http://www.mahsanmilim.com/NuritPeledElhanan.htm
Je voudrais dédier ces mots à la mémoire des
enfants palestiniens assassinés jour après jour, de sang froid,
non pas à la suite d’une erreur humaine ni à cause d’un raté
de la technologie – comme on nous l’explique dans les médias
– mais conformément aux procédures. Ces enfants dont jamais
personne n’est jugé coupable de l’assassinat méthodique,
routinier.
Je
voudrais dédier ces mots aux mères de ces enfants assassinés,
elles qui continuent à mettre au monde des enfants et à fonder des
familles, elles qui se dépêchent de préparer des sandwiches en
voyant les bulldozers approcher pour détruire leurs maisons, elles
qui accompagnent chaque jour leurs enfants jusqu’à l’école sur
des kilomètres de destruction et de saletés, devant les fusils
brandis par des soldats apathiques, elles qui savent que ces
soldats, assassins de leurs enfants, ne seront jamais amenés à
comparaître devant un tribunal et que même s’ils devaient l’être,
ils ne seraient jamais jugés coupables, parce que le meurtre
d’enfants palestiniens n’est pas un crime dans l’Etat d’Israël,
juif et démocratique.
Enfin
je voudrais dédier ces mots à la mémoire de l’écrivain et poète,
le professeur Izzat Ghazzawi, avec qui j’ai eu l’honneur de
partager le Prix Sakharov pour les Droits de l’Homme et la liberté
de pensée. Quelques mois avant de mourir d’humiliation, il m’écrivait
à propos des soldats qui faisaient irruption chez lui la nuit,
brisant meubles et fenêtres, souillant tout, terrorisant les
enfants, « il me semble
qu’ils cherchent à faire taire ma voix ». Izzat
Ghazzawi m’a demandé de m’adresser au Ministère des Affaires
étrangères pour demander qu’ils corrigent l’erreur. Mais son cœur
savait la vérité et a cessé de battre peu de temps après.
Cette
cruauté qui ne s’exprime pas en mots, cette façon organisée, réfléchie,
de maltraiter les gens, que les meilleurs cerveaux juifs sont
aujourd’hui engagés à planifier et à perfectionner, tout cela
n’est pas né de rien. C’est le fruit d’une éducation
fondamentale, intensive, générale.
Les
enfants d’Israël sont éduqués dans un discours raciste sans
compromis. Un discours raciste qui ne s’arrête pas aux
check-points mais gouverne tous les rapports humains dans ce pays.
Les
enfants d’Israël sont éduqués de manière à considérer le mal
que, dès après la fin de leurs études, ils auront à faire passer
du virtuel au concret, comme quelque chose d’imposé par la réalité
dans laquelle ils sont appelés à fonctionner.
Les
enfants d’Israël sont éduqués de manière à considérer les résolutions
internationales, les lois et les commandements humains et divins,
comme autant de paroles vides qui ne s’appliquent pas à nous. Les
enfants d’Israël ne savent pas qu’il y a une occupation. On
leur parle de « peuplement ».
Sur les cartes de population des manuels de géographie, les
Territoires occupés sont représentés comme faisant partie d’Israël
ou sont laissés en blanc et indiqués comme « zones
dépourvues de données », autrement dit comme des zones
inhabitées.
Aucun
livre de géographie dans l’Etat d’Israël n’offre de carte
des frontières de l’Etat, car les enfants d’Israël apprennent
que la véritable entité géographique à nous appartenir, c’est
l’entité mythique appelée Terre d’Israël et que l’Etat d’Israël
en est une petite partie temporaire.
Les
enfants d’Israël apprennent qu’il y a dans leur pays des Juifs
et des Non-Juifs : un secteur juif et un secteur non-juif, une
agriculture juive et une agriculture non-juive, des villes juives et
des villes non-juives. Qui sont ces Non-Juifs-là, que font ils ?
De quoi ont-ils l’air ? Est-ce important ?
Quand
ils ne sont pas appelés non-juifs, tous ces autres qui sont présents
dans le pays sont appelés d’une manière globale : « Arabes ».
