Entretien réalisé
par Silvia Cattori
17 juin
2005.
Edgar
Morin, sociologue mondialement connu, a été de tous les combats
depuis soixante ans.(1) Son propos, vif et concis, contredit
l’idée que « l’antisémitisme » est de retour. Ce
terme serait brandi, selon lui, pour occulter la répression israélienne,
pour « israéliser » les Juifs, pour fournir à Israël
des justifications à sa politique. Ses prises de positions en
faveur des Palestiniens humiliés et offensés, ont valu à Edgar
Morin d’être calomnié. Nous gardons, de notre rencontre avec
lui, l’impression d’un homme de grande simplicité et probité.
Nous tenons à le remercier ici de nous avoir accordé
l’autorisation de publier cet entretien. Silvia Cattori.
Silvia
Cattori : Vous avez été condamné pour « diffamation
raciale » (2)
pour avoir critiqué Israël. Pouvez-vous nous dire ce qui motive
votre intervention dans ce conflit ?
Edgar Morin :
Tout d’abord il y a une chose que ne comprennent pas les défenseurs
inconditionnels d’Israël, c’est que l’on puisse être animé
par la compassion pour un peuple qui souffre. Ce sont les
souffrances continues de Palestiniens, en butte à des
humiliations, vexations, maisons détruites, arbres arrachés, qui
m’animent. Bien évidemment les articles que je rédige ne sont
pas des articles affectifs. J’essaye de faire des diagnostics.
L’article « Israël-Palestine : le cancer »(3),
qui m’a valu d’être incriminé, a été conçu dans cet esprit.
J’avais rédigé auparavant un article titré « Le double
regard », (4) dans lequel j’essayais de comprendre les
raisons avancées par les Israéliens d’un côté, et les raisons
avancées par les Palestiniens de l’autre. Il est évident que
l’inégalité est incroyable. J’avais également développé
cette réflexion dans un texte, appelé « Le simple et le
complexe » (5),
où j’ai essayé de voir les deux aspects du conflit. Je disais
qu’il y a un oppresseur et un opprimé ; que l’oppresseur
israélien possède une force formidable et l’opprimé palestinien
n’a presque aucune force.
Silvia
Cattori : Pouvez-vous
expliciter ce que vous entendez par « le complexe » ?
Edgar Morin :
Le « complexe » vient du fait que les Juifs bien entendu
portent en eux le souvenir des persécutions subies par le passé ;
souvenir qui est attisé évidemment par le rappel incessant d’Auschwitz,
que l’on appelle Shoah. Il est clair aussi que tant que
l’isolement d’Israël dans ce monde moyen oriental se poursuit,
tant qu’il n’y a pas une politique qui permet son intégration,
il y a une menace tout aussi radicale que celle qui a pesé sur le
Royaume franc, le Royaume chrétien de Saint-Jean d’Acre.
Silvia
Cattori : Donc vous vouliez appeler Israël à plus de raison ?
Edgar Morin :
Cet article a été rédigé à l’un des moments les plus intenses
et les plus violents. Nous étions en 2002, lors de l’offensive
militaire de Sharon. C’était le moment de Jénin. Un moment de très
grande répression. De là le besoin d’intervenir et de témoigner.
J’ai fondé mon texte sur de nombreux témoignages directs.
D’ailleurs j’ai tenu à le faire cosigner par Sami Nair, un ami
français, lui-même d’origine maghrébine, et par Danielle
Sallenave qui, elle-même, était allée en Palestine. Il est évident
que par ce texte j’ai voulu établir un diagnostic et donner un
signal d’alarme. Je l’ai donc pensé, mesuré dans sa complexité.
Il y avait une question que je tenais à poser. Comment se
faisait-il que deux millénaires de persécutions et
d’humiliations n’avaient pas servi d’expérience pour ne pas
humilier autrui ? Comment en est-on arrivé à ce qu’Israël,
lui-même l’héritier de juifs persécutés et humiliés, persécute
et humilie les Palestiniens ? C’est ce paradoxe historique
que j’interrogeais et que l’on m’a beaucoup reproché –
entre autre - dans le camp pro-israélien. Ainsi ce passage a
provoqué la fureur d’intellectuels comme Finkielkraut.
