ni aux propriétaires terriens, les trafiquants de
drogue à qui appartient la terre. Leur base est en grande partie
rurale. De plus, on ne peut pas vraiment les accuser d’exporter
la cocaïne en grandes quantités. Elles n’ont pas atteint ce
stade, mais agissent au début de la chaîne de production :
culture de la coca, transformation en pâte et taxation. Il existe
toutefois des signes indiquant qu’elles se seraient lancées
dans le trafic avec les Brésiliens, mais seulement à petite échelle.
Elles font affaire avec le Sud plutôt qu’avec le Nord, qui est
plus rentable. Il faut cependant dire qu’elles y arriveront, ce
n’est qu’une question de temps. Malgré cela, nous pensons
qu’il est toujours possible de négocier avec les FARC, même si
ce sera difficile.
Raúl Reyes :
Il s’agit d’une campagne de guerre. C’est ni plus ni moins
une forme de guerre. Cette campagne sert à discréditer la lutte
révolutionnaire. D’ailleurs, elle s’est intensifiée depuis
le 11-Septembre, pas vrai ? Aux États-Unis, quand les tours
jumelles se sont effondrées et que tout le monde s’est mis à
parler de terrorisme, le gouvernement colombien s’est empressé
de traiter de terroristes les FARC ainsi que toutes les autres
organisations révolutionnaires de Colombie et d’ailleurs. Il
pouvait alors les liquider, les intimider et les forcer à
abandonner la lutte révolutionnaire. Cela a d’ailleurs
intensifié la guerre dans le monde. En revanche, les résultats
n’ont été favorables ni aux États-Unis ni à M. Bush,
dont la crédibilité s’est grandement détériorée. À
l’heure actuelle, en raison de la guerre en Irak, ce dernier
n’est pas au plus haut de sa popularité. Alvaro Uribe, à la
plus grande honte des Colombiens, est le seul chef d’État en Amérique
du Sud à s’être montré favorable à la guerre. Je suis
convaincu que le peuple américain prendra les mesures qui
s’imposent pour mettre un terme aux politiques immorales de leur
gouvernement. Et, heureusement, cela a déjà commencé. En effet,
certains Démocrates commencent à dire « Non, nous
n’appuierons pas le déploiement de nos soldats en Irak. Ils
doivent revenir aux États-Unis le plus tôt possible. Nous
n’approuverons pas le budget destiné à la guerre, pas plus que
nous n’accepterons d’envoyer sans condition de l’argent pour
le plan Colombie. Nous ne signerons pas un accord de libre-échange
avec un gouvernement comme celui de Colombie, qui est un
gouvernement corrompu dirigé par les narco-paramilitaires et qui
mène une guerre interminable contre les Colombiens. » Nous
ne pensons pas que cela règlera tout, mais c’est un pas dans la
bonne direction, que les FARC approuvent. Au moins, les Démocrates
aident certains milieux intellectuels américains à comprendre le
phénomène et à œuvrer pour enrayer la machine de guerre.
Un grand nombre de personnes
pensent qu’un Américain, du fait de vivre aux États-Unis, est
impérialiste. C’est pour cette raison que les FARC ont rédigé
deux ou trois documents montrant que nous admirons grandement et
respectons énormément le peuple américain, mais que nous avons
de profondes divergences de vue avec le gouvernement américain et
que les politiques de ce dernier ont des incidences négatives sur
nous. En effet, avant l’attaque contre Marquetalia en 1964 [4],
l’ambassade des États-Unis avait contribué financièrement à
la guerre contre les FARC et elle a toujours octroyé de
l’argent aux gouvernements colombiens successifs afin qu’ils
puissent lutter contre les FARC. Et puis, nous n’avons pas oublié
ce qui c’est passé lors des pourparlers avec Pastrana à San
Vincente del Caguán [5].
Le gouvernement Clinton a été le premier à s’opposer aux
pourparlers. En outre, il est le père du plan Colombie. Le monde
doit savoir cela et nous, en Colombie, ne pouvons l’oublier car
cela fait partie de notre histoire. Et que découvre-t-on avec le
plan Colombie ? Le prolongement de la stratégie de guerre
qui vise non seulement le peuple colombien, mais ceux de toute la
région. En fait, les États-Unis veulent s’implanter dans cette
région considérée comme le poumon de la planète, où l’on
trouve la plus grande biodiversité au monde. Il y a des intérêts
géostratégiques que les États-Unis entendent garantir en
recourant à des actes criminels, à des meurtres, à la
diffamation et au mensonge.
