Palestine - Solidarité

   



La fille du géant
Uri Avnery

 


Inversant le fameux dicton de Clausewitz « La politique n’est rien d’autre que la continuation de la guerre par d’autres moyens », une campagne mondiale américaine est actuellement en cours, visant à renverser le régime syrien par des moyens non militaires.

UN POÈME ALLEMAND raconte l’histoire de la fille du géant, qui trouve un paysan labourant son champ et qui l’apporte à la maison dans son mouchoir pour le montrer à son père. Mais le père lui dit avec gravité : « Le paysan n’est pas un jouet ! » et lui ordonne de le rapporter là où elle l’avait trouvé.

Les Etats-Unis me font penser à la fille du géant. Malheureusement là, elle n’a pas de père pour lui dire que les nations ne sont pas des jouets.

QUAND GEORGE W. Bush est devenu Président, il a amené avec lui une bande de néo-conservateurs qui pensaient, dans leur incroyable arrogance, qu’il est possible de s’emparer de nations, de changer leur régime à volonté et de prendre le contrôle de leurs ressources.

D’abord, ils entendaient mettre l’Irak, l’Iran et la Syrie dans leur mouchoir. L’Irak et l’Iran pour leur pétrole, la Syrie pour sa situation stratégique. Soit dit en passant, ces trois pays étaient également considérés sur le plan stratégique comme une menace par Israël, et les néo-cons., juifs pour la plupart, étaient contents de faire plaisir à « l’Etat juif ».

La question était de savoir par lequel des trois commencer, et le choix est tombé, comme nous le savons, sur l’Irak. Etant donné que les néo-cons. étaient sûrs de voir leur armée reçue avec des fleurs (comment aurait-il pu en être autrement ?) et que la guerre serait terminée en moins de deux, ils se sont posé aussitôt la question de savoir quel serait le suivant, le voisin oriental ou le voisin occidental.

Aujourd’hui, rétrospectivement, on peut se demander ce qui primait : l’ignorance des néo-cons. ou leur arrogance. Ils ne connaissaient rien de l’Irak, et cela ne semblait pas les déranger. De toute façon, ils avaient la conviction qu’une seule frappe suffirait pour finir le job en Irak et leur permettre de continuer.

S’ils avaient consulté leur alliés britanniques, ils auraient pu apprendre quelque chose sur le pays qu’ils étaient prêts à attaquer, par l’exemple que l’Irak n’avait jamais été un véritable Etat. Il se composait de trois régions distinctes qui avaient été réunies par l’Empire britannique pour servir ses propres intérêts. Il a toujours fallu une dictature pour maintenir l’ensemble : d’abord les dirigeants britanniques eux-mêmes, ensuite divers dictateurs locaux. Saddam Hussein n’était que le dernier de la série.

Quand l’armée américaine a détruit le pouvoir qui maintenait les trois composantes ensemble, tout s’est effondré. Aujourd’hui, deux guerres parallèles sont en train de mettre en lambeaux le malheureux pays : la rébellion sunnite contre l’occupation américaine et une triple guerre civile. A Washington les hommes politiques racontent que la nouvelle armée irakienne prendra dans peu de temps la responsabilité des forces de sécurité, ce qui permettra le retrait de la plupart des forces américaines. Dans la pratique, il n’existe aucune véritable armée irakienne, mais seulement des milices distinctes de Kurdes, de Chiites et de Sunnites, chacune loyale en dernier ressort à ses seuls propres dirigeants.

Les Américains aimeraient retirer la plupart de leurs forces d’Irak pour ne laisser derrière eux qu’une petite garnison afin d’assurer leur mainmise sur les ressources pétrolières. C’est un rêve qui s’évanouit rapidement. Il se terminera probablement comme au Vietnam. L’opinion publique américaine en viendra à détester cette guerre sans espoir et l’armée se retirera la queue entre les jambes, laissant derrière elle un état général d’anarchie.

POUR CE QUI EST des voisins :

Les néo-cons. de Washington se sont déjà dispersés dans toutes les directions, et une action militaire contre l’Iran et la Syrie est hors de question. L’Irak est en train de bouffer l’armée américaine, qui est composée de mercenaires, et le manque de soldats devient aigu. Alors que faire ? Eh bien, on peut essayer de saper les deux Etats d’autres façons, en inversant le fameux dicton de Clausewitz : « La politique n’est rien d’autre que la continuation de la guerre par d’autres moyens. »

En ce moment, une campagne mondiale américaine est en cours, visant à renverser le régime syrien par des moyens non militaires. Le secrétaire général des Nations unies, qui est devenu La Voix de son Maître (américain), y joue son rôle à côté de nombreux gouvernements qui sont dépendants des aides des Etats-Unis.

Le meurtre de Rafik Hariri, l’ancien Premier ministre du Liban, est exploité dans ce but. Je ne me rappelle pas avoir vu Washington aussi bouleversé par un assassinat politique hors de chez eux, qu’il s’agisse d’un évêque progressiste en Amérique centrale ou d’un cheikh musulman à Gaza. Ce besoin soudain de voir les meurtriers traduits en justice est vraiment très touchant.