Silvia
Cattori : Qu’y
avait-il de condamnable ?
Edgar Morin :
La condamnation porte sur deux passages. (6) Ces passages, détachés
de leur contexte, ont abouti à ce que la Cour d’appel les considère
comme diffamatoires racialement ; à ce que des magistrats et
un ministère public en arrivent à la condamnation des auteurs de
l’article et du quotidien qui l’a publié. Or il est absolument
évident que l’article en question n’est ni antisémite, ni
racial, ni raciste. C’est clairement précisé qu’il s’agit
des Juifs d’Israël, et non pas des Juifs de la rue des Rosiers ou
de Broklin, qui persécutent les Palestiniens. Il est également précisé
que ce n’est pas uniquement l’occupant israélien qui en arrive
à des exactions pareilles, mais tout occupant sur un territoire où
il n’est pas accepté. Toutefois, le tribunal n’a pas retenu comme
« incitation au terrorisme » le passage où je disais
qu’il fallait essayer de comprendre pourquoi il y avait ces bombes
humaines, appelées kamikazes. J’ai essayé de donner les raisons
psychologiques, historiques, y compris l’intervention politique du
Hamas ; en clair je ne fait que tenter de comprendre ce qui se
passe dans l’âme et l’esprit de ces combattants et les
conditions de désespoir et de haine qui les anime. Même si le
tribunal ne leur a pas donné raison sur ce passage, ces
interrogations sont perçues par ceux qui accusent comme une
« apologie du terrorisme ». Ils ne veulent même pas que
l’on essaye de comprendre pourquoi des gens sacrifient leur vie de
la sorte !
Silvia
Cattori : Tout ce
qui se passe à ce sujet est incompréhensible pour la plupart des
gens !
Edgar Morin :
Il se passe que, pour une grande partie des Israéliens - et peut-être
une grande partie des Juifs qui sont ici en France entre les mains
du CRIF (7), de ces organisations que l’on appelle communautaires
- il y a une sorte de judéo-centrisme, de phénomène d’hystérie
de guerre : l’ennemi est montré sous un angle diabolique et soi-même
on croit toujours avoir raison. Il se passe que, bien qu’en France
l’on ne soit pas en guerre, il y a cet état d’esprit qui leur
fait voir de l’antisémitisme dans toute critique d’Israël. Or
il est évident que l’on peut, avec des arguments pervers,
insinuer que tous ceux qui critiquent Israël - qui est un Etat qui
se déclare juif, qui se veut juif, et qui prétend représenter
tous les Juifs - deviennent antisémites. C’est une sorte de
cercle vicieux. Je crois qu’au surplus, agiter un antisémitisme
imaginaire, renforce l’israélo centrisme.
Silvia
Cattori : Israël
n’est-il pas assez fort comme cela ?
Edgar Morin :
Israël n’existe que parce qu’il y a eu un antisémitisme dont
le point culminant a été l’antisémitisme nazi. Malgré son hétérogénéité,
Israël se sentait, dans les premiers temps, menacé vitalement par
ses voisins arabes. Mais depuis 1967, où il est dans la position de
l’Etat le plus fort, il a besoin de camoufler cette situation de
domination par celle de victime. D’où le retour à Auschwitz et
aux rappels incessants du martyre passé. Par conséquent Israël
est amené à réveiller l’idée que, dans des pays où il y a de
nombreux Juifs, les « gentils » (les non juifs) sont
fondamentalement ou potentiellement antisémites. Cela revient à
dire aux Juifs « vous n’êtes pas chez vous en France, chez
vous c’est Israël ». Autrement dit, l’antisémitisme
alimente d’une certaine façon une politique qui, au lieu de
rechercher la bonne entente et la paix, recherche la solution dans
les annexions de nouvelles terres. Voila en résumé dans quel
contexte il faut situer le phénomène de « l’antisémitisme »
et son instrumentalisation.
Silvia
Cattori : Alors
si je comprends bien vous dites qu’il y a des personnes qui
empoisonnent le débat pour défendre l’indéfendable ?
Edgar Morin :
Après la diffusion de mon article il y a eu bien entendu beaucoup
de messages de compréhension et de reconnaissance par ceux qui ont
compris cette vision complexe ; mais il y a eu aussi des
injures et des insultes. Une femme très éduquée, ingénieur,
m’a dit « mais Monsieur qu’est-ce que vous racontez !