Par exemple, dans le livre « Israël,
l’homme et l’espace » (éd. Centre pour la Technologie
de l’Education, 2002), on peut lire :
Page
12 : « La
population arabe […] A l’intérieur de ce groupe de population,
il y a des croyants de différentes religions et des groupes
ethniques différents : Musulmans, Chrétiens, Druzes, Bédouins
et Tcherkesses, mais comme la majorité d’entre eux sont des
Arabes, dorénavant, tout au long de cet ouvrage, nous donnerons à
ce groupe le nom d’Arabes ou de population arabe. »
Dans
le même livre, les Palestiniens sont appelés « travailleurs
étrangers » et leurs honteuses conditions de subsistance
sont, dit le livre, « caractéristiques
de pays développés ».
Les
Palestiniens, qu’ils soient citoyens de l’Etat ou qu’ils
vivent dans les Territoires occupés, ne sont présentés dans aucun
ouvrage scolaire comme des gens modernes, citadins, occupés à des
travaux productifs ou prestigieux ou à des activités ethniques
positives. Ils n’ont pas de visage. Ils sont représentés par le
biais d’images stéréotypées : les Arabes citoyens d’Israël,
à qui l’on donne l’appellation rabaissante d’ « Arabes
d’Israël », sont représentés soit par des caricatures
racistes de l’Arabe version Mille
et une nuits, portant moustache et keffieh, chaussures pointues
de clown et avec un chameau se traînant à sa suite (Géographie
de la terre d’Israël, 2002), soit par la photo raciste
typique de la représentation du tiers-monde en occident – le
paysan d’avant la technologie, marchant derrière une charrue
primitive tirée par une paire de bœufs (Les
gens et l’espace, 1998).
Les Palestiniens qui habitent dans les Territoires sont représentés
par des photos de terroristes cagoulés (Le
vingtième siècle / Temps modernes II), ou de troupes de réfugiés
allant nu-pieds de nulle part vers nulle part, avec des valises sur
la tête (Voyage vers le passé,
2001). Les qualificatifs que reçoivent ces stéréotypes dans les
manuels scolaires sont « cauchemar
démographique », « menace
sécuritaire », « fardeau
pour le développement » ou « problème
qui doit trouver sa solution ».
Bien
que les zones palestiniennes ne soient pas indiquées sur les
cartes, l’Autorité Palestinienne est un ennemi. Par exemple, dans
le livre « Géographie
de la terre d’Israël », de 2002, on trouve un
sous-chapitre intitulé « L’Autorité Palestinienne vole de l’eau à Israël, à Ramallah ».
Mais
par-dessus tout, le racisme trouve à s’exprimer dans des livres réputés
non racistes et ignorant peut-être le discours raciste qu’ils véhiculent.
Des ouvrages qualifiés par des chercheurs de « progressistes,
hardis, politiquement corrects », des ouvrages tournés
vers la « vérité
historique » et la paix. Par exemple :
Le vingtième siècle,
d’Elie Barnavi, page 244 :
« Chapitre
32 : les Palestiniens, de réfugiés à une nation.
Ce chapitre examine le développement du problème
palestinien […] et les attitudes, dans le public israélien, à
l’égard de ce problème et de la nature de sa solution. »
Si
on me disait que ce titre vient d’ailleurs, qu’il a un peu plus
de soixante ans et qu’au lieu du problème palestinien, il y est
question du « problème juif », je ne serais pas surprise.
Comment
s’est créé ce problème ?
Temps moderne II, d’Elie
Barnavi et Eyal Naveh, explique :
Page
238 : « […]
C’est dans la pauvreté, dans le désœuvrement et dans la
frustration, qui étaient le lot des réfugiés dans leurs misérables
camps, qu’a mûri "le problème palestinien". »
Qu’amène
ce problème ?
Page
239 : « […] Le
problème palestinien empoisonne, depuis une génération et plus,
les relations d’Israël avec le monde arabe et avec la communauté
internationale. »
Pour
cet ouvrage, l’identité des Palestiniens est fondée sur « le rêve du retour en terre d’Israël » et non pas en
Palestine (page 238 : « Les
Palestiniens… ont fondé leur identité sur le rêve du retour en
terre d’Israël »).
Comment
le nationalisme palestinien s’est-il créé ?