Notre gouvernement est un des partenaires les plus actifs dans cette campagne pour la démolition de la Syrie. Il apporte son aide d’une centaine de façons. On critique la Syrie pour les actions du Hezbollah au Liban, pour l’aide aux « terroristes » palestiniens, et ainsi de suite. Le chef de notre service de renseignement militaire, qui affiche souvent des opinions presque infantiles dans nos médias, émet toutes sortes de théories de conspiration.

En l’occurrence, c’est logique. En retour, Washington a fait disparaître du calendrier international la question de l’occupation des hauteurs du Golan. Condoleezza Rice s’active à Gaza et en Cisjordanie, mais elle ne dit jamais un mot de notre occupation du Golan, une partie du territoire syrien. L’acquisition de territoires par la guerre est, bien sûr, une violation grave du droit international et de la Charte de l’ONU, mais George et Condi s’en fichent.

Néanmoins, je suggérerais que notre gouvernement réfléchisse à deux fois sur le fait de savoir si nous avons vraiment intérêt à détruire l’Etat syrien. Le cas échéant, quelle en sera la conséquence pour notre frontière nord ?

Je me souviens d’une conversation avec Rabin en 1976, quand les Syriens ont envahi le Liban. Aujourd’hui, on oublie généralement que ce sont les chrétiens qui les avaient invités à venir pour les aider contre l’OLP et les forces musulmanes.

Quand les Syriens se sont approchés de la frontière israélo-libanaise, c’est comme si l’enfer s’était abattu sur Israël. Le ministre de la Défense Shimon Pérès et ses laquais ont réclamé à cor et à cri une « ligne rouge » au Liban pour arrêter l’avancée syrienne, bien loin de la frontière. Le Premier ministre Rabin voyait les choses tout à fait autrement. « C’est idiot », m’a-t-il dit. « Sur notre frontière avec la Syrie sur les hauteurs du Golan, il n’y a aucun problème. Si les Syriens s’installent sur la frontière avec la Galilée, le calme y règnera aussi . »

Rabin avait bien sûr tout à fait raison. Malheureusement, il s’est laissé gagner par l’hystérie de Pérès et de l’opinion publique. L’armée syrienne a été tenue à distance de la frontière par nos menaces. Le vide ainsi créé entre elle et Israël a été rempli d’abord par l’OLP et plus tard par le Hezbollah.

Exactement la même chose peut se produire aujourd’hui sur la frontière syrienne si l’actuel régime syrien s’écroule et que l’anarchie s’installe.

La Syrie est un Etat très fragile. Certes, il ne s’agit pas de trois peuples différents, comme en Irak, mais il existe des rivalités anciennes profondes entre Damas et Alep, les Arabes et les Kurdes et beaucoup de confessions différentes. Les Syriens se sont résignés à la dictature de la famille Assad parce qu’ils ont peur de l’anarchie.

(Les Assad appartiennent à l’une des communautés religieuses les plus petites, les Alaouites, qui sont disciples d’Ali, le gendre du Prophète. Ceci rappelle une des histoires bibliques sur la désignation du premier roi israélite. Quand Saül a été invité par Samuel, il s’est étonné : « Ne suis-je pas un Benjaminite, de la plus petite des tribus d’Israël, et ma famille n’est-elle pas la plus infime de toutes les familles de la tribu de Benjamin ? » (1. Samuel 9). Quand les tribus les plus nombreuses et les plus fortes ne peuvent pas se mettre d’accord sur un candidat, elles préfèrent souvent en choisir un dans les plus petites et les plus faibles qui ne représentent aucun danger pour elles.)

Depuis 33 ans maintenant, il n’y a jamais eu aucun problème sur notre frontière avec la Syrie, malgré le conflit non résolu du Golan. Qui sait ce qui arrivera si la Syrie est en proie à l’anarchie ? D’accord, ce n’est pas un problème pour l’Amérique. Mais c’en est certainement un pour nous.

L’IRAN EST un problème très différent.

La nation iranienne est unie et forte. L’Iran peut produire une bombe nucléaire. Pour beaucoup cela est un cauchemar : un Etat islamique fanatique qui déteste Israël, en possession de la dernière arme de destruction massive et des moyens de l’utiliser.

Je suis moins inquiet. Les slogans extrémistes anti-israéliens de l’Iran ne l’ont pas empêché de s’engager, tranquillement, dans le commerce avec Israël, et pas seulement dans l’affaire de l’Irangate. Dans la pratique, les terribles Ayatollahs se comportent d’une façon très posée.

Mais si nous voulons éviter l’équilibre de la terreur nucléaire, il n’y a qu’une voie. Utiliser le temps qui reste - alors que nous avons encore le monopole dans ce domaine - pour faire la paix, d’abord avec les Palestiniens et ensuite avec tous les pays de la région. Dans le cadre de la paix, une zone dénucléarisée avec inspection mutuelle peut être établie.

L’ennui est qu’il est impossible de discuter de cette question en Israël, aussi longtemps que le sujet est classé « top secret ». Je propose l’ouverture du débat et qu’enfin on puisse se saisir du problème. Le temps est venu.

En ce qui concerne la fille du géant, il est temps de lui dire : Laisse les pays de cette région tranquilles. Ils ne sont pas des jouets !

Article publié, en hébreu et en anglais, sur le site de Gush Shalom le 3 décembre 2005 - Traduit de l’anglais « The Giant’s Daughter » : RM/SW

 


 Source : AFPS
 http://www.france-palestine.org/article2798.html


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