Jérusalem est à nous depuis trois mille ans ! » Comme
si c’était d’évidence historique que Jérusalem été éternellement
juive.
Silvia
Cattori : Cet
acharnement à faire taire toute critique qui embarrasse Israël, ne
va-t-il pas susciter des cassures dommageables ?
Edgar Morin :
L’idée de ceux qui me calomnient est de faire passer le message
que, bien que d’origine juive, je puisse être antisémite. Ils
avancent l’argument de « la haine de soi ». Parce que,
effectivement, certains Juifs, notamment dans l’Allemagne
d’avant la deuxième guerre mondiale, se sentant parfaitement à
l’aise dans la culture allemande, éprouvaient une gêne d’avoir
cette chose hétéroclite, hétérogène, qu’était leur origine.
Mais en venir à m’accuser de « la haine de soi », est
absolument ridicule ! Tout cela est absolument grotesque. Ces
organismes juifs qui engagent les procès contre moi - Avocats sans
frontière, France-Israël - ont déjà fait beaucoup de procès à
d’autres gens. Le premier procès qu’ils n’ont pas perdu est
le procès en appel où je suis en cause et où, je crois, que
c’est sur instruction du Ministère de la Justice, dans le cadre
de cette vigilance extrême sur l’antisémitisme, que le Ministère
public a pris la parole au cours du procès - ce qu’il ne fait
jamais dans ce genre de procès - pour dire qu’il y avait deux
passages qui devaient être considérés comme diffamation raciale.
Voilà le contexte.
Silvia
Cattori : Comptez-vous
répondre aux calomnies ?
Edgar Morin :
Je compte publier l’ensemble des articles que j’ai rédigés sur
cette question, sous le titre peut-être : « Ecrits
racistes et antisémites » pour qu’au moins les lecteurs
puissent voir de quoi il s’agit. Car il est vrai que c’est très
difficile de comprendre ce qui se passe en Israël-Palestine.
Silvia
Cattori : Ce qui
revient à dire qu’aussi longtemps que le droit du plus fort
occulte le droit du plus faible, c’est cette vision
unidimensionnelle qui primera.
Edgar Morin :
On a vu à la télévision des maisons détruites, on a vu des chars
tirer sur des enfants ; mais ce que l’on ne peut pas voir à
la télévision c’est l’humiliation quotidienne faite à ces
Palestiniens qui se présentent aux postes de contrôles, à ces
vieux que l’on fait se déshabiller devant leurs enfants. C’est
de ce mépris horrible que j’ai voulu rendre compte ; de
ce mépris affreux, surtout manifesté par ces jeunes soldats de
Tsahal, peut-être pas tous ; il y a quand même une petite
minorité qui va aider les Palestiniens à reconstruire des maisons
détruites. Cette humiliation n’est pas perçue dehors ; ce
sont ceux qui vont sur place qui l’ont constatée. C’est
pourquoi beaucoup de gens n’arrivent pas à comprendre la
situation quotidienne des Palestiniens. Par ailleurs, il est clair
pour moi que tous ces procès ont toujours été voulus dans le but
de faire croire à l’opinion israélienne et américaine que la
France est antisémite. Et ensuite, quand ces organisations perdent
les procès, elles répandent l’idée que les juges sont antisémites
eux aussi. Donc, ils gagnent de ce point de vue là. Et par là même
ils font peur, ils intimident. Or, s’il y a un déferlement de
racisme c’est sur les Palestiniens qu’il se manifeste.
Silvia
Cattori : Mais
quand ces intimidations s’arrêteront-elles ?
Edgar Morin :
Beaucoup de gens me disent « mais toi tu peux écrire ces
choses là parce que tu es d’origine juive mais nous on
n’oserait pas, on a peur, on se ferait tout de suite traiter
d’antisémite ». Alors, cette peur de se faire traiter
d’antisémite chaque fois que l’on veut exercer un acte de libre
critique, créé un climat empoisonné. C’est pourquoi je pense
que le jugement rendu par le tribunal l’autre jour - jugement qui
me condamne – va encore aggraver ce climat et rendre de plus en
plus difficile la critique d’Israël et, en un sens, la liberté
d’expression. Sans compter le fait que ce genre de discrédit,
d’outrage, fait à des personnes - dont moi-même - qui toute leur
vie ont lutté contre toutes les discriminations, est inique autant
que grotesque.
