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Le
Venezuela constitutionnalise le « socialisme »
Tout le pouvoir au peuple
... et à Chávez
Frédéric Lévêque
Hugo Chávez - Photo Intérêt général
7 septembre 2007
Hugo Chavez l’avait annoncé dès mai 2006 :
le Venezuela va réformer sa constitution, qui devrait voir son
contenu plus nettement teinté de rouge, lors d’un référendum
en décembre prochain. Analyse et commentaire.
Il y a un an, à la veille d’une
victoire électorale annoncée et incontestable – 62,84% des
votes, 75% de participation -, Hugo Chavez annonçait son
intention d’autoriser constitutionnellement la réélection immédiate
du plus haut dignitaire de l’État. Cette proposition, en plus
de l’allongement du mandat (de 6 à 7 ans), a été amplement
reprise à l’unisson par les médias pour accuser le président
vénézuélien de vouloir devenir « président à vie ».
Alors que la réélection et la non limitation des mandats
existent dans de nombreux pays « démocratiques » [1],
Chavez, quant à lui, se voit coller l’étiquette de dictateur
en devenir ou, selon un éditorial du New York
Times de « démocrate, au moins
techniquement ».
De fait, la réélection « indéfinie »
n’est pas un progrès démocratique. Juan Carlos Monedero, un
des conseillers espagnols du président, se dit partisan de la non
réélection « en théorie »,
mais, la théorie « doit aussi s’adapter
à la réalité », affirme-t-il. « Seul
Chavez est capable d’unifier les forces politiques de ce pays
dans un projet de transformation sociale. » (El
Nacional, 27 août 2007). Un aveu de faiblesse de la révolution
bolivarienne. Actuellement, son leadership [2]
est une des conditions de la poursuite du processus bolivarien et
surtout de l’unité de ses forces. Toutefois, quel que soit le
nombre de mandats, le président vénézuélien devra à chaque
fois se soumettre à l’épreuve des urnes pour gouverner et,
probablement, pour conserver son poste, si l’opposition tente
comme en 2004 d’organiser un référendum révocatoire à
mi-mandat, comme l’autorise la constitution bolivarienne de
1999.
Qu’on aime ou pas le personnage
Chavez, son style et ses contradictions, il faut reconnaître que
depuis huit ans et les débuts de ladite révolution bolivarienne,
nombre de choses ont changé positivement au Venezuela et en Amérique
latine. L’« ancien putschiste », comme le répète
à l’envi les médias, a largement contribué à faire évoluer
le rapport de forces. Non pas en créant un modèle à suivre,
mais en essayant de dessiner des pistes alternatives. Sans entrer
dans les débats sur les chiffres et faire la liste exhaustive des
conquêtes sociales, celles-ci sont notables en matière de santé,
d’alimentation, d’éducation, de citoyenneté et de
communication. Surtout pour les plus pauvres, les exclus d’hier
qui ont aujourd’hui la conviction d’être pris en compte. Ils
sont d’ailleurs la cible du discours présidentiel et nombre de
programmes sociaux – comme les fameuses Misiones
– visent à renforcer leurs capacités de se prendre en
main, l’estime d’eux-mêmes et leur autonomie.
On dit souvent que le pouvoir
corrompt ou, du moins, modère les plus réformateurs. Le président
vénézuélien serait-il l’exception qui confirme la règle ?
En effet, il est loin le Chavez qui pensait organiser une
rencontre sur la Troisième voie blairiste et qui sonnait la
cloche à la bourse de New York. L’ambiguïté idéologique,
bien qu’encore présente, a laissé la place à de vigoureux
discours anti-impérialistes et anti-capitalistes, toujours très
longs et parfois un brin théâtraux, mais cela fait partie du
personnage.
Depuis sa réélection du 3 décembre
dernier, le président et son gouvernement ont marqué la tendance
par une série d’initiatives concrètes. Ils ont défini cinq
moteurs nécessaires à la transition vers ledit « socialisme
du XXIe siècle » : il y a d’abord la « loi
habilitante », à savoir de polémiques pouvoirs spéciaux
octroyés au président par l’Assemblée nationale dans des
domaines définis pour une période limitée afin d’accélérer
la transition. [3]
C’est dans le cadre de ces pouvoirs que l’entreprise publique
d’hydrocarbures PDVSA a repris le contrôle majoritaire des
champs d’exploitation de la ceinture de l’Orénoque (première
réserve mondiale de pétrole) et a « nationalisé » -
par l’achat d’actions – l’entreprise de télécommunications
CANTV, privatisée en 1991. Il y également la campagne « Morale
et lumières », le second moteur, qui est une offensive idéologique
d’éducation basée sur des valeurs socialistes. Les trois
autres moteurs sont la réforme constitutionnelle, la « nouvelle
géométrie du pouvoir, la réorganisation socialiste de la
nouvelle géopolitique de la nation » et « l’explosion
du pouvoir communal, démocratie ‘protagoniste’, révolutionnaire
et socialiste ».
