"Comme le disait Rabbi Nachman de Braslav, il y bien des
années : « Tout le monde marche sur une étroite
passerelle, et la première chose, c’est de ne pas avoir peur
de tout »."
Il y a quelque chose de dommage qui se produit
dans la campagne électorale de Amir Peretz. Les choses traînent.
L’élan créé par son élection à la tête
du Parti travailliste a tourné court. Les faits se succèdent
les uns les autres : le « big-bang » du nouveau
parti, le Kadima ; la prostitution de Shimon Peres et de
Shaul Mofaz ; le coup du jeune fils d’Ariel Sharon ;
les primaires du Likoud ; les tirs de roquettes sur
Ashkelon. Et Peretz s’est trouvé sur la touche.
Bien sûr, la véritable campagne électorale
n’est pas encore commencée. En 1999, il avait été dit à
propos de Barak, à ce stade, « Ehud ne décolle pas ! »
et il a enlevé la victoire. Tout de même, la situation soulève
quelques inquiétudes.
Ces jours-ci, aucune initiative passionnante
n’est venue du camp Peretz. A la télé et à la radio, les mêmes
vieux politiciens fatigués du Parti travailliste nous ont
ressorti les mêmes discours fatigués du Parti travailliste.
Actuellement, les sondages donnent à Peretz 22 sièges, contre
39 à Sharon et 12 à Netanyahu.
Il ne reste pas beaucoup de temps pour la
gauche. Peretz doit prendre des décisions stratégiques avec
audace. Tout de suite. C’est un test pour une direction. Un
test qui peut être fatal, car une défaite ne marquerait pas
seulement un désastre pour le Parti travailliste, mais pour
tout le camp de la paix, et effectivement, pour Israël.
Dans cette bataille, comme nous l’avons déjà
dit, le côté qui prend l’avantage est celui qui détermine
le terrain sur lequel on se battra. Il est dans l’intérêt de
Peretz que la campagne se situe sur les questions sociales et économiques,
alors que Sharon et Netanyahu veulent se battre sur celles de la
sécurité nationale. Les sondages montrent qu’une majorité
croit que Peretz est le meilleur candidat pour régler les problèmes
sociaux, mais une grande majorité pense que Sharon est le seul
capable d’assurer leur sécurité.
Les spécialistes autour de Peretz lui disent :
"N’aborde que les questions sociales. Ne
parle pas de la guerre et de la paix et, si tu ne peux l’éviter,
reste évasif. Tu dois gagner les électeurs centristes, le
peuple ne croit pas à la paix". Des paroles logiques,
mais qui sont quand même de mauvais conseils.
Tout d’abord, la question ne se poserait que
si Peretz était en position de mettre le problème social au
centre de la campagne et de l’imposer à son adversaire.
C’est presque impossible.
En Israël, le premier ministre et le ministre
de la Défense, avec l’aide des commandants de l’armée,
peuvent provoquer une tension à tout moment et en tout lieu. Ca
se passe comme ça : l’armée tue un militant palestinien
par un « assassinat ciblé » et déclare qu’il
portait une bombe pour un attentat suicide. Ses amis
palestiniens répliquent avec un tir de roquettes Qassam et
d’obus de mortiers, en représailles. L’armée réagit à ce
« déclanchement de violence terroriste », avec plus
d’assassinats, de tirs d’artillerie et d’attaques aériennes.
Et voilà, nous avons notre « tension sécuritaire ».
Il a plusieurs variantes à ce thème. Le Hesbollah est toujours
prêt à intervenir et à faire monter la tension sur la frontière
nord si l’armée israélienne lui en fournit le plus petit prétexte.
Et s’il n’arrive rien sur le terrain, il y a toujours un
officier de renseignement prêt à sonner l’alarme :
"l’Iran va avoir sa bombe atomique et veut nous déporter
directement en Alaska".
Sharon et Mofaz n’ont aucun problème, moral
ou pratique, à provoquer de la violence. D’ailleurs, c’est
ce que déclarait à la télé l’un des conseillers de Peretz,
mais ses collègues l’ont immédiatement fait taire. "Comment
pouvez-vous calomnier l’armée de cette manière ? Dans
une campagne électorale, ça se retourne contre nous !"
et, comme d’habitude, quand le drapeau national est hissé en
haut du mât, nous devons nous mettre au garde-à-vous et
saluer. (c’est Vladimir Jabotinsky, le père spirituel du
Likoud, de tout le peuple, qui a dit une fois : « Je
ne me mets pas au garde-à-vous quand quelqu’un chante
l’hymne national et me vide les poches ! »).
S’il apparaît que Peretz n’a aucune
solution crédible pour nos problèmes existentiels ou - pire -
qu’il a une solution mais craint de la faire connaître, sa crédibilité
comme candidat à la fonction de premier ministre deviendra
nulle.
Il n’a pas le choix. Il doit intervenir plus
fort. Et il n’a rien à craindre.
Prenons la question de Jérusalem.
Depuis des décennies maintenant, le
gouvernement israélien répète sans cesse : « Jérusalem
unifiée, capitale d’Israël pour toute l’éternité ».
Netanyahu a la mauvaise habitude d’accuser tous ses
adversaires - de Shimon Peres en 1996 à Sylvan Shalom il y a
une semaine - du sinistre dessein de « diviser Jérusalem ».
Il y a deux semaines, Amir Peretz a cédé à
ses conseillers et a repris la même phrase sacrée : lui
aussi est pour Jérusalem unifiée, capitale d’Israël pour
toute l’éternité. Amen.