Selon vous,
pourquoi les membres du Pôle démocratique [la gauche électorale,
ndlr] ne se sont-ils pas fait massacrer dans les mêmes
proportions que ceux de l’Union patriotique ?
Gustavo Petro :
La différence, c’est le paramilitarisme et le contexte mondial.
Pendant la Guerre froide, la liquidation des membres de l’Union
patriotique a été perçue sur la scène internationale comme une
manière d’éliminer des communistes. À l’époque, ces
activités étaient menées conjointement avec ce que l’on
appelait alors « le monde libre ». Dans les faits, il
s’agissait d’un massacre, un de plus sur la liste des nombreux
massacres qui ont été perpétrés. Cependant, ce monde
n’existe plus aujourd’hui. De nos jours, il est devenu
impossible de tenir un tel discours en raison de l’importance
qu’a pris le respect des droits humains à l’échelle
mondiale. Toutes les dictatures du cône Sud ont disparu et les
poursuites contre les responsables de massacres et les chefs de
guerre se sont multipliées dans le monde entier. Par conséquent,
nous sommes maintenant dans un contexte différent. La communauté
internationale ne tolère plus les crimes contre l’humanité ni
le narcotrafic. Et c’est dans ce contexte que, pendant les
pourparlers sur la démobilisation, Uribe a demandé aux
paramilitaires d’arrêter les tueries ou, à tout le moins, de
faire preuve d’un peu plus de discrétion. Malgré tout, d’après
l’Organisation des États Américains (OEA), ils ont tué plus
de trois mille personnes depuis le début des négociations. Le
danger s’est quelque peu dissipé, mais il pourrait réapparaître
à tout moment.
Raúl Reyes :
Je crois que le massacre perpétré par l’État colombien contre
les membres de l’Union patriotique, les communistes, les leaders
révolutionnaires et les dirigeants de syndicats a coûté cher à
la Colombie. Je pense surtout au massacre des cadres du Parti
communiste. En effet, à cette époque, ce parti comptait un grand
nombre cadres très bien formés. Il suffit d’évoquer, parmi
tant d’autres, le nom du candidat à la présidence, Jaime Pardo
Leal, ou celui du directeur du journal VOZ et sénateur de la république,
Manuel Cepeda Vargas. Tous deux ont été assassinés alors
qu’ils n’avaient jamais pris part à la lutte armée. Quand
les meurtres n’ont plus fait aucun doute, j’ai donné
l’ordre à ceux qui appartenaient à la guérilla, les représentants
que les FARC avaient désignés pour travailler avec l’Union
patriotique, de revenir. Et ils sont tous revenus, notamment Iván
Márquez, aujourd’hui membre du secrétariat [direction, ndlr],
mais qui, à l’époque, était député. Les cadres du parti
sont restés parce que le parti était légal, mais ils ont été
assassinés les uns après les autres.
Il en va différemment avec le Pôle
démocratique. Le Parti communiste fait partie de ce dernier, mais
il s’agit d’un parti communiste de taille réduite, qui garde
la même ligne politique et a du mal à se développer parce ses
membres sont effrayés et obnubilés par la folie meurtrière qui
s’est déchaînée contre l’Union patriotique. De plus, au
sein du Pôle démocratique, cohabitent diverses tendances :
il y a la droite, les sociaux-démocrates, et la gauche – le
Parti communiste colombien, le Parti marxiste-léniniste,
d’autres courants révolutionnaires, quelques trotskystes –
tous trop petits et sans beaucoup d’influence sur la vie
politique colombienne. Les sociaux-démocrates sont majoritaires
au sein du Pôle démocratique et ils en profitent pour tenter de
conquérir la présidence de la République [6]
et pour accéder à des postes importants au sein du gouvernement
et de l’État. C’est le cas de plusieurs anciens membres du
M-19, comme Navarro, Gustavo Petro et d’autres. Et puis, il y a
ceux qui ont quitté le Parti communiste pour se joindre aux
sociaux-démocrates et se disent membres de la « gauche démocratique ».
