Palestine - Solidarité

   



L’idéologie globale de la peur ou la globalisation du syndrome israélien
Tariq Ramadan

 

 

Nous vivons une époque étrange et difficile. A l’ère de la mondialisation, on a pu penser que les débats idéologiques allaient forcément se concentrer sur la détermination des choix économiques et politiques. On voyait poindre l’opposition frontale et inéluctable entre les partisans d’un capitalisme sans frontière, néo-libéral et librement auto-régulé, et les défenseurs d’une économie à visage humain, élaborée au nom d’une autre mondialisation, fondée sur une idée de l’homme et de l’éthique économique et politique. La confrontation existe, il va sans dire, mais nous assistons aujourd’hui à un phénomène qui traverse indifféremment les deux camps et a des effets tangibles, patents, quotidiens sur les partisans respectifs. Pour la première fois à cette échelle, nous assistons à la naissance d’une idéologie qui s’imprime en amont des idéologies politiques et économiques traditionnelles, une idéologie qui a cette particularité de ne se fonder sur aucune élaboration intellectuelle particulière, une idéologie sans « idée » ni idéaux mais qui produit exactement le même effet, quant à la lecture du monde et des événements, que les plus sophistiquées des idéologies politiques.
 
Nous le disions, les effets de cette idéologie sont transversaux et touchent les intellectuels et les partis de gauche comme de droite, le Sud comme le Nord, l’Occident comme le reste du monde. Elle produit des fractures et des tensions nouvelles et inattendues à l’intérieur des anciennes appartenances, des vieilles filiations politiques, des habitudes partisanes centenaires : la nouvelle idéologie de la peur divise de façon surprenante et redessine la cartographie des adhésions politiques et idéologiques. La peur, de même que la méfiance et le soupçon qu’elle enfante, ne sont ni de gauche, ni de droite, ni athées, ni bouddhistes, ni juifs, ni chrétiens, ni musulmans... ils sont humains et viscéraux, jusqu’aux émotions et à l’irrationalité qu’ils produisent.
 
 
L’idéologie de la peur
 
 
Le terrorisme global et la guerre globale contre le terrorisme nourrissent de façon égale et pernicieuse l’idéologie globale de la peur. Que l’on visite les pays occidentaux ou les pays du Sud, notamment à majorité musulmane, on s’aperçoit que la peur est partout présente, partout installée, et a des effets patents sur la façon dont les être humains observent le monde. On peut déterminer en tout cas quatre effets majeurs sur le terrain : la peur crée de façon naturelle, et parfois inconsciente, un rapport de méfiance et de potentiel conflit avec « l’autre ». Une vision binaire de la réalité s’installe qui dessine les contours d’un « nous » qui nous protège et d’un « eux » qui nous menacent. Le second effet tient à la prééminence absolue de l’émotion et de l’émotivité dans le rapport à l’autre et aux événements. La peur fixe le cadre et les émotions sœurs déterminent les analyses : on constate des faits, on condamne leurs conséquences, on rejette des individus comme leurs motivations ou leurs actions, mais le principe de causalité semble avoir disparu de nos analyses. Nos « bonnes raisons » et nos « justes causes » sont louées par le grand public sans grand discernement alors qu’à l’inverse leurs « mauvaises raisons » et leurs « maléfiques desseins » sont condamnées sans différenciation. La peur nous autorise à faire l’économie de toute explication, de toute compréhension, de toute analyse destinée à comprendre autrui, son univers et ses espoirs. Dans l’ordre de la peur et du soupçon, comprendre l’autre, c’est déjà le justifier ; appréhender ses raisons, serait lui donner raison déjà. Curieuse et dangereuse réduction qui transforme le réel en une série de faits et l’autre en une série d’actions sans lien causal, sans histoire ni historicité, sans raison ni rationalité. L’émotion ne comprend pas : elle apprécie ou condamne et ce que l’individu « sent » fonde l’argumentaire de ses jugements. La troisième conséquence est paradoxale et déroutante : à l’ère de la communication, les êtres humains semblent de moins en moins informés. Dans l’exacte logique des deux phénomènes susmentionnés, on assiste à la multiplication des « autoroutes de la communication » qui diffusent un surnombre d’informations en temps réel, saturent les intelligences et les empêchent de mettre les faits en perspective. L’ère de la communication et une ère de non information : on y subit la réalité et les faits, on semble n’avoir aucune prise sur leur détermination et leur transformation. Emportés par les émotions, enfermés dans des logiques binaires et réductrices, perdus dans le flot des « événements en temps réel » et des « politiques en direct », il devient impossible de voir, de comprendre ou simplement d’entendre l’autre. L’idéologie de la peur produit une surdité dévastatrice : l’univers et les raisons de l’autre sont inaudibles et chercher à mieux entendre est un indice, au mieux, de son propre mal être ou, au pire, de viles trahisons. Entre « nous » et « eux » se sont construits des « murs virtuels » qui dessinent les frontières de nos nouvelles identités et appartenances... protégées en de-ça, menacées au-delà.
 
