Sharon, alors nouvellement nommé ministre de la
Défense, n’était pas satisfait des modestes mesures prises
pour améliorer la situation dans la région entre la Méditerranée
et le Jourdain. Il voulait changer la face de toute la région,
comprenant quatre pays. Les points principaux : expulser
les Syriens du Liban, y installer un dictateur chrétien
maronite (Bashir Gemayel), transférer les Palestiniens du Liban
vers la Syrie et de là vers la Jordanie, encourager une révolution
palestinienne en Jordanie pour renverser le roi Hussein et faire
de la Jordanie un Etat palestinien dirigé par Yasser Arafat, négocier
avec le gouvernement palestinien d’Amman sur l’avenir de la
Cisjordanie. La perspective était d’y créer une situation
qui permettrait à Israël d’établir des colonies dans toute
la Cisjordanie et aux Palestiniens sur place de voter pour le
parlement d’Amman.
C’est le plan qui a poussé Sharon à entrer
au Liban en mars 1982. Cela n’a pas du tout réussi. En fait,
les résultats ont été à l’opposé de ce qu’il espérait.
Israël est resté coincé dans le bourbier libanais pendant 18
ans, et il a fini par s’en échapper de justesse. Les Chrétiens
maronites ont massacré des centaines de personnes à Sabra et
Chatila pour effrayer les Palestiniens et les contraindre à
fuir vers la Syrie, mais ceux-ci n’ont pas bougé. Bachir
Gemayel a été désigné comme président sans opposition, mais
il a été assassiné peu après. Les Syriens sont restés au
Liban pendant 23 ans de plus et, en partant, ils ont laissé le
Hezbollah derrière eux. Arafat n’est pas allé à Amman mais
en Tunisie, revenant 12 ans plus tard en Palestine après qu’Israël
eût reconnu l’OLP et signé l’accord d’Oslo.
Ce fiasco historique m’est revenu à
l’esprit cette semaine quand j’ai vu le plan grandiose
d’un autre stratège génial, le général de division Giora
Eiland, ancien chef du département es opérations militaires,
jusqu’à récemment chef du Conseil de sécurité nationale,
le département chargé d’élaborer la stratégie nationale.
COMME SHARON, le général
Eiland rêve de réaménager toute la région de fond en comble.
Son grand dessein est moins impressionnant que celui de Sharon.
Pas de plan de séparation, Dieu merci. Mais le grand dessein
que j’ai déjà mentionné. Eiland n’a que du mépris pour
la Séparation de Sharon et la Convergence d’Olmert, tenant
tant Sharon qu’Olmert pour de simples dilettantes qui ne
connaissent rien au travail d’équipe ni aux réflexions méthodiques
mais qui prennent des décisions à l’instinct.
Comme il l’a déclaré au journaliste Ari
Shavit de Haaretz, Eiland a un plan beaucoup plus sérieux et
mieux étudié, à savoir :
Annexer à Israël 12% de la Cisjordanie - 600
km2 au moins, afin de sauvegarder la sécurité d’Israël à
l’intérieur de frontières sûres.
Prendre 600 km2 au Nord Sinaï en Egypte et les
rattacher à la bande de Gaza ; pour permettre aux
Palestiniens d’aménager un port maritime et un aéroport
international ainsi qu’une ville d’un million d’habitants.
Donner en échange à l’Egypte 150 km2 de
terres israéliennes dans le Néguev.
Autoriser le creusement d’un tunnel entre l’Egypte
et la Jordanie en territoire israélien près d’Eilat.
Transférer 100 km2 de la Jordanie aux
Palestiniens en compensation du territoire israélien de pris de
Cisjordanie.
J’ai vu des dizaines - peut-être des
centaines - de plans pensés par de braves gens, qui ont des idées
merveilleuses pour la solution du conflit. Il ne se passe pas un
mois sans que quelqu’un m’en envoie un par par courrier électronique.
Le plan d’Eiland n’est pas pire que les autres utopies.