Silvia
Cattori : Cette
expérience malheureuse vous
a-t-elle fait découvrir une
réalité que vous méconnaissiez ? Qu’il y a, en France, une
manière de prise de contrôle basée sur l’intimidation et la
diabolisation qui ruine des vies ?
Edgar Morin :
Vous parlez de gens qui ont perdu les procès ?
Silvia
Cattori : Je me réfère
à des cas où les procès sont gagnés mais suivis d’appels sur
appels.
Edgar Morin :
Cette réalité je la connaissais très bien. Je connais le
journaliste Daniel Mermet qui a été lui aussi poursuivi. Je sais
que, jusqu’à présent, ils ont perdu tous les procès intentés.
La seule fois où ils ont gagné, c’est avec notre article.
Silvia
Cattori : On peut
comprendre que des personnes mal informées puissent être ébranlées
par votre argumentation. Mais quand une personne avertie, comme
Alain Finkielkraut par exemple, affirme être saisie « d’épouvante »
(8) en vous lisant,
que penser ?
Edgar Morin :
C’est un phénomène bien connu. Il y a une fermeture à partir du
moment où les pro-israéliens ont l’impression que c’est Israël
la victime, et que ce sont les Palestiniens les coupables qui
veulent la mort d’Israël, ce qui justifie toute cette répression
contre eux. A partir du moment où ils ont l’impression que, quand
la presse montre des images où l’on voit les chars israéliens,
c’est une presse unilatérale, pro-palestinienne, et que toute
information qui parle des souffrances des Palestiniens est
pro-palestinienne, donc tendancieuse, on entre dans une conception
totalement fermée. Quand vous avez affaire à un groupe fermé qui
est persuadé d’avoir la justice de son côté, il s’octroie le
droit de dire et faire n’importe quoi. C’est la même chose avec
les groupes « terroristes » que combat Israël. Le
fait est que là, avec ce conflit, il s’est créé un nationalisme
et un chauvinisme juif toujours auto-justifié ; dans le reste
de l’opinion on a peur de passer pour antisémite du fait des siècles
d’antisémitisme passés. La juste culpabilité de l’antisémitisme
paralyse la juste critique d’Israël.
Silvia
Cattori : Dois-je
conclure que soutenir
Israël c’est se tromper de combat ? Que la justice voudrait
que tous les Israéliens et tous les Juifs du monde s’unissent
pour exiger du gouvernement israélien la cessation des abus et le
respect de la loi internationale ?
Edgar Morin :
Il y a une minorité de Juifs qui se battent dans ce sens là. Et même,
je peux vous dire qu’en Israël, on peut écrire des choses
qu’ici nous vaudraient des procès. Le rabbin Leibowitz disait
qu’Israël devenait un « Etat judéo-nazi ». Mais ici
en France, sous ma signature, l’on ferait un procès. On a créé,
chez certains esprits, un état d’intimidation et de terreur
psychologique.
Silvia
Cattori : Les
intellectuels de confession juive, les militants juifs étaient généralement
à l’avant-garde de la lutte pour les libertés. Or, nombre de
militants - le plus souvent issus du trotskisme ou du communisme -
pratiquent aujourd’hui une sorte de maccarthysme. Ils semblent très
actifs à désigner des « antisémites » (9)
de manière totalement arbitraire et à parler, finalement, de la même
voix que ces institutions juives qui vous font des procès.
Etrange renversement non ?
Edgar Morin :
Ceux dont vous parlez n’étaient pas de confession juive. Ils n’étaient
pas religieux. Ils étaient d’origine juive mais ils étaient
devenus internationalistes, universalistes. Or, à partir du moment
où beaucoup d’entre ces militants - qui étaient trotskistes, maoïstes,
communistes - ont perdu leur foi, il s’est opéré en eux une
crise et ils ont retrouvé une raison d’espérer en se raccrochant
à Israël. Ce fut le cas de Benny Levi, l’ancien responsable maoïste ;
ce fut le cas d’Annie Kriegel, ex-stalinienne. Vous avez un retour
à cette identité qui devient fermée. Le propre des Juifs dans le
monde occidental, une fois qu’ils acceptaient leur statut de
citoyens, ils faisaient partie de la nation ; ils ne faisaient
plus partie d’un peuple juif qui était dispersé ; ils ne
faisaient plus partie d’un Etat juif qui n’existait plus.