L’entretien de cette « idéologie de la peur » est devenue une arme politique et notamment dans les stratégies opportunistes des grandes puissances économiques de notre époque. Loin des vrais débats politiques, à distance de la critique objective des conséquences de l’ordre économique mondial ; on maintient un état de peur et de vulnérabilité qui permet les politiques sécuritaires les plus dangereuses et les plus discriminatoires ; les mesures d’exceptions liberticides (quant aux droits humains et citoyens), les plus alarmantes et les plus graves. Les idéologies du rejet de l’autre ou les multinationales de l’armement voient ainsi naître une idéologie sur mesure ... qui dit la définitive et intrinsèque culpabilité de l’autre et l’impérative nécessité de s’en protéger par les mesures de sécurité ou par les armes, c’est selon.
 
 
Globalisation du syndrome israélien
 
 
L’observateur de la société israélienne et de ses gouvernements successifs ne peuvent être que frappé par la similarité des logiques qui ont parcouru ladite société et ce qui est en train de se produire à l’échelle globale. Depuis les années quarante, l’histoire de la constitution de l’Etat d’Israël a été nourrie par la peur, par le sentiment de la nécessaire protection et de la méfiance de l’autre. Après les horreurs nazies et les exterminations, après la douloureuse expérience européenne ; Israël se présentait pour certains comme, tout à la fois, un refuge et une possible réconciliation avec soi-même en tant que sujets de l’Histoire. Les années ont passé mais les mêmes logiques ont perduré : les profonds sentiments de méfiance, la perception de soi victimaire, la réalité de l’insécurité, l’inflation permanente des mesures de politique sécuritaire, la perception de l’hostilité, avouée ou non, du monde environnant.
 
Au point d’inverser les rôles et les perspectives : la société israélienne, bien plus riche que la plupart des sociétés alentours, incommensurablement mieux armée que l’ensemble des pays arabes réunis, à la pointe de la technologie et véritable puissance économique régionale et internationale se percevait, et se perçoit encore, comme victime de la velléité destructrice des pays voisins, de leur opposition centenaire et du terrorisme des Palestiniens ou, plus globalement, des musulmans extrémistes. La puissance régionale est devenue « une victime » de « l’horreur » de l’autre, de sa « folie », de sa « haine », de son « irrationalité », de sa « démence meurtrière ». Autant de qualificatifs qui justifient, en aval, une politique sécuritaire qui admet - par nécessité - les infractions aux principes du droit international ou au respect de la vie des civils et des innocents, qui recourt « modérément » à l’usage de la torture et s’arme de législations différenciées et clairement discriminatoires à l’égard de certains citoyens encore « arabes » ou trop engagés en tant que chrétiens ou musulmans. La victime se protège et se défend. Il n’y aurait donc rien d’anormal à cela.
 
