Le seul fait que ces deux-là -
le numéro 2 du Hamas et l’Israélien de
gauche bien connu - aient été ensemble était
déjà assez choquant. Mais le fait qu’ils
aient investi la maison d’une famille
palestinienne innocente et s’y soient barricadés,
comme des criminels fuyant la police, était
encore plus ahurissant.
Cette fausse information ne mériterait
peut-être pas d’être mentionnée, si elle
n’était typique de la façon dont les médias
non seulement ont couvert cette manifestation
particulière mais couvrent toutes les
manifestations communes des militants de la paix
israéliens et palestiniens. Plus encore, elle
met en lumière la relation étroite qui existe
entre les médias israéliens et le régime
d’occupation. Sans cette relation,
l’occupation n’aurait sans doute pas pu se
poursuivre pendant 39 ans comme c’est le cas.
Il vaut donc la peine
d’analyser les événements en détail.
TOUT D’ABORD,
le contexte. A-Ram (c’est ainsi qu’on
prononce le nom bien que sa forme écrite soit
al-Ram) était un petit village au nord de Jérusalem
sur la route de Ramallah. Depuis l’« unification »
de Jérusalem en 1967, le village s’est
beaucoup développé. La raison : alors que
la population palestinienne double tous les 18
ans environ, il est quasi impossible d’obtenir
un permis de construire à Jérusalem-Est. Faute
d’alternative, beaucoup de Jérusalémites de
l’Est arabes construisent des maisons pour
leur famille qui s’accroît dans les villages
environnants. A-Ram est en fait devenu une
ville, mais la plupart de ses 50.000 habitants
ont des cartes d’identité de Jérusalem
(c’est-à-dire israéliennes) et leur vie dépend
de Jérusalem. Leur travail, les services de
santé et les universités s’y trouvent.
Cependant, officiellement, la ville fait partie
des territoires occupés.
Quand il a été décidé de
construire le mur de séparation autour de Jérusalem,
l’idée était de couper a-Ram de la ville. Le
pire est que le Mur passe en plein milieu de la
rue principale - si bien qu’il ne sépare pas
les Palestiniens des Israéliens, mais surtout
les Palestiniens des Palestiniens.
Pour se faire une idée, c’est
comme si un mur avait été construit au milieu
de Broadway, depuis la 42e rue jusqu’à
Harlem. Ou au milieu des Champs-Elysées, de la
Place de la Concorde à l’Arc de Triomphe. Ou
à Berlin, dans le milieu de Kurfuerstendamm,
depuis l’Eglise du Souvenir jusqu’à
Messegelaende. Les deux parties de la ville et
de ses environs seraient séparées par un mur
haut de 9 mètres.
Alors que le Mur n’en était
encore qu’à l’état de projet, les
habitants ont organisé un certain nombre de
manifestations non violentes. Les militants
pacifistes israéliens y ont été invités et y
sont venus. Mais pendant ce temps, le mur
monstrueux est devenu réalité. Il coupe les détenteurs
de cartes d’identité israéliennes de la
ville où se trouvent leurs affaires et leur
lieu de travail. Il coupe les élèves de leurs
écoles, qui ne sont qu’à 100 mètres de
l’autre côté du Mur. Sans parler des étudiants
qui sont séparés de leurs universités ;
les malades séparés de leurs hôpitaux ;
même les morts séparés de leurs cimetières.
Maintenant le Mur est presque
achevé. Il est encore en discussion à la Cour
suprême, mais l’expérience montre que
c’est sans espoir. On peut encore atteindre la
ville en passant par un barrage de l’armée,
mais même cette trouée est sur le point d’être
colmatée : le Mur obturera ce point de
passage également. Par ailleurs, à certains
endroits, il y a encore une haute clôture au
lieu de la structure en dur, en attendant la
conclusion des procès devant la Cour.
Pour protester, un grand événement
israélo-palestinien a été programmé. Ce
devait être une marche dans la rue principale,
le long du Mur (du côté palestinien, bien sûr)
partant du centre de la ville jusqu’à une
tribune improvisée où des discours seraient
prononcés.
Trois réunions préparatoires
ont arrêté les détails de la manifestation.
Pour souligner le caractère non violent de l’événement,
il a été décidé que les élèves séparés
de leurs écoles marcheraient en tête dans
leurs uniformes d’écoliers, leur cartables
sur le dos, accompagnés de leurs professeurs.
