ALORS QU’EST-IL donc arrivé
à l’armée israélienne ?
Cette question surgit maintenant non seulement
dans l’ensemble du monde, mais aussi en Israël même. Il est
clair qu’il y a un énorme fossé entre l’arrogance
fanfaronne de l’armée, sur laquelle des générations d’Israéliens
ont été élevés, et l’image qu’en donne cette guerre.
Avant que le choeur des généraux lancent leurs
cris attendus qu’ils ont reçus un coup de poignard dans le
dos - « le gouvernement nous a lié les mains ! Les
hommes politiques n’ont pas permis à l’armée de gagner !
La direction politique est responsable de tout ! » -
il vaut la peine d’examiner cette guerre d’un point de vue
militaire professionnel.
(Il est peut-être nécessaire d’apporter à
ce propos une remarque personnelle. Qui suis-je pour parler de
questions stratégiques ? Suis-je un général ? Eh
bien - J’avais 16 ans quand la Deuxième guerre mondiale à éclaté.
J’ai alors décidé d’étudier la théorie militaire pour
pouvoir suivre les événements. J’ai lu une petite centaine
de livres - de Sun Tzu à Clausewitz à Liddel-Hart et autres.
Plus tard, lors de la guerre de 1948, j’ai vu l’autre côté
de la médaille, en tant que soldat et que chef d’escouade.
J’ai écrit deux livres sur la guerre. Cela n’a pas fait de
moi un grand stratège, mais cela me permet d’émettre une
opinion autorisée.)
Les faits parlent d’eux-mêmes.
* Au trente-deuxième jour de la guerre, le
Hezbollah est toujours debout et se bat. Cela est en soi un tour
de force extraordinaire : une petite organisation de guérilla,
d’un petit millier de combattants, s’affronte à l’une des
plus fortes armées du monde et ne s’est pas brisée après un
mois de « pilonnage ». Depuis 1948, les armées d’Egypte,
de Syrie et de Jordanie ont été battues à plusieurs reprises
dans des guerres beaucoup plus courtes.
Comme je l’ai déjà dit : si un boxeur
de la catégorie poids légers se bat contre un champion de la
catégorie poids lourds et qu’il est toujours debout au 12e
round, il est le vainqueur - quelle que soit l’issue
officielle du match.
* Au vu des résultats - la seule qui compte
dans une guerre - le commandement stratégique et tactique du
Hezbollah est nettement meilleur que celui de notre armée.
Pendant toute la période, notre stratégie militaire a été
primitive, brutale et peu élaborée.
* Il est clair que le Hezbollah s’est bien préparé
à cette guerre - alors que le commandement israélien s’est
préparé pour une guerre différente.
* Au niveau des combattants individuels, ceux du
Hezbollah ne sont pas inférieurs à nos soldats, ni en courage
ni en capacité d’initiative.
LA CULPABILITÉ de l’échec
incombe principalement au général Dan Halutz. Je dis « culpabilité »
et non simplement « responsabilité » qui va avec sa
charge professionnelle.
Il est la preuve vivante du fait qu’un ego
surdimentionné et une attitude brutale ne suffisent pas pour
faire un chef d’état-major compétent. Bien au contraire.
Halutz a gagné sa réputation (ou sa notoriété)
quand on lui a demandé ce qu’il avait ressenti quand il avait
largué une bombe d’une tonne sur un quartier d’habitation
et qu’il a répondu : « un léger soubresaut dans
l’aile. » Il a ajouté que la nuit suivante il avait
bien dormi. (Dans la même interview, il a qualifié mes amis et
moi-même de « traîtres » qui devraient être
poursuivis.)
Maintenant il est déjà clair - toujours au vu
des résultats - que Dan Halutz est le pire chef d’état-major
dans les annales de l’armée israélienne, un officier complètement
incompétent dans son travail.
Récemment il a troqué son uniforme bleu de
l’armée de l’Air contre l’uniforme vert de l’armée de
terre. Trop tard.
Halutz a démarré cette guerre avec la
fanfaronnade d’un officier des forces aériennes. Il a cru
qu’il était possible d’écraser le Hezbollah par le
bombardement aérien complété par des tirs d’artillerie
venant de terre et de mer. Il a cru que s’il détruisait les
villes, quartiers, routes et ports du Liban, les Libanais se lèveraient
et obligeraient leur gouvernement à repousser le Hezbollah.
