Une
interview de Michel Warschavsky, universitaire, journaliste et
essayiste israélien.
Les bases
ethniques d’Israël et la crise de la société israélienne,
symbolisée par la « fuite » de nombreux israéliens,
sont le fond sur lequel s’opère l’affrontement entre les
colons et Ariel Sharon. Un conflit qui efface de la scène
politique tout projet de démocratisation de l’état
d’Israël.
Juif israélien
qui se définit comme « militant antisioniste »,
Michel Warschawsky est le co-directeur de l’Alternative
Information Center, centre d’information et de
documentation israélo-palestinien ( www.alternaivecenternews.org
).
Voix parmi
les plus radicales de la gauche israélienne, et pacifiste de
longue date, Warschawsky lutte depuis plus de trente ans pour
une « paix juste » avec les palestiniens et pour
une démocratisation de l’état d’Israël. Il y a quelques
années, en plein contre-courant, et suscitant un vif débat
jusque dans les pays arabes, il a reproposé la vieille idée
d’un état binational et démocratique dans Israel-Palestine.
Le défi binational, (Editions Textuel, 2001). Parmi ses
autres livres plus récents, Sur la frontière
(en collaboration avec Michèle Sibony, Stock, 2002), A
tombeau ouvert. La crise de la société israélienne
(Paris, 2003) A contre chœur. Les voix
dissidentes en Israël, avec M.Sibony. (Paris, 2003).
L’entrevue
a eu lieu fin août à Jérusalem, en marge de la rencontre
mondiale des « Femmes en noir ».
il
manifesto, 27 septembre 2005.
Le retrait de
Gaza a souvent été décrit par les medias français, et dans
d’autres pays européens aussi, comme un conflit entre
l’armée et les colons. Si l’on se réfère aux réflexions
de certains de vos écrits, pourrait-on dire qu’il s’est
agi surtout d’une opposition entre la « Synagogue »
et l’état de droit démocratique ?
Je
resterais prudent avant d’évoquer une opposition entre la
Synagogue et l’état de droit. En Israël, nous connaissons
les pratiques génériques démocratiques comme élections,
liberté de la presse, de pensée et d’association. Dans la
constitution de notre pays il manque cependant un article qui
garantisse le principe fondamental de l’égalité de tous
les citoyens et de toutes les citoyennes. Ça explique aussi
les discriminations législatives à l’encontre de la
population arabe et de façon plus générale envers toutes
les personnes non juives qui vivent en Israël. En fait, dans
sa charte constitutionnelle Israël se définit comme un état
juif, plus précisément un état juif démocratique.
De fait,
un état ne peut pas se définir démocratique et juif en même
temps. En fait, celui qui se proclame ouvertement état (mono)
ethnique, ne peut pas être démocratique parce qu’il exclut
automatiquement toutes les autres ethnies.
Définiriez-vous
cela comme une manifestation de racisme ?
Je définis
tout cela comme une forme particulière d’état que
j’appelle ethnocratie, ou démocratie de l’ethnie
dominante, qui se prétend par ailleurs propriétaire du sol
et des terres. D’autres groupes ethniques peuvent aussi être
tolérés, mais on leur nie collectivement la souveraineté de
citoyens de l’état d’Israël, qui est réservée
exclusivement à tous les juifs et juives, qu’ils vivent à
Brooklyn ou à Marseille. Une forme politique insoutenable
d’un point de vue de l’état de droit. Par ailleurs, il y
a aujourd’hui des citoyennes et des citoyens de ce pays qui
demandent l’abolition du cadre juridique qui rend cette
pratique possible. En fait si la loi assure des privilèges à
une partie de la population et les refuse à l’autre, l’état
peut être, de façon plausible, défini comme raciste.
Existe-t-il
dans votre pays un milieu politico intellectuel qui aborde les
thèmes du « post-sionisme » ? L’idée
fondatrice qui a abouti à la fondation de l’état d’Israël
et à la situation actuelle de conflit est-elle, peut-être,
en déclin ?
