UN POÈME ALLEMAND raconte l’histoire de la
fille du géant, qui trouve un paysan labourant son champ et qui
l’apporte à la maison dans son mouchoir pour le montrer à
son père. Mais le père lui dit avec gravité : « Le
paysan n’est pas un jouet ! » et lui ordonne de le
rapporter là où elle l’avait trouvé.
Les Etats-Unis me font penser à la fille du géant.
Malheureusement là, elle n’a pas de père pour lui dire que
les nations ne sont pas des jouets.
QUAND GEORGE W. Bush est devenu Président, il a
amené avec lui une bande de néo-conservateurs qui pensaient,
dans leur incroyable arrogance, qu’il est possible de
s’emparer de nations, de changer leur régime à volonté et
de prendre le contrôle de leurs ressources.
D’abord, ils entendaient mettre l’Irak, l’Iran
et la Syrie dans leur mouchoir. L’Irak et l’Iran pour leur pétrole,
la Syrie pour sa situation stratégique. Soit dit en passant,
ces trois pays étaient également considérés sur le plan
stratégique comme une menace par Israël, et les néo-cons.,
juifs pour la plupart, étaient contents de faire plaisir à
« l’Etat juif ».
La question était de savoir par lequel des
trois commencer, et le choix est tombé, comme nous le savons,
sur l’Irak. Etant donné que les néo-cons. étaient sûrs de
voir leur armée reçue avec des fleurs (comment aurait-il pu en
être autrement ?) et que la guerre serait terminée en
moins de deux, ils se sont posé aussitôt la question de savoir
quel serait le suivant, le voisin oriental ou le voisin
occidental.
Aujourd’hui, rétrospectivement, on peut se
demander ce qui primait : l’ignorance des néo-cons. ou
leur arrogance. Ils ne connaissaient rien de l’Irak, et cela
ne semblait pas les déranger. De toute façon, ils avaient la
conviction qu’une seule frappe suffirait pour finir le job en
Irak et leur permettre de continuer.
S’ils avaient consulté leur alliés
britanniques, ils auraient pu apprendre quelque chose sur le
pays qu’ils étaient prêts à attaquer, par l’exemple que
l’Irak n’avait jamais été un véritable Etat. Il se
composait de trois régions distinctes qui avaient été réunies
par l’Empire britannique pour servir ses propres intérêts.
Il a toujours fallu une dictature pour maintenir l’ensemble :
d’abord les dirigeants britanniques eux-mêmes, ensuite divers
dictateurs locaux. Saddam Hussein n’était que le dernier de
la série.
Quand l’armée américaine a détruit le
pouvoir qui maintenait les trois composantes ensemble, tout
s’est effondré. Aujourd’hui, deux guerres parallèles sont
en train de mettre en lambeaux le malheureux pays : la rébellion
sunnite contre l’occupation américaine et une triple guerre
civile. A Washington les hommes politiques racontent que la
nouvelle armée irakienne prendra dans peu de temps la
responsabilité des forces de sécurité, ce qui permettra le
retrait de la plupart des forces américaines. Dans la pratique,
il n’existe aucune véritable armée irakienne, mais seulement
des milices distinctes de Kurdes, de Chiites et de Sunnites,
chacune loyale en dernier ressort à ses seuls propres
dirigeants.
Les Américains aimeraient retirer la plupart de
leurs forces d’Irak pour ne laisser derrière eux qu’une
petite garnison afin d’assurer leur mainmise sur les
ressources pétrolières. C’est un rêve qui s’évanouit
rapidement. Il se terminera probablement comme au Vietnam.
L’opinion publique américaine en viendra à détester cette
guerre sans espoir et l’armée se retirera la queue entre les
jambes, laissant derrière elle un état général d’anarchie.
POUR CE QUI EST des voisins :
Les néo-cons. de Washington se sont déjà
dispersés dans toutes les directions, et une action militaire
contre l’Iran et la Syrie est hors de question. L’Irak est
en train de bouffer l’armée américaine, qui est composée de
mercenaires, et le manque de soldats devient aigu. Alors que
faire ? Eh bien, on peut essayer de saper les deux Etats
d’autres façons, en inversant le fameux dicton de Clausewitz :
« La politique n’est rien d’autre que la continuation
de la guerre par d’autres moyens. »
En ce moment, une campagne mondiale américaine
est en cours, visant à renverser le régime syrien par des
moyens non militaires. Le secrétaire général des Nations
unies, qui est devenu La Voix de son Maître (américain), y
joue son rôle à côté de nombreux gouvernements qui sont dépendants
des aides des Etats-Unis.
Le meurtre de Rafik Hariri, l’ancien Premier
ministre du Liban, est exploité dans ce but. Je ne me rappelle
pas avoir vu Washington aussi bouleversé par un assassinat
politique hors de chez eux, qu’il s’agisse d’un évêque
progressiste en Amérique centrale ou d’un cheikh musulman à
Gaza. Ce besoin soudain de voir les meurtriers traduits en
justice est vraiment très touchant.
Notre gouvernement est un des partenaires les
plus actifs dans cette campagne pour la démolition de la Syrie.
Il apporte son aide d’une centaine de façons. On critique la
Syrie pour les actions du Hezbollah au Liban, pour l’aide aux
« terroristes » palestiniens, et ainsi de suite. Le
chef de notre service de renseignement militaire, qui affiche
souvent des opinions presque infantiles dans nos médias, émet
toutes sortes de théories de conspiration.