Parmi eux, retenons notamment Lucho Garzón et Angelino Garzón [7].
Ces personnes ont accepté l’ordre établi et l’État, car
elles estiment, à tort, qu’elles réussiront à mettre de leur
côté la gauche révolutionnaire. Mais il se trouve que la gauche
révolutionnaire ne peut s’allier aux sociaux-démocrates, car
elle sait que ces derniers finissent par favoriser la droite, la
bourgeoisie.
Dans la lutte pour la Nouvelle
Colombie, « la Patria grande » et le socialisme, nous
disons que les FARC et toute la gauche révolutionnaire doivent
participer à tout changement important concernant la vie
colombienne, comme la recherche d’une paix durable et définitive,
une paix qui éliminera la faim, apportera la justice sociale, la
liberté et la dignité et par laquelle notre souveraineté sera
respectée. Or, les secteurs sociaux-démocrates du Pôle démocratique
veulent faire croire qu’ils résoudront les problèmes du pays
en tenant la gauche à l’écart et en faisant des faveurs à la
droite. Voilà pourquoi nous estimons qu’il n’y a pas grande
différence entre les sociaux-démocrates et la droite menée par
Álvaro Uribe Vélez.
Au sein du Pôle démocratique, la
lutte qui oppose les sympathisants de la gauche révolutionnaire
– représentés par les communistes – aux sociaux-démocrates
est féroce, car ces derniers sont soutenus par la droite. En ce
moment, ils sont en train de décider qui sera le remplaçant de
Lucho Garzón à la mairie de Bogotá [8].
S’il est clair que personne à l’intérieur du Pôle démocratique
ne veut voir l’extrême droite s’installer de nouveau à l’hôtel
de ville, il n’empêche que les sociaux-démocrates, alliés à
la droite, entendent poursuivre les programmes et les politiques
mis en œuvre sous Lucho Garzón et ne veulent rien avoir à faire
avec la gauche révolutionnaire, ils veulent essayer de
l’exclure. En conséquence, Navarro Wolf et Petro ont proposé,
sans avoir obtenu le consentement de tous les dirigeants du Pôle
démocratique, ni même de la majorité d’entre eux, que Maria
Emma Mejía se porte candidate à la mairie de Bogotá. Or, cette
femme est une libérale qui s’est rapprochée du Pôle démocratique
pour finalement se joindre à lui, mais elle n’a jamais été de
gauche. Il s’agit donc là d’une manœuvre politique par
laquelle Navarro et Petro veulent caresser les libéraux d’une
main et les partisans d’Uribe de l’autre, tout en
affaiblissant les membres de la gauche révolutionnaire au sein du
Pôle démocratique.
Il se trouve donc que le Pôle démocratique
n’a pas à cœur de défendre les intérêts de la population,
mais qu’il se bat pour avoir la possibilité d’accéder à
certains postes au sein du gouvernement. Néanmoins, à l’intérieur
du Pôle démocratique, certains continuent de lutter pour garder
le parti un peu à gauche. Ces personnes pensent que, si ce parti
ne reste pas suffisamment à gauche, il ne sera plus possible, à
terme, de le distinguer du Parti libéral. Ce sera une lutte extrêmement
difficile.
Pour toutes ces raisons, je crois
que, contrairement avec l’Union patriotique, l’État colombien
n’a pas utilisé la force et n’a pas été enclin à recourir
aux assassinats. En revanche, il faut tout de même signaler
qu’il continue d’éliminer les gens, mais il s’agit de
meurtres ciblés qui visent des personnes vraiment de gauche :
leaders syndicaux, dirigeants paysans et enseignants qui luttent
au côté du peuple. Ces personnes sont assassinées et, comme
d’habitude, personne n’en est tenu responsable, car c’est du
terrorisme d’État.
Comment
changer les politiques néolibérales mises en œuvre par Uribe et
les gouvernements qui l’ont précédé en Colombie ?