Malheureusement, il n’est pas meilleur.
Mais il y a une grande différence :
l’orgueilleux auteur de ce plan est un homme qui a joué un rôle
central dans les rangs les plus élevés des services de sécurité.
Ses idées peuvent donner un aperçu de l’état d’esprit qui
y règne.
IL FAUT qu’une personne
soit vraiment naïve et dénuée de tout discernement politique,
pour croire qu’il serait possible de convaincre trois
gouvernements - les gouvernements palestinien, égyptien et
jordanien pour ne pas parler d’Israël - d’abandonner une
partie de leur territoire.
Pire encore : il faut avoir une drôle de
mentalité pour traiter de nombreux êtres humains comme des
pions sur un échiquier et les déplacer d’un Etat à
l’autre, d’ici à là.
Il est vrai que cela s’est pratiqué dans la
première moitié du vingtième siècle. Après la Première
guerre mondiale, des hommes d’Etat se sont réunis pour réaménager
la carte du monde, démantelant ici des Etats pour en mettre
d’autres à la place. Le résultat a été dans l’ensemble désastreux.
Après la Deuxième guerre mondiale, Staline a fait la même
chose. Il a annexé à l’Union soviétique une grande partie
de la Pologne, donnant en compensation de grands morceaux de
l’Allemagne. Jusqu’à maintenant, cela a marché. Adolf
Hitler, bien sûr, avait l’intention de faire la même chose
dans l’autre direction.
Dans notre situation, l’idée est totalement
impraticable. Il n’y a aucune chance au monde que l’Egypte
puisse abandonner une partie de territoire en échange d’une
parcelle de désert beaucoup plus petite. Menahem Begin avait déjà
pu se rendre compte à quel point les Egyptiens étaient
sensibles dans ce domaine. Cela touche les fibres les plus
profondes de leur sentiment national. Finalement, les Egyptiens
n’ont pas renoncé à un seul millimètre carré de leur
territoire. Témoin : l’affaire de Taba.
Les chances que la Jordanie sacrifie des terres
fertiles pour les Palestiniens sont encore plus minces. Comme de
nombreux officiers israéliens, Eiland, semble-t-il, a un
profond mépris pour la Jordanie. Comme il ne comprend pas les
Egyptiens, il ne comprend pas plus la classe dirigeante du
royaume hachémite. Celle-ci est - à raison - singulièrement
sensible au danger qui l’entoure. Mais elle profite, bien sûr,
du soutien inébranlable des Etats-Unis et du Royaume-Uni.
Il ne vaut même pas la peine d’envisager la
possibilité que les Etats-Unis et l’Europe se prêtent au jeu
du transfert de personnes et de territoires. L’Europe
sanctifie les frontières existantes. Elle a appris à partir
d’expériences sanglantes qu’il n’y a rien de plus
dangereux que de déplacer des frontières. Une fois que l’on
commence, personne ne sait où cela peut s’arrêter.
Eiland n’assume pas lui-même les détails
pratiques de ses plans grandioses. Il laisse tout cela,
semble-t-il, aux politiques - ceux-là même qu’il méprise
tant. Comme l’inventeur qui voulait ralentir le mouvement du
globe terrestre, lorsqu’on lui demande comment cela pourrait
se faire, il répond : « J’ai des idées. Leur
application, ,c’est le job des techniciens. »
Il y a des années, Boutros Boutros-Ghali, alors
ministre égyptien de l’Intérieur en exercice, me disait avec
un sourire ironique : « Vous, Israéliens, avez les
meilleurs experts du monde en affaires arabes. Ils ont lu tous
les livres, tous les articles. Ils savent tout - et ils ne
comprennent rien, parce qu’ils n’ont pas vécu un seul jour
dans un pays arabe. »
Le général Eiland ne semble pas faire
exception.
Texte publié en hébreu et en anglais le 10 juin 2006 sur le
site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Oh !
What A Wonderful Plan ! » : RM/SW