Temps modernes II :
« Au fil des ans,
l’aliénation et la haine, la propagande et les espoirs de retour
et de vengeance ont fait des réfugiés une nation […] »
Le
livre explique aussi que la présence des Palestiniens parmi nous
est susceptible de « transformer
le rêve sioniste en cauchemar version Afrique du Sud » (Le vingtième siècle, page 249). Ces propos ont été écrits après
la victoire de Nelson Mandela, mais le livre identifie encore les
Juifs de l’Etat d’Israël avec les Blancs d’Afrique du Sud
pour qui la population indigène est un cauchemar.
L’assassinat
de Palestiniens par des Israéliens a toujours des répercussions
positives, selon ces ouvrages pédagogiques :
Temps modernes, Elie
Barnavi et Eyal Naveh.
Page
228 : « Le massacre
de Deir Yassin n’a en fait pas inauguré la fuite massive des
Arabes du pays qui avait débuté avant ça, mais l’annonce du
massacre l’a fortement accélérée. »
« Inauguré »
est un mot festif. Et tout de suite après, à la page 230 :
« La
fuite des Arabes a résolu, au moins partiellement, un terrifiant
problème démographique, et même quelqu'un de modéré comme Haïm
Weizman a parlé à ce propos de ‘miracle’. »
C’est
ainsi que les enfants d’Israël apprennent que c’est un pays
sans Arabes – la réalisation de l’idéal sioniste. Ils
apprennent que tuer des Palestiniens, détruire leurs terres,
assassiner leurs enfants n’est pas un crime, au contraire :
le monde éclairé tout entier a peur du ventre musulman et tout
parti au pouvoir qui veut gagner des élections et faire la démonstration
de son engagement dans le sionisme, ou la démocratie, ou le progrès,
fait, à la veille des élections, la surprise d’une opération
ostentatoire de meurtre de Palestiniens.
Et
cela en dépit du fait que les écoles juives dans l’Etat d’Israël
sont pleines de slogans disant « d’aimer
l’autre et d’accepter celui qui est différent ».
Apparemment, l’autre, celui qui est différent, ce ne sont pas les
gens de l’endroit où nous vivons.
Les
enfants d’Israël en savent davantage sur l’Europe – patrie de
fantaisie et idéal des dirigeants du pays – que sur le
Proche-Orient où ils vivent et qui est le foyer d’origine de plus
de la moitié de la population israélienne. Les enfants juifs, dans
l’Etat d’Israël, sont éduqués dans des valeurs humaines dont
ils ne voient la concrétisation nulle part autour d’eux. Au
contraire.
Partout
ils assistent à la violation de ces valeurs. Une étudiante qui se
définissait elle-même comme « une
habitante de Tel Aviv, favorisée, appartenant à la classe moyenne »,
témoignait ainsi de cette confusion lorsqu’elle s’étonnait de
ce que « des soldats de
mon peuple, qui me protègent et veulent ma sécurité »
maltraitent, sans sourciller, un père palestinien et son fils (Haaretz,
13.03.2006).
Dans
ce contexte, l’expression « des
soldats de mon peuple, qui me protègent et veulent ma sécurité »
est ce qui exprime plus que tout l’idéologie des racistes :
maltraiter l’autre est interprété comme défense de ceux de
notre camp. Cette violence faite à l’autre est ce qui nous définit
et crée une solidarité : nous les maltraitons, signe que nous
sommes un peuple uni, consensuel, et tous responsables les uns des
autres.
Qui
sont ces gens qu’elle dit « de
mon peuple » ? Le mot « peuple »,
tout comme le mot « nous »,
est un des mots les plus chargés qui soient. C’est un mot qu’on
présente comme s’il ne laissait pas le choix, comme un coup du
sort, une œuvre de la nature. La mort nous a obligé, ma famille et
moi, à scruter ce mot en profondeur. Quand, il y a quelques années,
une journaliste m’a demandé comment je pouvais recevoir des
paroles de consolation venant de l’autre
côté, je lui ai immédiatement répondu que je n’étais pas
prête à recevoir de paroles de consolation venant de l’autre
côté ; la preuve : lorsqu’Ehoud Olmert, le maire
de Jérusalem, est venu exprimer ses condoléances, je suis sortie
de la pièce et j’ai refusé de lui serrer la main ou de lui
parler. Pour moi, l’autre côté, c’est lui et ses semblables.