Gustavo Petro :
Il faut changer les rapports de force. En Amérique
latine, le néolibéralisme a accentué les inégalités. La
Colombie doit se démocratiser pour parvenir à un changement
politique, qui, à n’en pas douter, ressemblera à ceux survenus
dans les autres pays d’Amérique du Sud. Toutefois, je ne pense
pas que cela puisse se produire à court terme en Colombie car,
dans ce pays, les mouvements populaires qui habituellement sont à
la base des propositions de paix ont été détruits par les
assassinats. Par contre, je suis convaincu qu’une crise va éclater :
aujourd’hui, il s’agit d’une crise éthique, demain, elle
sera politique. Nous pourrons alors effectuer les changements
politiques qui s’imposent.
Raúl Reyes :
Pour les FARC, la seule façon de changer le modèle néolibéral
et les politiques mises en œuvre par le gouvernement actuel et
par ceux qui l’ont précédé est de prendre le pouvoir.
Ensuite, il faudra former un gouvernement de réconciliation
nationale qui sera démocratique, patriotique et diversifié, et
cherchera à transformer le pays de telle manière que ce soit le
peuple et ses leaders qui puissent vraiment choisir leur destin.
Sans cela, aucune transformation ne sera possible, car la Colombie
est en guerre depuis 50 ans et les gouvernements qui ont
successivement dirigé le pays ont toujours fait la même chose,
et ce, avant même l’apparition du modèle néolibéral et des
prescriptions du Fonds monétaire international et de la Banque
mondiale. Par la suite, ce modèle est apparu et a été adopté
par les gouvernements qui ont précédé celui d’Uribe. C’est
alors qu’ils ont eu recours au terrorisme d’État et que les
problèmes sont allés croissants.
Par conséquent, pour vraiment
apporter les changements que la majorité du peuple colombien
demande, il faut constituer un gouvernement qui ne ressemble en
rien au gouvernement d’Uribe ni à ceux qui l’ont précédé.
Autrement dit, pour bâtir notre Nouvelle Colombie, ce pays où il
n’y aura plus ni exploités, ni exploiteurs, nous avons besoin
d’un gouvernement qui soit prêt à effectuer des
transformations en profondeur et à ouvrir des espaces démocratiques.
Toutefois, la tâche est titanesque, car la Colombie est aux mains
d’une classe mafieuse et d’un dirigeant corrompu et meurtrier,
qui, tant qu’ils conserveront le pouvoir, empêcheront le peuple
de décider de son destin. Voilà pourquoi les FARC poursuivent la
lutte révolutionnaire.
Lors d’une question précédente,
nous avons abordé l’assassinat des membres de l’Union
patriotique et des communistes, et expliqué comment cela avait réduit
les possibilités de lutter légalement. Nous avons également
fait remarquer que les assassinats de dirigeants populaires ainsi
que les meurtres ciblés se poursuivent. Selon nous, cela légitime
la lutte révolutionnaire armée menée par les FARC, dont
l’objectif n’est pas la guerre, mais la paix. Pour nous, la
paix est fondamentale, car nous savons qu’elle est la solution
aux problèmes du peuple. Avec la paix, la Colombie sera vraiment
démocratique. Ce ne sera pas une démocratie pour les
capitalistes, mais pour le peuple, qui aura le droit de protester,
de participer, de vivre, de recevoir des soins de santé, d’étudier,
d’être informé, d’avoir l’électricité, de profiter de réformes
agraires, de combattre la corruption et d’avoir un pays qui
n’aura pas à ramper devant les puissances étrangères, mais
sera libre, indépendant et souverain, et traitera d’égal à égal
avec les autres nations. De plus, l’armée ne sera pas utilisée
contre le peuple, mais pour défendre la souveraineté du pays et
rien d’autre. C’est pour atteindre cet objectif que nous
sommes ici dans la jungle et que nous sommes prêts à y rester
aussi longtemps qu’il le faudra.
En ce qui concerne « l’échange
de prisonniers » [9],
que Monsieur Uribe ne peut tourner à son avantage, nous l’avons
proposé dans le but de résoudre une des conséquences du
conflit. La Colombie est aux prises avec un conflit armé, social,
politique et économique qu’aucun gouvernement n’a voulu résoudre.