La réforme
La proposition de réforme
constitutionnelle a été élaborée par une commission
gouvernementale dans le plus grand secret. Elle a été présentée
le 15 août dernier et devrait être soumise, après un « débat »
national [4],
à un référendum en décembre prochain. Trente-trois des 350
articles que compte la constitution bolivarienne vont être modifiés.
Quels sont, brièvement, ces changements ?
La « démocratie participative » et « l’État »
deviennent « socialistes ». La Banque centrale perd
son autonomie au profit de l’exécutif et la politique monétaire
devra servir « à la réussite des fins
essentielles de l’État socialiste et du bien-être du peuple au
dessus de toute autre considération ». Un « fonds
de stabilité sociale » sera créé pour garantir aux
travailleurs indépendants « retraites,
pensions, congés prénataux et postnataux, etc. ». La
journée de travail passe de 8 à 6 heures « afin
que les travailleurs et travailleuses disposent du temps suffisant
pour le développement intégral de leur personne », les
heures supplémentaires obligatoires sont interdites, le rôle de
l’Etat dans l’économie est réaffirmé et même renforcé [5].
A côté des administrations publiques traditionnelles, les Misiones,
ces programmes sociaux si populaires dépendant de l’exécutif
et créés en marge des structures établies de l’État, auront
dorénavant une existence constitutionnelle. Autre changement et
conséquence directe du financement par Washington de
l’opposition, les organisations politiques qui participent aux
élections ne pourront plus recevoir d’argent d’organismes
privés ou publics de l’étranger.
Quatre points de cette réforme
attirent davantage notre attention :
- La
propriété. Auparavant, l’article 112 affirmait que
« toutes les personnes [pouvaient]
se consacrer librement à l’activité économique de leur choix »
et que « l’État [devait promouvoir]
l’initiative privée ». Maintenant, « l’État
promouvra le développement d’un modèle économique productif,
intermédiaire, diversifié et indépendant, fondé sur les
valeurs humanistes de la coopération et de la prépondérance des
intérêts communs sur les individuels ». Il « stimulera
et développera différentes formes d’entreprises et d’unités
économiques » de « propriété »,
« production » et « distribution »
sociales « pour la construction collective
et coopérative d’une économie socialiste ».
L’article 115 garantissait le droit à la propriété. Il
reconnaît et garantit dorénavant les différentes formes de
propriété : la propriété publique, la propriété sociale
(indirecte et directe), la propriété collective, la propriété
mixte et la propriété privée. Cette réforme est le reflet des
politiques de promotion des coopératives, de petites et moyennes
entreprises et de création d’ « entreprises de production
sociale » et « socialistes » menées ces dernières
années par le gouvernement. Notons également que les possibilités
d’expropriation sont étendues. L’État vénézuélien aura la
faculté d’occuper préalablement toute propriété qu’il
considère d’intérêt social, pendant le déroulement du
processus judiciaire en vue d’une éventuelle expropriation.
- Thème polémique par
excellence, la réforme touche aussi l’institution
militaire. Au centre d’un débat depuis quelques mois
quant à leur politisation, les forces armées qui constituaient
« une institution fondamentalement
professionnelle, sans militance politique » deviennent
dorénavant « bolivariennes » et
sont qualifiées de « corps essentiellement
patriotique, populaire et anti-impérialiste ». Elles
devront se conformer à la « doctrine
militaire bolivarienne, l’application des principes de la défense
militaire intégrale et de la guerre populaire de résistance »
et participeront activement « à des plans
de développement économique, social ». Quant aux réserves
militaires, elles deviennent la « milice
populaire bolivarienne » [6].
Le spectre d’une agression étrangère semble planer sur cette
redéfinition.
- La
« nouvelle géométrie du pouvoir ». La réforme
envisage aussi de modifier la carte politico-administrative du
pays. Si les figures des Etats et des municipalités sont préservées,
l’exécutif s’octroie le pouvoir de créer des villes et
provinces fédérales. Les objectifs semblent être de promouvoir
le peuplement de l’intérieur du pays – la population est
concentrée sur la côte - et de mener des expériences de
« territoires socialistes » [7].
La ville (« ciudad ») sera l’unité territoriale
primaire. Elle sera constituée de communes formées quant à
elles par les communautés qui sont « le noyau (…) de l’État
socialiste vénézuélien ». Communes et communautés
pourront développer leurs structures d’autogouvernement. Plus
polémique, la réforme prévoit aussi la possibilité de « décréter
des régions spéciales militaires à des fins stratégiques et de
défense ».