Non, la
doctrine fondatrice de l’état d’Israël est toujours le
sionisme. C’est-à-dire que tout le territoire géographique
de la Palestine appartienne exclusivement aux juifs. Le
« retrait » de Gaza, en fait, ne change rien à
cette idéologie. Par conséquent, ces intellectuels qui,
surtout dans les années 90, parlaient et rêvaient de
« post-sionisme » étaient plutôt myopes. Dans
divers discours récents, Sharon, en faisant continuellement référence
à Ben Gourion, a souligné que nous devons encore porter à
terme la « Guerre d’Indépendance » de 1948. De
cette façon, il veut rendre tout à fait claire l’idée
selon laquelle la réalisation du sionisme, comme idéologie
fondatrice de l’état, est une page d’histoire qui reste
encore à écrire.
Le laïc
est antisioniste. A partir de là, la séparation complète de
la construction étatique ethnico religieuse dominante,
c’est-à-dire l’essence du sionisme, est réduite à un
lien pervers entre état et religion.
Si nous
observons la gauche du parlement israélien, on note qu’elle
est bien loin de réclamer une séparation entre l’état et
religion, ou une réduction des subventions d’état aux
organisations religieuses.
Vous avez écrit
à diverses occasions comment le sionisme, avec l’assassinat
de Rabin, s’est imposé comme la doctrine d’état...
Je suis
convaincu de cela. Au début des années 90, s’imposait en
Israël de façon croissante une société civile bourgeoise
qui essayait d’occidentaliser le pays, de l’américaniser.
Elle ne s’était pas rendu compte cependant qu’en un même
temps était née une autre classe sociale qui avait
l’intention de renforcer le caractère juif de l’état.
C’est en ce sens que l’assassinat de Rabin a marqué la
fin du processus d’ouverture à l’Occident et la
restauration des forces réactionnaires et conservatrices. Le
slogan de Bibi Netannyahou contre Rabin pendant la campagne électorale
était « pour un état juif ! ». Rabin a été
tué par un juif orthodoxe et Netannyahou est devenu premier
ministre.
Tout cela ne
reflète-t-il pas aussi peut-être l’ascension de nouveaux
groupes sociaux, qui ont grandi à l’ombre de la
collaboration entre le pouvoir politico-économique et le
parti conservateur de Sharon ?
Exactement.
Ça a été une réaction au processus de néo-libéralisme,
mais aussi à une tentative de libéralisation en termes
politiques, soit plus de démocratie et dé-sionisation de
l’état. Cela a abouti à la création d’un bloc
politique, né de l’assemblage de communautés qui refusent
le modernisme lié à la social-démocratie, et qui donnaient
ses voix au Likoud de Netannyahou. Lequel a promu une forme de
libéralisme brutal, qui a réussi en peu de temps à détruire
une partie des structures existantes de l’état social et de
la fonction publique. Paradoxalement, il est arrivé à
mobiliser les couches populaires contre les socio démocrates,
en subvertissant ainsi les rapports de force politiques.
Les israéliens
d’origine ashkénaze (est européens) continuent à représenter
l’élite politique et économique du pays, alors que les séfarades
(les juifs d’origines orientale et espagnole) sont discriminés
dans l’appareil du pouvoir et appartiennent d’habitude à
des niveaux socio-économiques plus bas. Cette disparité,
dans un avenir proche, ne pourrait-elle pas aboutir à une
sorte de « guerre civile » entre les deux
composantes ethniques et de classe, avec des issues
destructrices pour l’identité nationale ?
A la fin
des années 90, il y a eu un moment où on pouvait penser que
la société israélienne était au bord de l’implosion. Ce
n’est pas arrivé, mais le plan de Ben Gourion de construire
en Israël une sorte de société juive multiculturelle a raté.
Une des conséquences, entre autres, est la tentation toujours
plus forte dans les classes moyennes d’émigrer hors du
pays, ou pour le moins de vivre avec un pied en Israël et
l’autre en Occident. Pour faire court, le lien avec la terre
de ancêtres, avec Eretz Israël, est devenu beaucoup plus ténu,
et celui qui peut se le permettre financièrement, se procure
un deuxième passeport.
Qu’est-ce
que ça signifie pour Israël ?
Ça
signifie que les couches sociales qui ont (ou ont eu) des idées
politiques libérales, qu’on pourrait définir comme
post-sionistes, seront politiquement liquidées. Dans tous les
cas elles n’ont plus de projet qui puisse endiguer l’extrémisme
religieux croissant. La lutte qui est mise en avant
aujourd’hui est celle entre les colons et Sharon, qui dans
ce contexte apparaît comme un homme de gauche... Il
n’existe pratiquement aucune alternative organisée à ces
deux positions.