En conséquence, nous pensons que la signature d’un accord pour
faire libérer les prisonniers des deux camps pourrait constituer
le point de départ d’un nouveau dialogue visant à ramener la
paix. En effet, je le répète, les FARC veulent la paix, mais pas
la paix imposée après une capitulation, ni celle qui serait à
l’avantage des dirigeants de l’organisation et de certains de
leurs amis, mais la paix pour le peuple, qui garantisse la vie et
la dignité de la population.
Que
faudrait-il faire pour instaurer en Colombie une paix qui soit
juste et réduire les inégalités entre les riches et les pauvres ?
Gustavo Petro :
L’un des principaux problèmes de la Colombie, outre le trafic
de drogue, ce sont les inégalités sociales. Nous devons donc
nous poser la question suivante : pourquoi un pays produit-il
des trafiquants de drogue et pas un autre ? Pourquoi, malgré
leurs ressemblances, les Vénézuéliens ne se lancent-ils pas
dans le trafic de drogue alors que les Colombiens le font ?
En effet, sur le plan géographique, il y a peu de différences
entre la Colombie et le Venezuela, et le climat est similaire. Je
crois que la réponse à ces questions réside dans les inégalités
sociales. Les Vénézuéliens ont davantage la possibilité de
produire de la richesse alors que notre société est inégalitaire
depuis très longtemps et que les inégalités sociales engendrent
la violence. Nous savons qu’il existe un grand nombre de pays
pauvres, bien plus pauvres que la Colombie, mais les inégalités
y sont moins flagrantes et la paix sociale y est plus grande. La
violence est d’autant plus présente qu’un pays est inégalitaire.
Le Brésil, la Colombie, les Philippines et le Guatemala arrivent
en tête de la liste des sociétés les plus inégalitaires et ce
sont des pays violents. De nos jours, la violence n’a plus de
forme bien définie ; elle est sociale et politique, et, avec
le trafic de drogue, elle prospère ici.
Dans les pays où les possibilités
de gagner de l’argent en travaillant sont rares, comme c’est
souvent le cas en Colombie, le trafic de drogue apparaît aux
personnes exclues comme une option. Pour beaucoup d’entre elles,
cela devient une culture, un moyen d’échapper à leur
condition. Par conséquent, dans une société comme celle-là,
une bonne façon de s’attaquer au trafic de drogue serait de réduire
considérablement les inégalités sociales. Je ne dis pas que la
violence disparaîtrait complètement, mais cela la réduirait. Il
est indispensable de démocratiser le pays si l’on veut éliminer
la culture de la violence. Du moins, c’est ce que nous croyons.
La grande différence entre Uribe
et nous, c’est qu’il a choisi de s’appuyer sur le
renforcement de l’armée pour réduire la violence. Il appelle
cette politique la « Sécurité démocratique ».qui
n’a rien de démocratique, n’est-ce pas ? Toute politique
visant à faire baisser la violence est vouée à l’échec si
elle ne s’attaque pas aux inégalités sociales, car elle ne
pourra empêcher la violence que temporairement puisque les causes
de cette violence continueront d’exister. En revanche, si nous
renforçons l’armée et le monopole de la force publique tout en
démocratisant le pays, en redistribuant des terres, en démocratisant
l’accès à la propriété de la terre et en allouant des crédits
pour aider les personnes exclues, qui représentent la majorité
de la population, nous serons en mesure de faire avancer la paix.
Raúl Reyes :
Pour atteindre cet objectif, il faut un changement d’attitude.
La classe dirigeante doit prendre conscience que la paix est une
bonne affaire dans laquelle elle doit investir. Il faut financer
la paix, car celle-ci permettrait de faire fructifier davantage
l’énorme richesse de la Colombie, qui provient du travail du
peuple. Mais comme l’État est en guerre contre la population,
la classe dirigeante investit dans la guerre plutôt que dans la
société et les Colombiens s’appauvrissent. Ainsi l’écart se
creuse entre les riches et les pauvres, le mécontentement
populaire s’accroît et la répression contre les personnes qui
osent exprimer leur mécontentement par les voies légales
s’accentue. Souvent, ces personnes sont assassinées,
contraintes de s’exiler, déplacées par la force et leurs biens
sont confisqués. Par voie de conséquence, les rangs de la guérilla
grossissent et la lutte armée s’intensifie. Dans le cas des
FARC, il s’agit d’une lutte politico-militaire. Lorsque M. Uribe
Vélez affirme qu’il n’y a pas de conflit interne en Colombie,
il ment aux Colombiens et à la communauté internationale. Pour
lui, il n’y a rien à solutionner ici. En réalité, il y a bel
et bien un affrontement qui fait toujours des victimes et oblige
M. Uribe à demander de tous côtés une aide qu’il obtient
en hypothéquant la souveraineté et la dignité du peuple
colombien. En somme, une question se pose : s’il n’y a
pas de conflit, pourquoi demander de l’aide ? C’est
totalement contradictoire.