Et
cela parce que mon « nous »
à moi ne se définit pas en termes nationalistes ou racistes. Mon
« nous » à
moi se compose de tous ceux qui sont prêts à lutter pour préserver
la vie et pour sauver des enfants de la mort. Des mères et des pères
qui ne voient pas une consolation dans le meurtre des enfants des
autres.
Il
est vrai que là où nous sommes, ce camp compte davantage de
Palestiniens que de Juifs, parce que ce sont eux qui tentent à tout
prix – et avec une force qui ne m’est pas familière mais que je
ne peux qu’admirer – de continuer à mener une existence dans
les conditions infernales que le régime de l’occupation et la démocratie
juive leur imposent. Néanmoins, pour nous aussi, victimes juives de
l’occupation, qui cherchons à nous dégager de la culture de la
force et de la destruction dans la guerre de civilisations qui se mène
en ces lieux, pour nous aussi il y a place ici.
Mon
fils Elik est membre d’un nouveau mouvement qui a fleuri sous le
nom de « Combattants
pour la paix » et dont les membres sont des Israéliens et
des Palestiniens qui ont été des soldats combattants et qui ont décidé
de fonder un mouvement de résistance non violente à
l’occupation. Ma famille est membre du Forum des familles endeuillées,
israéliennes et palestiniennes, en faveur de la paix. Mon fils Guy
fait du théâtre avec des amis israéliens et palestiniens qui se
voient comme des gens vivant au même endroit et cherchent à se libérer
d’une existence toute tracée, de malfaisance et de racisme qui
n’est pas la leur. Et mon plus jeune fils Yigal fait chaque année
un camp d’été de la paix où des enfants juifs et des enfants
palestiniens s’amusent ensemble et créent des liens solides qui
se maintiennent l’année durant. Ce sont ces enfants-là, son
« nous » à
lui.
Et
cela parce que nous sommes une partie de la population vivant en ce
lieu et parce que nous croyons que cette terre appartient à ses
habitants et pas à des gens qui vivent en Europe ou en Amérique.
Nous croyons qu’il est impossible de vivre en paix sans vivre dans
les lieux mêmes, avec ses habitants. Qu’une fraternité réelle
ne s’établit pas sur des critères nationalistes et racistes mais
sur une vie commune en un lieu déterminé, dans un paysage déterminé,
et sur des défis relevés en commun. Que celui qui ne franchit pas
les frontières de la race et de la religion et qui ne s’intègre
pas parmi les gens du pays où il est né n’est pas un homme de
paix. Malheureusement, il y en a beaucoup ici qui se disent gens de
paix mais qui, voyant des compatriotes emprisonnés dans des ghettos
et des enclos dont tout le but est d’affamer jusqu’à la mort,
ne protestent pas et envoient même leurs fils servir dans l’armée
d’occupation, jouer les sentinelles sur les murs du ghetto et à
ses portes.
Je
ne suis pas une femme politique mais il est clair pour moi que les
politiciens d’aujourd’hui sont les étudiants d’hier et que
les politiciens de demain, ce sont les étudiants d’aujourd’hui.
C’est pourquoi il me semble que celui qui fait de la paix et de
l’égalité sa devise doit s’intéresser à l’éducation,
l’explorer, la critiquer, protester contre la propagation du
racisme dans le discours pédagogique et dans le discours social,
proposer des lois ou réactiver des lois contre un enseignement
raciste et instaurer des cadres alternatifs où s’offre à
s’enseigner une connaissance de l’autre réelle, profonde,
barrant toute possibilité de s’entretuer. Un tel enseignement
devrait mettre sous les yeux les images des petites filles, étendues
avec leur solennel uniforme d’école, dans la crasse, le sang et
la poussière, leur petit corps criblé de balles tirées selon les
procédures, et poser, jour après jour, heure après heure, la
question posée par Anna Akhmatova qui, elle aussi, avait perdu son
fils dans un régime meurtrier :
« Pourquoi
ce sillon de sang déchire-t-il la fleur de ta joue ? »
Nourit
Peled-Elhanan, Jérusalem, 16 mars 2006
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
|