Un zoom arrière nous donne une image globale du monde actuel qui ressemble étrangement à ces considérations et postures. La « guerre » qui a été déclenchée pour réduire à néant le terrorisme s’appuie désormais sur les mêmes logiques à l’échelle globale. Les néo-conservateurs américains, et leurs acolytes européens, entretiennent et nourrissent un sentiment permanent de peur dont ils usent comme d’une idéologie effective. Leurs politiques s’appuient sur le sentiment d’insécurité et une vision binaire du monde : l’impératif est de se protéger au moyen des politiques sécuritaires et liberticides les plus dures, et pour certaines clairement discriminatoires, puisque désormais l’Occident est « la première victime du terrorisme ». Les pays les plus nantis et les mieux armés de la planète sont menacés et leurs citoyens doivent comprendre qu’il va falloir revoir les lois et, à la baisse, leurs droits... pour leur propre sécurité. Pour faire face à la menace, et pour apaiser leurs peurs, ils seront désormais mieux contrôlés, très filmés et constamment surveillés. Le syndrome israélien de l’état de siège et du renversement du rapport de force, sur les plans de la perception et de la symbolique, joue ici à plein : ce ne sont pas nos politiques que l’autre critique, c’est notre existence qu’il nie ; ce n’est pas nos contradictions que son opposition révèle, ce sont nos valeurs et notre civilisation qu’il déteste ; ce ne sont pas nos responsabilités qu’il faut questionner mais bien sa haine, son nihilisme, sa démence et, peut-être, pourquoi pas, ses croyances et sa religion.
 
Au demeurant, l’idéologie de la peur a comme conséquence dramatique de transformer toutes les sociétés et tous leurs actrices et acteurs en victimes. Au moment même où on entretient en Occident l’idée que notre civilisation est menacée, on voit s’installer dans les sociétés majoritairement musulmanes, et même dans les communautés établies en Europe ou aux Etats-Unis, les mêmes réflexes émotifs, craintifs et victimaires : « ils » n’aiment pas l’islam et les musulmans, « ils » nous ciblent, nous discriminent et sont clairement racistes et xénophobes. « Leur » guerre contre « le terrorisme islamiste » est « un prétexte pour s’en prendre à l’islam et à tous les musulmans ». De fait, partout le même sentiment, partout la même attitude : nous assistons à l’émergence d’une idéologie qui nous transforme tous en « victimes » incapables de penser « l’autre » qu’en termes de menace potentielle ; colonisés par la peur, il devient impossible d’accéder à la rationalité de l’autre, voire même de l’entendre ou d’appréhender sa souffrance et ses frustrations. Nous sommes tous, chacun d’entre nous, aux prises avec ces mêmes tentations frileuses, fermées et sectaires...
 
 
S’il est une réponse adéquate...
 
 
Il nous faut nous libérer de nos peurs, maîtriser nos émotions manichéennes, renouer avec l’esprit critique, le sens de la complexité et l’écoute. Il faut nous réconcilier avec l’intelligence, la nôtre et celle d’autrui. Il faut que nous redevenions des « sujets », tout simplement. Tout simplement... et cela est pourtant si difficile.
 
Les musulmans, qu’ils vivent en Occident ou dans les pays majoritairement musulmans ne doivent en aucune manière endosser l’idéologie de la peur ou tomber dans le piège des lectures binaires, simplistes et caricaturales du monde. En entretenant l’idée, devenue obsessionnelle, qu’ils sont dominés (ou minoritaires), mal aimés, stigmatisés ou marginalisés, ils font inconsciemment le jeu des propagateurs de cette idéologie de l’émotif qui cherchent à construire des murs, à creuser des tranchées, à propager les préjugés, à nourrir l’insécurité et à créer les conflits. Ses propagandistes n’ont de cesse de répandre l’idée que l’islam et les musulmans sont les menaces de l’avenir et en entrant dans la spirale infinie de la justification et de la défense, les musulmans confirment et entretiennent les termes d’un débat tronqué, vicié et, au fond, malsain.
 