- Le
« pouvoir populaire ». Si la « nouvelle
géométrie du pouvoir » reste encore floue et doit être précisée
par des lois et décrets, un nouveau pouvoir territorial est créé :
le « pouvoir populaire » fera partie du « pouvoir
public », au même titre que les pouvoirs « national »,
« étatique » (états fédérés) et « municipal ».
« Le peuple est le dépositaire de la
souveraineté et l’exerce directement au travers du pouvoir
populaire (…) qui naît de la condition des
groupes humains organisés comme base de la population ».
« Ce pouvoir s’exprime en constituant les
communautés, les communes et l’autogouvernement des villes, au
travers des conseils communaux, ouvriers, paysans, étudiants ».
L’article sur la décentralisation qui devait rapprocher le
citoyen du pouvoir et approfondir la démocratie se transforme en
une obligation pour l’État de promouvoir la participation du
peuple « en lui transférant du pouvoir et
en créant les meilleurs conditions pour la construction d’une démocratie
socialiste ».
Un point de
vue personnel et beaucoup de questions
Accuser Chavez d’être un
dictateur assoiffé de pouvoir est un procès d’intention ;
mais une tendance semble s’imposer, celle d’une concentration
accrue de pouvoirs dans les mains du président. D’ailleurs, il
pourra dorénavant nommer autant de vice-présidents qu’il
l’estime nécessaire pour – on suppose - s’entourer de
personnes de confiance afin de faire avancer les réformes, en se
passant de ministères et d’administrations trop lents,
inefficaces, corrompus et d’une nouvelle élite politique et économique
opportuniste à bien des points de vue , au sein de laquelle
certains s’enrichissent sur le dos de la révolution (la
« bolibourgeoisie ») tout en jouant les anti-impérialistes
d’opérette.
Concentrer le pouvoir politique et
économique pour tenter de mieux le redistribuer efficacement à
terme est une interprétation des changements annoncés. On peut
analyser cette tendance comme une manière de radicaliser le
processus, en renforçant le lien tout puissant entre un pouvoir
présidentiel fort et une population en mouvement, organisée dans
des comités, cercles et autres organisations, peu structurés.
Depuis les débuts de la Ve République, le discours présidentiel
met l’accent sur la participation et la prise de décision
populaire. Nombres d’expériences de démocratisation politique
et économique ont été mises en œuvre avec beaucoup ou peu de
succès. Différentes dans leurs formes et leurs objectifs,
certaines de ces structures ont souvent connu une durée de vie
assez courte. Sur ce sujet, on peut regretter le manque
d’informations et d’analyses dressant un bilan des forces et
faiblesses des différents modes d’organisation et de
participation de la population et on peut craindre la répétition
d’erreurs.
Dans le cas du développement
spectaculaire des coopératives, et d’après des données citées
par le chercheur Steve Ellner [8],
140.000 coopératives avaient été créées en 2006, le ministre
de l’Économie populaire a parlé cette année de 66.000 et un
recensement plus récent cite le chiffre de 48.000 coopératives.
Des succès, et pas des moindres, il y en a eu, mais des millions
de dollars sont aussi partis en fumée dans la mauvaise gestion,
la corruption, la précipitation. En outre, les valeurs de
« coopération » ne règnent pas toujours dans ces
initiatives d’économie sociale. Quel est l’avenir de ce
mouvement et quel va être son poids dans l’économie ? Les
mêmes questions peuvent être posées pour les entreprises autogérées,
occupées ou cogérées par les travailleurs dont le bilan aussi
plutôt mitigé. Si, de plus, on prend en compte la division
actuelle du mouvement syndical qui l’empêche de devenir un
acteur de poids et de radicalisation potentielle du processus,
comment entrevoir ces conseils ouvriers que le gouvernement
propose ?
La construction du socialisme nécessite
des impulsions « d’en haut » et « d’en bas ».
Celles « d’en bas » sont nombreuses mais bien
souvent dispersées. Les histoires et témoignages sur les
initiatives et mobilisations de « ceux d’en bas »
brisées par la corruption, l’opportunisme, la bureaucratie et
l’incompétence abondent.
Aujourd’hui, et depuis 2006,
c’est le conseil communal qui semble être devenu la nouvelle
cellule de base fondamentale du socialisme bolivarien. Ces
structures qui géreront des fonds sont en plein développement et
dépendront fortement de la présidence. Il en existe déjà
officiellement des milliers, mais quelle est et quelle va être la
réalité sur le terrain ? Quel est l’état du rapport de
forces au sein de la « révolution » et de l’armée
suite aux débats qui les ont secouées ? Comme le dit The
Economist [9]
à sa manière : « Si [Chavez] essaie
de faire du socialisme autre chose qu’un slogan, une des résistances
les plus féroces pourrait venir de cette nouvelle bourgeoisie que
ses propres politiques ont créée ». A quoi va
ressembler le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV),
actuellement en construction ? La gauche du « chavisme »
et les mouvements sociaux y auront-ils un poids ou s’agira-t-il
d’une structure de masse où Chavez aura toujours le dernier mot
comme c’était le cas dans le MVR, son parti officiellement
dissous [10] ?
