Le
Monde
Samedi
22 décembre 2001
PARTICULARITÉ
de la France : on y trouve les communautés juive et musulmane
les plus nombreuses d'Europe. En cela, elle devrait faire office de
laboratoire du vivre ensemble. Sur le terrain, néanmoins, tout
indique que les difficultés se multiplient. On a certes par le passé
connu des moments de nervosité, mais rien de similaire aux tensions
qui ont suivi la seconde Intifada et, plus récemment, la nouvelle
flambée de violence au Moyen-Orient. Tout se passe comme si la
jeunesse française d'origine immigrée et musulmane était plus
sensible aux événements en Palestine et manifestait son mécontentement
de façon plus audible.
Des
propos malveillants, des "A
bas les juifs !" fusant dans certaines
manifestations, voire des exactions contre des synagogues, ont pu être
enregistrés dans différentes villes de France. Plus généralement,
on a pu entendre ici et là des propos ambigus sur les juifs, leur
pouvoir occulte, leur rôle insidieux dans les médias, leur sombre
stratégie... Après le 11 septembre, les fausses rumeurs sur
les 4 000 juifs qui ne se seraient pas présentés à leur
poste le matin des attaques contre le World Trade Center ont été
relayées jusque dans les banlieues.
Des
voix musulmanes, trop rares, se sont fait entendre pour se démarquer
de ces propos et attitudes. On a parfois expliqué ces phénomènes
par la frustration et un sentiment profond d'humiliation. Cela peut
être mais il faut néanmoins être honnête et aller jusqu'au bout
de l'analyse du phénomène : comme cela se voit à travers le
monde musulman, il existe aujourd'hui en France un discours antisémite
qui cherche à tirer sa légitimité de certains textes de la
tradition musulmane et qui se sent conforté par la situation en
Palestine. Ce discours n'est pas uniquement le fait de jeunes désœuvrés ;
il est aussi véhiculé par des intellectuels ou des imams qui, à
chaque écueil, au détour de chaque revers politique, voient la
main manipulatrice du "lobby juif".
La
situation est trop grave pour que l'on se satisfasse de propos de
circonstance. Les musulmans, au nom de leur conscience et de leur
foi, se doivent de prendre une position claire en refusant qu'une
atmosphère délétère s'installe en France. Rien dans l'islam ne
peut légitimer la xénophobie et le rejet d'un être humain par le
seul fait de sa religion ou de son appartenance. Ce qu'il faut dire
avec force et détermination, c'est que l'antisémitisme est
inacceptable et indéfendable. Le message de l'islam impose le
respect de la religion et de la spiritualité juives considérées
comme la noble expression des "gens du Livre".
Dans
les premiers temps de son installation à Médine, avant les
conflits d'alliance, le prophète Mahomet avait menacé : "Celui
qui est injuste envers un contractant (les chrétiens et les
juifs de Médine), je
témoignerai contre lui le jour du Jugement dernier."
Plus tard, en pleine période de conflit, huit versets du Coran
furent révélés pour innocenter un juif qu'un musulman cherchait
à faire injustement accuser à sa place. Mahomet n'a cessé
d'enseigner le respect des êtres dans leur différence : il se
leva un jour alors qu'une procession funèbre passait non loin de
lui ; on lui annonça qu'il s'agissait d'un juif, ce à quoi il
répondit : "Ne
s'agit-il pas d'une âme humaine ?"
On
ne peut négliger cet enseignement et continuer à alimenter des
représentations pour le moins troubles concernant les juifs. C'est
la responsabilité des cadres associatifs et des imams de diffuser
un message sans ambiguïté sur les profonds liens entre l'islam et
le judaïsme, sur la reconnaissance islamique de Moïse et de la
Thora, sur la contextualisation nécessaire de certains textes équivoques,
sur le respect mutuel et le refus de toute forme d'antisémitisme
explicite ou larvé. Cela veut dire aussi qu'il faut reconnaître
l'horreur que fut l'Holocauste, en étudier la portée et respecter
la blessure et la souffrance qui ont façonné la conscience juive
au XXe siècle.
Pour
que tous les citoyens de confession musulmane accèdent à la compréhension
de cet enseignement, il faut qu'il soit accompagné d'un certain
nombre d'actions concomitantes. En amont, il faut lutter contre le
sentiment de victimisation qui colonise de nombreux esprits parmi
les citoyens français musulmans et notamment parmi les plus
marginalisés. De malaise en repli communautaire, ils finissent par
stigmatiser l'autre, l'Etat, la police, le juif "qui
ne nous aiment pas, qui nous manipulent...".
C'est
ici la responsabilité partagée des intellectuels musulmans et de
l'autorité publique : pour les premiers, il s'agit de
dispenser un enseignement islamique cohérent et non littéraliste,
qui insiste sur la responsabilisation personnelle et le respect de
l'autre. Quant aux pouvoirs publics, il s'agit de proposer des
actions concrètes qui brisent la logique des ghettos économiques
et réforment les politiques sociales et urbaines sur le plan local.
Qu'on le veuille ou non, le désœuvrement et la discrimination
sociale sont une des causes majeures du racisme.
A
un autre niveau, il devient urgent que des représentants juifs et
musulmans prennent langue et établissent un dialogue franc et
exigeant afin d'éviter d'alimenter les réflexes communautaristes
qui pourraient mettre à mal le principe du vivre ensemble.
L'autocritique doit être mutuelle.
S'il
faut effectivement condamner les dérapages antisémites de certains
musulmans, il est néanmoins de la responsabilité des intellectuels
juifs, religieux ou laïques, de ne pas confondre les registres. Un
premier ministre d'extrême-droite, qu'il soit juif ou non, est
porteur d'une idéologie qu'il faut dénoncer pour ce qu'elle est.
Critiquer Sharon pour ses horribles complicités passées et
l'horreur de sa politique actuelle, ce n'est point manquer de
respect au judaïsme, de la même façon que critiquer une à une
les dictatures des pays musulmans n'est point s'en prendre à
l'islam.
Le
respect que nous devons au judaïsme ne doit pas être sujet à
caution dès lors que l'on dénonce l'injuste politique de l'Etat
d'Israël. A entretenir ce type d'amalgames malsains, on finit par
creuser des tranchées entre des appartenances qui vident de son
sens la pratique d'une citoyenneté française fondée sur des
valeurs de justice et d'égalité.
Musulmans
comme juifs doivent cesser d'alimenter le sentiment d'être des "victimes"
et reconsidérer les discours que chacun entretient sur
l'autre. Au nom d'une commune éthique citoyenne, notre dignité
sera fonction de notre capacité à savoir critiquer, au-delà de
toute appartenance confessionnelle, tout Etat et toute organisation
à l'aune des principes du droit sans considérer qu'il s'agit d'une
manifestation d'antisémitisme ou d'islamophobie. C'est cette
exigence intellectuelle qu'il faut enseigner et qui aidera tous les
juifs et les musulmans à offrir à leur foi et à leur appartenance
respective l'amplitude d'une conscience de soi universelle et non
celle d'une identité-ghetto très étriquée.
En
Europe et en France, les conditions objectives qui permettraient de
relever ce défi sont réunies. Reste à s'engager ensemble dans la
voie de l'autocritique constructive et à refuser la perverse
tentation des condamnations sélectives.
Tariq
Ramadan est
professeur de philosophie et d'islamologie à Fribourg et à Genève.
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