La classe dirigeante devrait se
dire : « À partir de maintenant, la paix est pour nous
la meilleure affaire à réaliser. Nous allons donc investir dans
la paix et rendre aux Colombiens pauvres une partie de ce que nous
leur avons pris. » Malheureusement, je ne pense pas que la
classe dirigeante prendra une telle décision, car l’esprit du
capitalisme est tout autre : il s’agit d’accroître ses
profits en sacrifiant la population. Voilà pourquoi nous sommes déterminés
à poursuivre la lutte révolutionnaire, à soutenir les actions
menées par les masses populaires et à appuyer les revendications
des syndicats et des organisations en plus des actions de guérilla.
Nous appelons cela la « combinaison de toutes les formes de
lutte », car les FARC sont une armée révolutionnaire qui
n’est pas seulement engagée dans la lutte armée, elles forment
une organisation politico-militaire. (…) Par conséquent, il est
indispensable de donner une solide formation politique et idéologique
à nos guérilleros afin qu’ils comprennent que nous luttons
pour transformer les structures du pays, non dans l’intérêt de
certaines personnes, et que cela implique de faire des sacrifices,
comme quitter sa famille pour vivre dans la jungle et risquer d’être
attaqué par l’ennemi 24 heures sur 24. Par ce sacrifice, nous
avons le sentiment de participer à la lutte révolutionnaire du
peuple colombien, mais également à celle des autres peuples de
la planète.
NOTES:
[1]
[NDLR] Cette affirmation a encore été constatée ce dimanche 28
octobre par les résultats du centre gauche aux élections
municipales et départementales. Le Pôle démocratique alternatif
a notamment gagné la mairie de Bogota et permet ainsi au centre
gauche de continuer à gérer la capitale du pays.
[2]
[NDLR] Notons que contrairement à ce pourrait faire penser son
nom, le Parti libéral fait partie de l’Internationale
socialiste.
[3]
[NDLR] Lire à ce propos Iván Cepeda Castro, Claudia Girón Ortiz,
Comment
des milliers de militants ont été liquidés en Colombie, Le
Monde diplomatique, mai 2005.
[4]
[NDLR] Les FARC sont nées officiellement lors de l’épisode de
Marquetalia, au Sud du département colombien de Tolima. 16 000
militaires y furent déployés dans le cadre de l’opération
« LASO » [Latinoamerican Security
Operation] contre le groupe fondateur des FARC, formé de
quarante-six hommes et de deux femmes d’origine paysanne.
[5]
[NDLR] Dialogues et processus de paix dans la zone démilitarisée
de El Caguan.
[6]
[NDLR] Carlos Gaviria Diaz, président du Pôle Démocratique, a
obtenu 22% des votes aux élections présidentielles de mai 2006.
[7]
[NDLR] Respectivement maire de Bogota et gouverneur du département
de Valle del Cauca.
[8]
[NDLR] Suite aux élections du 28 octobre, c’est Samuel Moreno
du Pôle démocratique qui succédera à Lucho Garzon.
[9]
[NDLR] Ce qu’on appelle l’échange humanitaire, à savoir l’échange
de prisonniers (otages) des FARC contre des guérilleros détenus
dans les prisons de l’État.
En cas de reproduction de cet article,
veuillez indiquer les informations ci-dessous:
RISAL - Réseau d'information et de
solidarité avec l'Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/
Source : Colombia Journal (http://www.colombiajournal.org),
juillet 2007
Traduction : Arnaud Bréart, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net/).
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