Pendant une semaine il a tué et dévasté, jusqu’à ce
qu’il devienne clair que cette méthode aboutissait à
l’opposé : il renforce le Hezbollah, affaiblit ses
opposants à l’intérieur du Liban et dans le monde arabe et détruit
la sympathie dont Israël jouissait à travers le monde au début
de la guerre.
Quand il en est arrivé à ce point, Halutz
n’a pas su que faire ensuite. Pendant trois semaines il a
envoyé ses soldats à l’intérieur du Liban dans des mission
insensées et sans espoir, ne gagnant rien. Même dans les
batailles menées dans les villages juste à la frontière,
aucune victoire significative n’a été obtenue. Après la
quatrième semaine, quand on lui a demandé de soumettre un plan
au gouvernement, celui-ci était incroyablement simpliste.
Si l’« ennemi » avait été une
armée régulière, ce plan aurait déjà été mauvais. Se
contenter de repousser l’ennemi n’est pas précisément une
stratégie. Mais quand l’autre côté est une force de guérilla,
il est carrément stupide. Il peut causer la mort de beaucoup de
soldats pour aucun résultat pratique.
Maintenant il essaie d’obtenir une victoire
symbolique, en occupant l’espace vide aussi loin de la frontière
que possible, après l’appel des Nations unies à la fin des
hostilités. (Comme dans presque toutes les guerres israéliennes
précédentes, cet appel est ignoré, dans l’espoir
d’arracher quelques succès au dernier moment.) Derrière
cette ligne, le Hezbullah reste intact dans ses bunkers.
CEPENDANT, le chef d’état-major
n’agit pas dans le vide. En tant que commandant en chef il a
vraiment une énorme influence, mais il est aussi tout
simplement le sommet de la pyramide militaire.
Cette guerre jette une ombre sur l’ensemble de
l’échelon supérieur de notre armée. Je suppose qu’il y a
des officiers de talent, mais l’image générale du corps des
officiers supérieurs est qu’il est médiocre ou pire, terne
et banal. Presque tous les nombreux officiers qui sont apparus
à la télévision sont des professionnels médiocres, inintéressants,
des experts dans l’art de ménager leurs arrières, répétant
comme des perroquets des clichés vides de sens.
Les ex-généraux, qui ont remplis les studios
de télévision et de radio, nous ont aussi surpris par leur médiocrité,
leur intelligence limitée et leur ignorance générale. On a
l’impression qu’ils n’ont pas lu de livres sur
l’histoire militaire, et qu’ils comblent le vide par des
phrases creuses.
Plus d’une fois dans ces colonnes, on a dit
qu’une armée qui a agi pendant de nombreuses années comme
une force de police coloniale contre la population palestinienne
- « terroristes », femmes et enfants - et qui passe
son temps à courir après de jeunes lanceurs de pierres, ne
peut pas redevenir une armée efficace. Les résultats que nous
voyons le confirment.
COMME APRÈS tous les échecs
de notre armée, l’ensemble des services de renseignement
s’empressent de couvrir leurs sottises. Leurs chefs déclarent
qu’ils savaient tout, et qu’ils avaient fourni aux troupes
une information complète et précise, qu’il n’y avait pas
à les blâmer si l’armée n’en avait pas tenu compte.
Cela n’est pas crédible. A en juger par les réactions
des commandants sur le terrain, il est clair qu’ils n’étaient
pas conscients du système de défense construit par le
Hezbollah au Liban sud. L’infrastructure complexe de bunkers
cachés, remplis d’équipement modernes et de stocks de
nourriture et d’armes a été une surprise complète pour
l’armée. Celle-ci n’était pas prête à affronter ces
bunkers - y compris ceux qui étaient construits à deux ou
trois kilomètres de la frontière - rappelant les tunnels au
Vietnam.
La communauté des services secrets a aussi été
corrompue par la longue occupation des territoires palestiniens.
Les services ont pris l’habitude de se reposer sur les
milliers de collaborateurs recrutés durant 39 ans au moyen de
la torture, de la corruption et du chantage (les drogués ayant
besoin de drogue, certains de l’autorisation d’aller visiter
leur mère mourante, certains voulant un gros morceau du gâteau
de la corruption, etc.) Il est clair qu’aucun collaborateur
n’a été trouvé dans les rang du Hezbollah, et sans eux les
services de renseignement sont aveugles.