Beaucoup d’entre eux n’avaient plus d’attaches avec la
religion même si, parfois, ils allaient à la synagogue par respect
pour leur famille. Donc les trois éléments qui formaient
l’identité juive avant la diaspora, « une nation, un
peuple, une religion », avaient disparus. Les Juifs qui
rentraient ainsi tout naturellement dans le monde des « gentils », percevaient
fort bien le danger que faisait peser sur eux le nationalisme étroit.
Ils avaient donc des tendances universalistes ; ils étaient
européistes, ils étaient mondialistes, ils étaient
internationalistes. Mais à partir de la création de l’Etat juif,
et surtout à partir de soixante-dix, beaucoup de Juifs du monde extérieur
se sont sentis solidaires d’Israël, liés à cet Etat par une
double fidélité ; ce qui peut très bien se comprendre. Les
communistes eux mêmes étaient français et en même temps
solidaires de l’Union soviétique. Vous avez un Etat. Vous avez un
peuple. D’ailleurs beaucoup d’organismes de jeunesse juifs
disent « un seul peuple dans deux nations ». On a
reconstitué l’idée d’un peuple juif. Et les Juifs laïcisés
se sont mis à lire la Bible, le Talmud. Il y a eu un retour à la
religion. Donc les trois composantes de l’identité juive de
l’antiquité ont été ressuscitées. Et quand on est dans une
telle composante, et en situation de guerre, on se met à haïr
l’ennemi et tous ceux qui altèrent la belle image de soi.
Silvia
Cattori : Quelle
image ?
Edgar Morin :
C’était le sabra, c’était l’homme qui colonise la terre,
c’était le mythe d’un peuple « sans terre pour une terre
sans peuple » qui faisait pousser les fleurs dans le désert,
c’était un peuple de combattants héroïques ; il y avait
cette image merveilleuse du Juif qui avait éliminé l’image du
petit juif craintif de ghetto. Et quand, un peu plus tard, on se
rend compte que ces mêmes gens envoient des missiles pour liquider
des militants du Hamas, réels ou supposés, détruisent des agglomérations
- comme Jenin en 2002 - font toutes ces opérations militaires répressives,
cela touche l’image de « soi » ; l’image de
beaucoup de Juifs qui ne peuvent pas se reconnaître dans cette
image. L’image dans laquelle ils se reconnaissent est, je suis le
martyr d’Auschwitz, je suis le bel Israélien qui fertilise une
terre. Voilà. Donc quand cette image de « soi » est altérée
d’une façon aussi dramatique, ils se mettent également à haïr
tous ceux qui, par la critique d’Israël, détruisent l’image de
« soi ». Pourquoi pendant longtemps « ils »
n’ont pas voulu appeler les Palestiniens les Palestiniens ?
Parce que c’étaient des Arabes ! Même Golda Meir disait
d’eux que c’étaient « des bêtes ». Ils n’ont pas
même voulu leur donner d’identité. C’est l’Organisation de
libération de la Palestine (OLP,) avec Arafat, qui a fini par faire
reconnaître au monde la notion de Palestinien et a fini par la
faire reconnaître in extremis au gouvernement israélien. Demeure
que l’idée que les Palestiniens puissent exister dans une terre
qui était soi disant « sans peuple » est une idée qui
les offense ; les Palestiniens sont vus comme des parasites.
Donc voilà comment tout ceci s’est créé. Malheureusement tout
cela - qui est compréhensible - est tout à fait lamentable.
Silvia
Cattori : Les
autorités politiques en Europe, n’ont-elles pas favorisé ce
climat délétère pour avoir été trop à l’écoute
d’institutions qui poursuivent des intérêts particuliers ?