La concentration de pouvoir sera-t-elle équilibrée par « l’explosion »
du pouvoir populaire basé sur les conseils communaux ? [11]
Beaucoup de questions donc, peu de
réponses encore, mais une conviction ferme : la solidarité
reste plus que jamais nécessaire avec le processus en cours au
Venezuela mais doit s’accompagner de clairvoyance.
NOTES:
[1]
Si la réforme est approuvée lors du référendum, le Venezuela
adoptera le système français d’avant la réforme du
quinquennat introduite par l’ex-président Chirac. Rappelons que
le président Mitterrand est resté quatorze ans au pouvoir.
Chavez n’en est encore qu’à huit.
[2]
Son mandat actuel prendra fin en 2013.
[3]
Lire à ce propos Gregory Wilpert, Polémiques
sur les « pouvoirs spéciaux » de Chavez, Venezuelanalysis.com,
RISAL, 30 mars 2007.
[4]
Les débats ne dureront qu’un peu plus de trois mois. Des
milliers de promoteurs chavistes de la réforme parcouront le pays
pour la faire connaître à la population. Mais que l’on vote la
réforme en bloc (ce qui est prévu) ou pas, l’enjeu fondamental
reste la permanence de Chavez au pouvoir car s’il perd le référendum,
il a dit qu’il partirait. Alors que les propositions finales de
réforme n’étaient pas encore connues, l’opposition appelait
déjà à un front contre la réforme. Il est fort probable que la
question sous-jacente du référendum sera pour ne pas changer :
« pour ou contre Chavez ? » ou encore « pour
ou contre la révolution bolivarienne ? ».
[5]
« Dans les entreprises publiques - pétrole, pétrochimie,
mines, aluminium, électricité, téléphonie, lignes aériennes
et production agricole -, ‘c’en est fini de l’autonomie
administrative, de gestion et de planification. Nous entrons dans
une étape de planification centralisée, par catégories stratégiques
et secteurs intégrés’, a proclamé Chavez. » Extrait de
Humberto Marquez, L’heure
de la centralisation, IPS Noticias / RISAL,
11 juillet 2007.
[6]
La réserve militaire, composée de civils volontaires, n’est
pas une invention du gouvernement Chavez, mais, avant, elle était
chargée de jouer le rôle de main d’oeuvre de substitution pour
la marine, l’armée de terre et l’armée de l’air en cas de
pertes lors d’une guerre. Si, en 1998, les réservistes n’étaient
que 15.000, leur nombre a fortement augmenté à plus de 100 mille
selon certaines sources. En 2005, suite à une réforme militaire
générale, la réserve est devenue une force propre sous un
commandement unique. Le développement d’une telle force non
conventionnelle vise à dissuader une éventuelle agression étrangère
et/ou à se préparer pour une guerre asymétrique.
[7]
« Le président a également affirmé qu’au travers de ses
pouvoirs pour gouverner par décret, ou en conséquence de la réforme
constitutionnelle, il octroiera au pouvoir exécutif la capacité
d’établir des territoires ‘socialistes’. Ces ‘territoires
fédéraux’, (…) éparpillés dans tout le pays, échapperaient
complètement aux compétences administratives des gobernaciones
et mairies actuelles. Y serait installé un « pouvoir
communal » et y seraient développées des activités économiques
de caractère ‘socialiste et coopérativiste’, selon ce qu’a
indiqué le président. » Extrait de Humberto Marquez, L’heure
de la centralisation, IPS Noticias, / RISAL,
juillet 2007.
[8]
Steve Ellner, The
Trial (And Errors) of Hugo Chavez, In These
Times / Venezuelanalysis.com, 28 août 2007. Bientôt
disponible en français sur le RISAL.
[9]
The
rise of the “Boligarchs”, The Economist,
9 août 2007.
[10]
Steve Ellner, Les
stratégies « d’en haut » et « d’en bas »
du mouvement d’Hugo Chavez, Cuadernos del
Cendes / RISAL, 10 août 2007.
[11]
Sur toute ces questions, il n’est pas inutile de lire ou relire
l’analyse bien plus approfondie de Stuart Pipper, Le
défi du Socialisme du XXIème siècle, La
Gauche, juin 2007.
RISAL - Réseau d'information et de
solidarité avec l'Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/
Source : article écrit à la demande La Gauche, journal
de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) - Belgique (http://www.lcr-lagauche.be)
pour son numéro de septembre 2007.
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