C’est une déclaration bricolée. Tout enfant
sait qu’il n’y aura pas de paix sans Jérusalem-Est comme
capitale de l’Etat palestinien. Et Peretz ne le sait que trop.
Pire, c’est une déclaration politique stupide.
Mais les choses se sont clarifiées dès le
lendemain quand le quotidien de grande diffusion en Israël, le
Yediot Ahronoth, a fait paraître un sondage qui a choqué les
hommes politiques : 49 % des Israéliens sont prêts à
accepter la division de Jérusalem, alors que 49% s’y
opposent. Etant donné qu’un citoyen ordinaire est peu enclin
à exprimer une réponse qui irait à l’encontre de ce qui est
perçu comme consensuel, il apparaît qu’une majorité est
maintenant prête à la partition de la ville.
Pour ce qui me concerne, je n’ai pas été
surpris du tout. Il y a 8 ans, quand Gush Shalom a publié un
manifeste révolutionnaire avec cette phrase : « Jérusalem
unifiée, capitale des deux Etats », j’ai eu à discuter
avec un chauffeur de taxi. La plupart de nos chauffeurs de taxi
sont des super-patriotes, aussi je n’ai pas été surpris
quand il s’est écrié : « Non, jamais ! ».
Mais son explication, elle, m’a surpris : « Je ne
veux pas de Jérusalem unifiée ! je veux que les Arabes
sortent de ma vue ! que leurs quartiers dans Jérusalem
aillent au diable ou pour un Etat palestinien, je m’en fiche ! ».
A ce moment, déjà, nous avions brisé le tabou
autour de Jérusalem. En moins de quelques semaines, 800
artistes, écrivains, poètes et académiciens avaient signé le
manifeste, et des milliers de citoyens de tous milieux ont ajouté
leur signature. En 2000, quand il était (faussement) supposé
que Ehud Barak à Camp David « laissait tomber » Jérusalem-Est,
il n’y a eu aucun tollé dans le pays. La formule de Bill
Clinton sur Jérusalem en janvier 2001 - « ce
qui est Arabe devra être Palestinien, ce qui est Juif devra être
Israélien » - fut acceptée par beaucoup. C’était
aussi prévu par l’Initiative de Genève. Si Peretz avait
ouvertement et avec force soutenu cela, il aurait marqué des
points.
C’est aussi vrai pour les autres questions sur
la paix. Le flou sert Sharon, il dessert Peretz dont la force
vient du fait que son message « social et économique »
est bien intégré avec le message « sécurité nationale ».
Il y a deux côtés au même coin. C’est un message rafraîchissant
et nouveau pour beaucoup de gens. Un message qui est juste,
moral, et aussi de bonne tactique électorale.
Remarque personnelle : de peur d’être
suspecté d’exprimer une opinion comme un observateur inexpérimenté
qui n’a jamais assumé de responsabilité, j’aimerais faire
remarquer que j’ai moi-même dirigé 5 campagnes électorales
pour la Knesset et réussi dans 4. il est vrai que c’était
toujours pour des petits partis dépourvus d’argent et
d’appareil, mais en ce qui concerne les problèmes et les
contraintes, il n’y a pas une si grande différence.
On sent que la société est saturée des
campagnes malhonnêtes. Les électeurs deviennent de plus en
plus méfiants. Cette fois, plus que jamais, ils seront
attentifs à ce qui sera dit. Et effectivement, après tous les
bouleversements des ces dernières semaines, il se dégage de
l’électorat l’idée d’avoir à faire un choix clair entre
trois options différentes :
à droite : le Likoud, sous la direction de Netanyahu,
s’est clairement tourné vers le radicalisme. Netanyahu
essayera donc maintenant de donner une image « modérée »,
mais en vain. Car non seulement le parti s’est ouvert aux
groupes fascistes, mais il apparaît que le Likoud tout entier
refuse d’abandonner la moindre partie du Grand Israël,
excluant toute possibilité de paix.
au centre : le nouveau parti, Kadima, sous la direction de
Sharon, a abandonné l’idée du Grand Israel dans tout l’Israël
historique, mais s’oppose à un compromis véritable avec les
Palestiniens pour aller, par la négociation, à un accord.
Sharon veut imposer par la force de nouvelles frontières
permanentes pour Israël, avec l’annexion de la plupart de la
Cisjordanie et de tout Jérusalem-Est.
à gauche : le Parti travailliste, sous la direction de
Peretz, propose la négociation avec les Palestiniens dans le
but de réaliser la paix par le compromis. Peretz n’aura
aucune chance s’il apparaît qu’il n’y a aucune différence
réelle entre lui et Sharon. Il doit convaincre les électeurs
travaillistes qui seraient attirés par Sharon qu’il y a une
profonde différence entre son programme (négociations et
accord) et celui de Sharon (diktat unilatéral). Sharon est intéressé
par la disparition de cette différence et dans la même
logique, Peretz doit être intéressé pour l’accentuer.
Les gens qui se complaisent dans l’ambiguïté
voteront pour Sharon. Mais une grande partie de la société,
surtout au centre, désire grandement une direction hardie, avec
un message clair. C’est là - et seulement là ! - que se
présente la grande chance de Peretz.
Comme le disait Rabbi Nachman de Braslav, il y
bien des années : « Tout le monde marche sur une étroite
passerelle, et la première chose, c’est de ne pas avoir peur
du tout ».
Uri Avnery