Edgar Morin :
Je crois que ces campagnes, menées par le CRIF et quelques autres
organismes communautaires, ont fait en sorte que le gouvernement et
le pouvoir ont quasiment capitulé. En disant qu’ils combattaient
le racisme ils ont surtout voulu combattre l’antisémitisme. Ils
ont oublié les autres racismes, et pas seulement à l’égard des
Arabes, mais des Tziganes, etc. Je crois que c’est également
l’importance politique de la minorité juive en France - il y a
bien une minorité islamique plus importante en nombre mais moins
influente politiquement - qui amène le gouvernement à aller plus
ou moins au devant de ses désirs. Les responsables du CRIF se sont
même permis de critiquer la politique internationale de la France
sans que le gouvernement ait quoi que ce soit à redire.
Silvia
Cattori : Cette
soumission ne peut qu’encourager les demandes ?
Edgar Morin :
Oui. Ils se sentent encouragés par tant d’attentions. Et en
arriver à ce que la commémoration d’Auschwitz soit centrée
uniquement sur les Juifs, alors que nous savons fort bien qu’il y
avait aussi d’autres victimes. Et que, parmi les victimes de la répression
nazie, il y a eu environ deux millions et demi de prisonniers de
guerre soviétiques qui sont morts dans les camps. Nous savons que
la répression était avant tout concentrée sur les Juifs ;
mais elle s’est aussi portée sur les Tziganes, sur les débiles
mentaux. Nous savons que cette répression aurait frappé
massivement les Slaves aussi, si Hitler avait gagné la guerre. Tout
ceci, qui s’est pareillement concentré sur les Juifs - comme
s’ils étaient les uniques victimes de l’humanité - a provoqué
le choc en retour. Les noirs ont fini par dire « Et nous,
et cinq siècles d’esclavages et de traite des noirs ? »
Et les Algériens « Et la guerre d’Algérie, et ce que
les Français nous ont fait» ? Je trouve que c’est très
justement que tous ceux qui ont souffert, de ce que l’on peut
appeler la barbarie européenne, disent maintenant « Il ne
faut pas nous oublier ! Il n’y a pas que les Juifs au monde »
!
Silvia
Cattori : A quoi
pouvons-nous nous attendre désormais ?
Edgar Morin :
Je pense qu’ils (les institutions juives) sont allés trop loin.
Il est vrai qu’au début, quand il y a eu la libération des
camps, on n’a parlé que des déportés politiques ; on n’a
pas spécialement parlé des Juifs. Il faut préciser qu’en France
il y avait eu plus de déportés politiques que de déportés Juifs.
Cela tenait au fait qu’une partie de la population française
avait caché des Juifs. La France avec la Bulgarie - alors que dans
d’autres pays il y a eu 60 à 80 % de victimes juives – est le
pays où parmi les déportés, les Juifs étaient en nombre moindre
parce que bien de braves gens ont caché et protégé des Juifs dans
les villes et les campagnes. En France, à la fin de la guerre, on
avait surtout parlé alors des déportés politiques qui revenaient,
mais on n’avait pas parlé des Juifs en particulier. Mais
maintenant on est passé à l’autre extrême. On oublie tous les
autres déportés. Or, tout ces excès, font partie d’une vision
politique où les Juifs ne peuvent être que héros ou victimes. Et
si on porte atteinte à cette double image, alors on est un salaud.
Silvia
Cattori : N’avez-vous pas la nostalgie d’une époque où
Juifs et non-juifs étaient à l’abri des particularismes ?
Nous y sommes en plein en ce moment où tout « goyim »,
qui critique Israël, peut être soupçonné « d’antisémitisme ».
Edgar Morin :
Oui. Cela nous ramène à ce que pendant des siècles, tout Juif
pouvait être un suspect. Et que tout Juif avait l’inquiétante étrangeté.
Et maintenant pour les Juifs tout « goyim » peut être
suspect, c’est sûr ; il y a un renversement.
Silvia
Cattori : D’être
dans le camp des condamnés ne semble pas trop vous
bouleverser ?