C’est, somme toute, notre conception de l’homme et de la vie qui est en jeu ici. Plus que de simples questions de politique, ce sont des problèmes de convictions, de foi, de compréhension, d’éthique et de comportement qui sont soulevés par cette nouvelle idéologie et les défis de notre époque. S’il est une vision, et une réponse, à développer contre l’idéologie de la peur, c’est d’abord et avant tout de s’en libérer. Cet acte de « libération » est exactement le sens de l’expérience spirituelle : quand l’émotion invite à se laisser-aller, la spiritualité exige de s’éduquer. C’est bien un effort d’éducation qui est requis afin de réussir à marier la quête de sens et de Dieu avec le respect des principes de justice, de liberté et de fraternité humaine. Contre toutes les tentations d’enfermement et de regards manichéens sur le réel, c’est encore un « jihad intellectuel » qui est exigé pour résister (jihâd veut littéralement dire effort et résistance) pour accéder à l’universalité du message, qui transcende les particularismes, et permet de comprendre les horizons des valeurs universelles communes. C’est cette entreprise de l’intelligence critique et de la compréhension qui nous permettra de revisiter les concepts islamiques que des définitions historiques, contextualisées ou spécialisées ont parfois réduites, étriquées, voire tronquées. Les notions de « sharî’a », de « fiqh », de « ulûm islamiyya » (sciences islamiques) sont à revisiter, à élaborer à la lumière des principes islamiques qui nous appellent à l’universel et non à travers les prismes étriqués des attitudes de « dominés », de « minorités » ou encore d’ « immigrés », « à intégrer ».
 
C’est cette réforme, au fond révolutionnaire au sens littéral du mot, que nous devons entreprendre pour résister à l’idéologie de la peur. Certaines de nos lectures des sources islamiques sont une aubaine pour les propagateurs de cette idéologie qui entretient la peur pour justifier la guerre, les politiques liberticides et les discriminations institutionnalisées. La réforme dont nous avons besoin ne nie aucun des principes de l’islam, de ses fondamentaux et de sa pratique, mais elle renoue avec la confiance en soi et, ce faisant, nous fait dépasser la peur de l’autre, l’obsession de l’adversité et la promotion d’identités fermées, réactives et sclérosées. L’esprit originel du message de l’islam, nous invite et nous apprend à nous ouvrir sur le monde, à intégrer le bien d’où qu’il vienne, à comprendre que chacun de nous a des identités multiples et en mouvement, que la diversité est une école de l’humilité et du respect et que l’humanité est une comme Dieu est Un.
 
 
Les peurs sont transversales comme le deviennent les fractures. Au sein des sociétés occidentales, on perçoit les signes d’une tension entre ceux qui se définissent contre les autres et ne veulent en aucun cas prendre le risque de la rencontre et ceux qui comprennent qu’il existe des valeurs communes à partager et des partenariats à créer. Les mêmes clivages existent au sein des sociétés et des communautés musulmanes. A celles et à ceux qui revendiquent et acceptent le principe des valeurs communes et sont prêts à dépasser les peurs, il faut conseiller de ne pas se laisser tromper par les extrémismes de l’autre car alors les extrêmes auraient gagné. L’urgence et la priorité aujourd’hui est que se rencontrent les femmes et les hommes de tous les univers, de toutes les convictions et religions au nom des principes universels communs, de la dignité des êtres humains et de l’esprit critique. Vaincre l’idéologie de la peur et du tout émotif requiert une intelligence critique exigeante et une éthique du débat et de l’écoute. D’aucuns les associent à la foi et à la spiritualité, d’autres à leur seul conscience mais tous les comprennent comme les qualités impératives de leur humanité.
 
 
 
Texte publié dans le 24ème numéro du Bulletin de Présence Musulmane distribué dans plus de 20 villes en France et en Belgique ]

 


 Source : Tariq Ramadan
 http://www.tariqramadan.com/article.php3?id_article=0511


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