Un parcours de repli avait aussi été prévu
pour le cas où il y aurait un danger de
confrontation avec l’armée.
QUAND NOUS -
environ 300 militants israéliens de plusieurs
mouvements pacifistes - approchions d’a-Ram,
nous avons été informés que d’importantes
forces attendaient au barrage pour bloquer notre
passage. Les contournant, nous avons atteint le
Mur du côté « israélien ». A cet
endroit il y a une haute clôture au lieu de la
structure en dur. Nous l’avons franchie et de
nombreux manifestants ont réussi à passer du côté
« palestinien » jusqu’à a-Ram,
avant que l’armée, surprise par notre
tactique, ait réussi à envoyer des renforts.
Pendant ce temps, de son côté,
la manifestation palestinienne avait déjà
commencé exactement comme prévu : à sa tête,
un groupe de scouts joueurs de tambour avec
leurs drapeaux, puis les enfants des petites
classes devant les autres écoliers par ordre
d’âge, ensuite la manifestation principale,
avec posters et drapeaux, conduite par un groupe
de dirigeants de tous les partis palestiniens.
Les militants israéliens se mêlaient aux
Palestiniens pour montrer leur solidarité et
j’ai été invité à rejoindre le groupe de tête.
C’est ainsi que je me suis
trouvé marchant entre Abou-Ter, le dirigeant du
Hamas devenu célèbre en Israël - et pas
seulement à cause de sa flamboyante barbe
rousse - et le ministre palestinien des Affaires
de Jérusalem, Abou Arafeh, également membre du
Hamas. Près d’eux se trouvaient les
dirigeants du Fatah, du Front populaire, du
Front démocratique et du Parti du peuple (ex
communiste). Nous marchions bras dessus bras
dessous, et il semblait que la manifestation se
déroulerait pacifiquement. C’est alors que,
soudain, nous avons vu que la route devant nous
était bloquée par un contingent important de
soldats et de policiers qui nous attendaient -
des rangées de soldats lourdement armés de la
tête au pied, précédés de la police montée
et suivis des Humvees de
l’armée (nouvelle sorte de jeeps utilisées
par l’armée pour les actions - ndt).
La préoccupation première était
la sécurité des enfants. Leurs enseignants les
ont conduits dans une rue adjacente, et nous
avons continué à marcher lentement en
direction de la tribune. Rien ne pouvait être
moins menaçant que la vue de cette rangée de
notables marchant bras dessus bras dessous.
SUR CE qui
s’est alors passé, je peux témoigner comme témoin
oculaire et je suis prêt à être soumis à
n’importe quel détecteur de mensonges.
Alors que nous étions à
environ 50 mètres de la concentration de
soldats et de chevaux dans la rue principale de
a-Ram, une voix provenant d’un mégaphone a
annoncé que le lieu avait été déclaré
« zone militaire fermée » et que
notre manifestation était illégale. Alors que
nous étions debout face aux soldats, une énorme
salve de gaz lacrymogènes nous est tombée
dessus. Il n’y avait eu auparavant aucune
provocation.
Des nuages de gaz ont jailli
entre nous, devant et derrière. Avec en plus
des salves de grenades assourdissantes, c’est
devenu infernal ; nous nous sommes donc échappés
vers les maisons avoisinantes. Je suis entré
dans la plus proche et je me suis trouvé en
compagnie de Abou Ter, qui m’a traité avec
une grande amitié. Nos yeux étaient brûlés
et larmoyants et nous ne pouvions pas beaucoup
parler, mais nous avons décidé d’avoir
prochainement une vraie conversation.
Quand le gaz s’est dispersé,
nous sommes sortis pour rejoindre la
manifestation qui se poursuivait. Des groupes de
militants se reformaient sur la route, encore et
encore ; les policiers et les soldats nous
attaquaient sans relâche avec des gaz lacrymogènes
et des grenades assourdissantes, surgissant
devant nous par vagues - c’était des soldats
armés bien protégés, des Humvees
et des policiers à cheval (ces derniers portant
des chaussures munies d’éperons, ce qui est
interdit par les lois israéliennes pour la
protection des animaux).