Edgar Morin :
Non, je suis simplement calomnié. Cela m’est déjà arrivé d’être
calomnié ou marginalisé pour d’autres raisons. Non, d’ailleurs
je vais résister à cela. Je vais publier tous les articles que
j’ai faits sur cette question. Je vais intervenir là où on me
demande d’intervenir. Il semble qu’il y a eu ces jours-ci un débat
à la Sorbonne. Monsieur Roire, journaliste du Figaro, demandait
comment il se faisait que je sois « antisémite »
puisque j’étais juif ; et Monsieur Barnavi, ex ambassadeur
d’Israël, aurait dit que mon article est unilatéral, que c’était
tout à fait étonnant qu’un auteur qui se prétend philosophe de
la complexité, rédige un article qui ne vaut rien du tout, mais
qu’il n’était pas partisan de judiciariser ces affaires là.
Silvia
Cattori : Avez-vous dialogué avec les responsables des
associations qui sont à l’origine de votre condamnation ?
Edgar Morin :
Non je n’ai jamais dialogué avec eux, non ; ou plutôt, ils
n’ont jamais dialogué avec moi.
Silvia
Cattori : Soutenir
Israël, vouloir châtier des gens parfaitement honorables, est-ce
à l’avantage de ces institutions ?
Edgar Morin :
Non, ce n’est pas à leur avantage en France, mais cela a un
avantage sur le plan international, américain. Ils ont besoin de
crier à l’antisémitisme, de dire que l’antisémitisme se déploie.
Tout cela sert à justifier Israël. Ce qu’ils font c’est stratégiquement
bien conçu.
Fin
(1)
Edgar Morin, né en 1921, chercheur émérite au sein du
Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), directeur de la
section des sciences humaines et sociales (CETHSAH), est toujours en
pleine activité.
(2)
L’association « France-Israël Géneral-Koenig »
et « Avocats sans frontières » (présidée par
Gilles-Williams Goldnadel) ont attaqué Edgat Morin en justice en
2002 après la parution de l’article « Israël-Palestine :
le cancer » publié en juin 2002 dans la tribune
libre du quotidien Le Monde.
(3)
Edgar Morin, Danielle Sallenave et Sami Naïr, ont cosigné « Israël-Palestine :
le cancer ». Ils ont été condamnés en appel par
la cours de Versailles le 27 ami 2005, alors que le Tribunal de
grande instance de Nanterre les avait relaxés en mai 2004.
(4)
« Israël-Palestine :
Le double regard ». Libération, 11 septembre 1997.
(5)
« Le Simple et le complexe ». Le
Monde, 2 février 2001.
(6)
Le premier passage incriminé « On
a peine à imaginer qu’une nation de fugitifs, issus du peuple le
plus longtemps persécuté dans l’histoire de l’humanité, ayant
subi les pires humiliations et les pires mépris, soit capable de se
transformer en deux générations en peuple dominateur et sûr de
lui et, à l’exception d’une admirable minorité, en peuple méprisant
ayant satisfaction à humilier ». Le second passage
incriminé : "Les
Juifs qui furent victimes d'un ordre impitoyable imposent leur ordre
impitoyable aux Palestiniens".
(7)
Conseil représentatif des institutions juives en France.
(8)
Alain Finkielkraut : « Entre Mel Gibson et Edgar
Morin ». L’Arche, mai 2004.
(9)
Ras l’ Front, le site Proche-Orient Info, SOS racisme entre
autres.
**Silvia Cattori - de nationalité Suisse et de
langue maternelle italienne – a fait des études de journalisme à
l’Université de Fribourg, avant s’expatrier et d’évoluer
dans le monde des fonctionnaires internationaux et de la diplomatie.
Elle a essentiellement travaillé comme journaliste indépendante et
sous divers pseudonymes. Elle se consacrait depuis quelques années
à des activités littéraires quand, en 2002, lors de
l’effroyable opération israélienne « Boucliers de
protection », elle a décidé d’aller en Palestine. Choquée
par ce qu’elle y à découvert, elle se consacre depuis, à
attirer l’attention du monde sur la gravité des violations
commises par l’Etat d’Israël contre une population sans défense.
Nota bene. Cet article est en Copyleft. Tout
site, ou forum, qui entend le diffuser et le mettre en ligne, doit
d'abord en demander l'autorisation à son auteur : silviacattori@yahoo.it
Et après autorisation, mentionner la source et
la date de diffusion originale.
|