Pendant, un
meeting international des « Femmes en noir » qui
s’est tenu à Jérusalem, face à l’attitude critique des
palestiniennes, certaines représentantes juives israéliennes
ont réclamé une indulgence pour Israël, le pays qui était
en train de le accueillir...
C’est
une générosité qui révèle justement la nature ethnique de
l’état d’Israël. Même ceux qui s’expriment en faveur
du retrait partiel des territoires occupés soulignent leur générosité,
et dans tous les cas au motif du bien de leur pays. En
d’autres termes : nous, nous avons les droits, aux
autres nous laissons la « charité ». Selon les
sionistes les « autres », les palestiniens, ne
peuvent pas réclamer des droits, mais doivent dire « merci »
parce qu’on les laisse vivre en Israël.
Nous
sommes en train de vivre une horrible régression politique et
culturelle qui naît de la peur de l’ « autre ».
Une démocratisation de la société israélienne signifierait
cependant : a) une paix sans conditions avec la Palestine ;
b) une attitude différente envers nos voisins. C’est-à-dire
la naissance d’un état d’Israël différent. L’autre
motif de peur vient de la fracture dans l’unité nationale,
par la fin possible du sionisme. La défaite politique de
Simon Perès en 2000 a été le résultat de cette atmosphère,
renforcée bien sûr par l’Intifada. Beaucoup de juifs ont
pensé : ça c’est trop ! Et l’idée d’une
guerre permanente contre les populations arabes s’est insinuée
aussi dans la gauche israélienne.
Une vision
pessimiste, vous ne croyez pas ?
Pendant
l’été à Tel Aviv, les opposants au retrait des
territoires occupés ont mobilisé dix mille personnes. De
l’autre côté, il n’y a pas d’alternative politique en
mesure d’organiser des démonstrations de masse en faveur du
retrait des territoires. Il y a certainement des milliers
d’israéliens qui adhèrent à des organisations comme les
« Femmes en noir », « Refuznik »
(soldats et officiers contre le service dans les territoires
occupés), ou d’autres organisations contre l’occupation,
mais tout ça ne suffit pas pour être optimiste. Cette
situation représente un gros problème pour un état qui a
peu de familiarité avec les règles du jeu démocratique et
qui court le risque d’une crise institutionnelle et d’une
désintégration sociale. Un facteur important sera dans tous
les cas représenté par le développement des rapports
politiques avec les pays voisins...
Comment évaluez-vous
les deux options, celle d’ « un état » qui
accueille toutes les ethnies vivant dans le pays et l’option
de « deux états », un juif et un palestinien ?
Pour résoudre
les problèmes de réfugiés, de l’économie et de l’écologie,
la réponse la plus rationnelle et économique ne peut être
que celle du principe de l’état unique, dans lequel les
différentes ethnies -par exemple- cohabitent dans une formule
fédérale. Ce serait la solution la plus juste, parce que, de
cette façon, les palestiniens seraient de nouveau chez eux,
sur leur sol, et ça permettrait aussi aux juifs de se sentir
chez eux. Pour réaliser un tel modèle, il y a cependant deux
obstacles. Premièrement, le fondement même de l’idée de
l’état d’Israël : l’ethnocratie serait définitivement
remise en question. Deuxièmement, la cohabitation démocratique
signifie parité des droits entre la population juive et la
population palestinienne : cette parité aujourd’hui
n’existe pas. C’est pour cela que de nombreux palestiniens
déclarent aujourd’hui que s’ils devaient choisir entre
vivre ensemble - comme ils sont aujourd’hui obligés de le
faire- ou avoir leur propre état, même petit, ils
choisiraient certainement la deuxième alternative. Nous israéliens
nous ne pouvons pas faire autrement que soutenir la volonté
de la majorité des palestiniens de constituer leur état sur
des territoires de la Cisjordanie et de Gaza.
Thomas
Schaffroth
Source :
il manifesto www.ilmanifesto.it
Traduit
de l’italien par Marie-Ange Patrizio Cet
article a été rédigé en allemand par l’auteur et traduit
une première fois en italien par Elisabetta
d’Erme
La traduction de l’italien a été soumise à l’auteur,
que la traductrice remercie de sa constante aménité à son
égard... (et surtout le mercredi)
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