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Le
retournement n’est pas loin
Meron Benvenisti
Haaretz, 26
juillet 2006
www.haaretz.co.il/hasite/spages/742905.html
Version anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/742762.html
Nul
ne peut prédire quand aura lieu le retournement, ce moment où
tous les experts commenceront à rivaliser entre eux à qui aura
été parmi les premiers à avoir révélé les erreurs de cette
guerre : la stratégie erronée, l’amateurisme politique et
le zèle à dégainer ; la faiblesse maquillée en courageuse
détermination ; les illusions, l’arrogance et la prétention ;
la dépendance à l’esprit de vengeance ; la cruauté et
l’absence d’inhibitions morales. Mais que les manipulateurs et
les héros en paroles, les naïfs, les enivrés de sentiments
patriotiques et les experts qui ne le sont qu’à leurs propres
yeux ne se fassent pas d’illusions : ce moment viendra plus
vite qu’ils ne se le figurent et tous trouveront alors sans délai
à se planquer derrière la pose de celui qui « vous
l’avait bien dit », et qu’ils adopteront une fois
qu’ils sentiront de quel côté souffle le vent. C’est alors
que seront mis à nu, dans toute leur désolation, ces propos, évaluations
et justifications qui n’auront pu être formulés et écrits que
dans cette atmosphère dépourvue de scepticisme critique qui règne
lorsqu’on proclame un « état
de guerre ».
Il
faut une pareille ambiance pour que des gens sérieux soient
capables de justifier la destruction d’un pays en prétendant
« aider par là son
gouvernement » à prendre le dessus sur le Hezbollah –
sorte de variation sur le thème de « la
femme violée a en réalité pris du plaisir ». Il faut
une ambiance de ce genre-là pour que quelqu'un de bien élevé
soit capable de se réjouir de ce que l’absence de pressions américaines
en vue d’un arrêt des bombardements autorise la poursuite des
tueries et des destructions. Il faut ne se fier qu’aux émotions
patriotiques, brouillant toute pensée rationnelle, pour
s’autoriser à décréter sans honte – après des jours et des
jours d’un pilonnage qui multiplie les victimes et
l’inconcevable destruction d’un aéroport, d’échangeurs
routiers, de centrales électriques et de quartiers d’habitation
entiers – qu’il s’agissait en fait d’une action vaine dans
la mesure où l’on savait d’avance que des bombes ne
permettraient pas d’atteindre les objectifs et qu’une opération
terrestre massive serait inévitable. Seuls des gens qui
exploitent sans vergogne des pulsions primitives s’autorisent à
personnifier la guerre et à la focaliser sur la liquidation
personnelle de leur ennemi Hassan Nasrallah. Seul celui qui est
convaincu que la guerre fera tomber un écran de fumée sur tout
acte cynique et hypocrite, pourra se vanter de soutenir une opération
humanitaire internationale – après avoir lui-même provoqué la
catastrophe.
Personne
n’a réussi à prévoir le moment où l’opposition à la
guerre et aux effusions de sang cesse d’être un acte de
trahison pour devenir une position légitime et même juste ;
quand la condamnation morale des ravages de la guerre devient
normale du point de vue patriotique et quand les slogans du genre
« extirper le
terrorisme », « la
guerre pour notre maison », « la
lutte pour l’existence » et autres, cessent d’être
de vibrants appels au combat pour devenir de creux bavardages.
Nul
ne peut le prévoir, mais l’expérience apprend que le
retournement qui fait passer de la véhémence patriotique à
l’opposition rationnelle appuyée sur des normes morales, se
produit tôt ou tard – parfois en quelques semaines ou quelques
mois, parfois après une génération. Il semble que dans
l’explosion de violence actuelle, le retournement se produira très
rapidement ; sa conduite, ses objectifs et ses résultats ne
suscitent pas un excès d’enthousiasme et on ne lui a même pas
accordé le titre de « guerre »,
du fait que ses instigateurs ne sont pas sûrs de vouloir qu’on
l’immortalise parmi les guerres d’Israël et s’il ne serait
pas préférable de l’oublier.
Ils
ne peuvent pas se permettre que tous sachent qu’ils se sont
trompés dans leurs estimations, et ils chercheront dès lors une
« victoire » qui justifiera toutes les pertes en vies humaines
et en destructions, et le besoin lui-même d’une telle victoire
prolongera, augmentera encore les souffrances et le deuil. Le
public qui les soutient aura bien des difficultés à leur
demander des comptes, dans la mesure où la cohésion tribale protègera
les dirigeants politiques et les chefs militaires. Tout retournera
très vite à son état antérieur – sauf ceux qui auront
sacrifié leur vie et ceux qui auront trouvé la mort dans les
bombardements. Ce qui sera surtout atteint, en Israël, c’est le
peuple qui, répondant sans mesure à une provocation, aura assuré
son statut comme l’élément étranger dans la région, comme la
brute locale, l’objet d’une haine impuissante.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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