Il est aussi clair que les services de
renseignement, et l’armée en général, ne s’attendaient
pas à l’efficacité meurtrière des armes antichars du
Hezbollah. C’est difficile à croire, mais, selon des
personnalités officielles, plus de 20 chars ont été touchés.
Le char Merkava (« équipage ») est
la fierté de l’armée. Son père, le général Israël Tal, général
tankiste victorieux, ne voulait pas seulement construire le char
le plus perfectionné du monde, mais aussi un char qui donne à
son équipage la meilleure protection possible. Aujourd’hui,
il apparaît qu’une arme antichars datant de la fin des années
1980, disponible en nombre, peut paralyser le char, tuant ou
blessant gravement les soldats à l’intérieur.
LE COMMUN dénominateur de
tous ces échecs est le mépris à l’égard des Arabes, mépris
qui a des conséquences désastreuses. Il est la cause d’une
totale sous-estimation , une sorte d’aveuglement sur les
mobiles, les positions, la place dans la société libanaise,
etc. du Hezbollah.
Je suis convaincu que les soldats
d’aujourd’hui ne sont en rien inférieurs à leurs prédécesseurs.
Leur motivation est élevée, ils ont montré un grand courage
dans l’évacuation des blessés sous le feu (j’apprécie
beaucoup cela, en particulier depuis que ma propre vie a été
sauvée par des soldats qui ont risqué la leur pour me récupérer
sous le feu alors que j’étais blessé.) Mais les meilleurs
soldats ne peuvent pas réussir quand le commandement est incompétent.
L’histoire enseigne qu’une défaite peut être
une bénédiction pour une armée. Une armée victorieuse se
repose sur ses lauriers, elle n’a pas de raison de faire son
autocritique, ses commandants deviennent insouciants et ils
perdent la guerre suivante. (par exemple, la Guerre des
Six-Jours a conduit à la guerre du Kippour). Une armée battue,
par contre, sait qu’elle doit se réhabiliter. A une condition :
qu’elle admette sa défaite.
Après cette guerre, le chef d’état-major
doit être limogé et le corps des officiers supérieurs remanié.
Pour cela, le ministre de la Défense ne doit pas être une
marionnette du chef d’état-major. (Mais cela concerne la
direction politique ; nous parlerons des échecs et des
fautes de celle-ci une autre fois.)
Nous, en tant que partisans de la paix, avons un
grand intérêt à changer de direction militaire. Premièrement
parce qu’elle a un énorme impact sur l’élaboration de la
politique et que, comme nous venons de le voir, des commandants
irresponsables peuvent facilement entraîner le gouvernement
dans des aventures dangereuses. Et, deuxièmement, parce que même
après la réalisation de la paix, nous avons besoin d’une armée
efficace - au moins jusqu’à ce que le loup se repose à côté
de l’agneau, comme l’a promis le prophète Isaïe. (Et pas
dans la version israélienne : « Pas de problème. On
doit seulement apporter un nouvel agneau chaque jour. »)
LA PRINCIPALE leçon de la
guerre, au delà de toute analyse militaire, tient dans les
quelques mots que nous avons inscrits sur notre banderole dès
le tout premier jour : « Il n’y a pas de solution
militaire ! »
Même une armée forte ne peut pas battre une
organisation de guérilla, parce que la guérilla est un phénomène
politique. C’est peut-être même le contraire qui est vrai :
plus l’armée est forte, mieux elle est équipée et
technologiquement avancée, plus petites sont ses chances de
gagner dans une telle confrontation. Notre conflit - dans le
nord, le centre et le sud - est un conflit politique, et il ne
peut être résolu qu’avec des moyens politiques. L’armée
est le plus mauvais instrument pour cela.
La guerre a prouvé que le Hezbollah est un
adversaire fort, et que toute solution politique dans le nord
doit l’inclure. Comme la Syrie est son allié, celle-ci doit
aussi être partie prenante. Le règlement doit être intéressant
pour eux aussi, sinon il ne tiendra pas.
Le prix à payer est le retrait des hauteurs du
Golan.
Ce qui est vrai au nord est aussi vrai au sud.
L’armée ne vaincra pas les Palestiniens, parce qu’une telle
victoire est tout à fait impossible. Pour le bien de l’armée,
il faut se dégager du bourbier.
Si cela pénètre dans la conscience des Israéliens,
quelque chose de bon peut encore sortir de cette guerre.
Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush
Shalom le 13 août 2006 - Traduit de l’anglais « What
the Hell has happened to the Army » : SW