Ce n’est qu’à ce stade - et
c’est là le plus important ! - que
certains enfants et jeunes du quartier ont
commencé à jeter des pierres sur les policiers
- des pierres qui ne pouvaient faire aucun mal
puisqu’elle tombaient loin des policiers dont
les canons à gaz ont une portée beaucoup plus
grande. Les organisateurs de la manifestation
ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour les
retenir mais la colère des jeunes contre les
policiers qui avaient envahi leur ville était
trop forte. Au bout de deux heures de discussion
avec l’officier de police supérieur, le
contact a été rompu et les militants israéliens
sont rentrés chez eux.
Au cours de ces événements, 12
personnes - sept Palestiniens et cinq Israéliens
- ont été arrêtés. Les Israéliens ont été
libérés quelques heures plus tard, les
Palestiniens ont été maintenus en garde à
vue, avec nos avocats pour s’occuper de leur
cas.
VOILÀ CE
qui s’est passé à a-Ram. A partir de là,
c’est devenu une histoire de médias.
La manifestation a été
largement couverte pour deux raisons principales :
la violence utilisée et ma rencontre avec Abou
Ter, qui lui a donné un certain piquant puisque
jusqu’à maintenant il n’y avait pas eu de
dialogue entre le Hamas et des Israéliens. Les
informations des trois chaînes israéliennes de
télévision ont largement rapporté l’événement.
Cela en soi était inhabituel ; généralement,
la plupart des chaînes de télévision ignorent
nos manifestations ou ne leur consacrent que
quelques secondes (excepté quelques rares
reportages de journalistes honnêtes).
Cette fois, aussi, aucun media
israélien - TV, radio ou presse écrite - n’a
pris la peine d’envoyer sur place des
reporters ou photographes pour suivre l’événement ;
donc il n’y a eu aucun témoignage oculaire de
ce qui s’est passé sur le terrain de la part
d’un media israélien. Les chaînes de télévision
ont montré des clips empruntés à des réseaux
étrangers. Les journalistes n’ont fait que
rapporter l’essentiel de ce qu’ils avaient
entendu de la police et de nous.
Et voilà le résultat :
tous les médias ont montré la même chose :
les manifestants ont commencé la violence en
lançant des pierres, deux policiers « ont
été blessés et soignés sur place ».
(Ce mensonge se répète à toutes nos
manifestations. A se demander s’il n’y a pas
deux policiers dont la seule tâche est d’être
« blessés et soignés sur place »
chaque fois que nous manifestons.)
Les déclarations de la police
et de l’armée étaient des mensonges
flagrants. Police et armée savaient très bien
que notre manifestation serait non violente. Je
leur fais confiance qu’ils envoient des agents
à toutes nos réunions, et nous discutons de la
préparation des manifestations ouvertement par
téléphone et par courrier électronique. Deux
annonces payantes avaient été publiées avant
les événements dans Haaretz. Il est tout à
fait clair que l’armée et la police avaient
prévu de réprimer la manifestation par la
force. Autrement, ils n’auraient pas amené
des chevaux et des Humvees.
Pendant de nombreuses années,
nous avons été témoins des mensonges des
porte-parole officiels, et je ne doute pas que
les reporters qui couvrent les territoires occupés
en ont conscience. Dans certains médias, une
phrase disant « les manifestants prétendent
que ce sont les policiers qui ont commencé la
violence » apparaît, mais dans tous les médias
il est toujours dit que c’est nous qui avons
commencé, que la police n’a pas le choix et
qu’elle doit réagir.
C’est une tradition israélienne,
qui a malheureusement été acceptée par les médias
internationaux : les forces de sécurité
israéliennes « réagissent »
toujours à la violence de l’autre. Mais,
assez curieusement, les tués et les blessés
sont principalement de l’autre côté.
Le petit exemple de a-Ram
illustre ce qui se passe à une grande échelle
dans tout le pays : quand il s’agit de
l’armée et de la police, les informations
données dans tous les médias sans exception,
de Maariv à Haaretz,
de la chaîne 1 à la chaîne 10, ne se
distinguent pas de la propagande gouvernementale
(avec des exceptions honorables dans les pages
« opinions » et dans les publicités
payantes).
Les chances que les victimes
puissant bénéficier d’une information honnête
sont presque nulles. Après tout, ce sont
toujours les victimes qui sont à blâmer.