En l’occurrence, c’est logique. En retour,
Washington a fait disparaître du calendrier international la
question de l’occupation des hauteurs du Golan. Condoleezza
Rice s’active à Gaza et en Cisjordanie, mais elle ne dit
jamais un mot de notre occupation du Golan, une partie du
territoire syrien. L’acquisition de territoires par la guerre
est, bien sûr, une violation grave du droit international et de
la Charte de l’ONU, mais George et Condi s’en fichent.
Néanmoins, je suggérerais que notre
gouvernement réfléchisse à deux fois sur le fait de savoir si
nous avons vraiment intérêt à détruire l’Etat syrien. Le
cas échéant, quelle en sera la conséquence pour notre frontière
nord ?
Je me souviens d’une conversation avec Rabin
en 1976, quand les Syriens ont envahi le Liban. Aujourd’hui,
on oublie généralement que ce sont les chrétiens qui les
avaient invités à venir pour les aider contre l’OLP et les
forces musulmanes.
Quand les Syriens se sont approchés de la
frontière israélo-libanaise, c’est comme si l’enfer s’était
abattu sur Israël. Le ministre de la Défense Shimon Pérès et
ses laquais ont réclamé à cor et à cri une « ligne
rouge » au Liban pour arrêter l’avancée syrienne, bien
loin de la frontière. Le Premier ministre Rabin voyait les
choses tout à fait autrement. « C’est idiot »,
m’a-t-il dit. « Sur notre frontière avec la Syrie sur
les hauteurs du Golan, il n’y a aucun problème. Si les
Syriens s’installent sur la frontière avec la Galilée, le
calme y règnera aussi . »
Rabin avait bien sûr tout à fait raison.
Malheureusement, il s’est laissé gagner par l’hystérie de
Pérès et de l’opinion publique. L’armée syrienne a été
tenue à distance de la frontière par nos menaces. Le vide
ainsi créé entre elle et Israël a été rempli d’abord par
l’OLP et plus tard par le Hezbollah.
Exactement la même chose peut se produire
aujourd’hui sur la frontière syrienne si l’actuel régime
syrien s’écroule et que l’anarchie s’installe.
La Syrie est un Etat très fragile. Certes, il
ne s’agit pas de trois peuples différents, comme en Irak,
mais il existe des rivalités anciennes profondes entre Damas et
Alep, les Arabes et les Kurdes et beaucoup de confessions différentes.
Les Syriens se sont résignés à la dictature de la famille
Assad parce qu’ils ont peur de l’anarchie.
(Les Assad appartiennent à l’une des
communautés religieuses les plus petites, les Alaouites, qui
sont disciples d’Ali, le gendre du Prophète. Ceci rappelle
une des histoires bibliques sur la désignation du premier roi
israélite. Quand Saül a été invité par Samuel, il s’est
étonné : « Ne suis-je pas un Benjaminite, de la
plus petite des tribus d’Israël, et ma famille n’est-elle
pas la plus infime de toutes les familles de la tribu de
Benjamin ? » (1. Samuel 9). Quand les tribus les plus
nombreuses et les plus fortes ne peuvent pas se mettre
d’accord sur un candidat, elles préfèrent souvent en choisir
un dans les plus petites et les plus faibles qui ne représentent
aucun danger pour elles.)
Depuis 33 ans maintenant, il n’y a jamais eu
aucun problème sur notre frontière avec la Syrie, malgré le
conflit non résolu du Golan. Qui sait ce qui arrivera si la
Syrie est en proie à l’anarchie ? D’accord, ce n’est
pas un problème pour l’Amérique. Mais c’en est
certainement un pour nous.
L’IRAN EST un problème très différent.
La nation iranienne est unie et forte. L’Iran
peut produire une bombe nucléaire. Pour beaucoup cela est un
cauchemar : un Etat islamique fanatique qui déteste Israël,
en possession de la dernière arme de destruction massive et des
moyens de l’utiliser.
Je suis moins inquiet. Les slogans extrémistes
anti-israéliens de l’Iran ne l’ont pas empêché de
s’engager, tranquillement, dans le commerce avec Israël, et
pas seulement dans l’affaire de l’Irangate. Dans la
pratique, les terribles Ayatollahs se comportent d’une façon
très posée.
Mais si nous voulons éviter l’équilibre de
la terreur nucléaire, il n’y a qu’une voie. Utiliser le
temps qui reste - alors que nous avons encore le monopole dans
ce domaine - pour faire la paix, d’abord avec les Palestiniens
et ensuite avec tous les pays de la région. Dans le cadre de la
paix, une zone dénucléarisée avec inspection mutuelle peut être
établie.
L’ennui est qu’il est impossible de discuter
de cette question en Israël, aussi longtemps que le sujet est
classé « top secret ». Je propose l’ouverture du
débat et qu’enfin on puisse se saisir du problème. Le temps
est venu.
En ce qui concerne la fille du géant, il est
temps de lui dire : Laisse les pays de cette région
tranquilles. Ils ne sont pas des jouets !
Article publié, en hébreu et en anglais, sur le site de Gush
Shalom le 3 décembre 2005 - Traduit de l’anglais « The
Giant’s Daughter » : RM/SW