Palestine - Solidarité

 

 



Assassinat ciblé
Gideon Lévy 



Haaretz, 1er juin 2006

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=721815

Version anglaise : The uninvolved
www.haaretz.com/hasen/pages/ShArtVty.jhtml?sw=gideon&itemNo=721926

 

Opération aérienne de liquidation à Gaza : Hamdi Aman, 28 ans, perd sa mère, son épouse et son jeune fils. Sa petite fille est sous assistance respiratoire, complètement paralysée. Pareil pour son oncle.

Pas un muscle n’a bougé dans le visage des présentateurs du journal télévisé, samedi soir, il y a deux semaines, au moment d’annoncer qu’il y avait encore eu un « assassinat ciblé à Gaza ». Pas un muscle n’a bougé dans le visage du commandant de la force aérienne, le général Eliezer Shkedi, quand il a déclaré, le lendemain, avec une insensibilité terrifiante, qu’il fallait « encore examiner » de quoi étaient mort exactement les membres de la famille Aman lors de cet attentat ciblé. Que voulait dire au juste le général ? Que peut-être ce n’est pas le missile de son pilote qui a massacré la famille ? Que c’était peut-être – que dire ? – un météorite ?

Pas un muscle n’a bien sûr bougé dans le visage du pilote, parmi les meilleurs, qui a poussé sur le bouton et lancé le missile meurtrier en direction d’une rue bondée au cœur de la ville de Gaza, un samedi après-midi, missile destiné à liquider Mohamed Dahdouh, du Jihad Islamique, mais qui a massacré quasi toute une famille, la grand-mère, la mère et son petit garçon, et blessé grièvement deux autres membres de la famille, un adulte et une petite fille de trois ans et demi.

Seul le visage de Hamdi Aman est livide, pendant que les larmes coulent de ses yeux. C’est en vain qu’il essaie de contenir ses pleurs. C’est un homme de 28 ans. Il boîte à cause des éclats qu’il a reçu dans la jambe. Il a perdu Mouhand, son fils de sept ans ; Naima, son épouse de 27 ans ; et Hanan, sa mère de 46 ans. Sa petite fille Maria est hospitalisée dans le département des soins intensifs de pédiatrie de l’hôpital Sheba à Tel Hashomer, complètement paralysée et sous assistance respiratoire. « Je ne hais pas les Israéliens », dit cet homme qui a grandi dans le marché Carmel de Tel Aviv et dont Israël a anéanti la famille, « Faites seulement juger le pilote ».

C’est dans la maison de la famille Aman, dans le quartier de Tal al-Hawa, à Gaza, que ces mots lui sont comme arrachés. Sinon, le silence oppressant n’est rompu que par les pleurs étouffés de Hamdi, ses larmes coulant à terre, dans le sable de l’entrée de la maison. Il serre dans ses bras Mouaman, son petit garçon de deux ans, rescapé de l’enfer mais dont le petit dos a aussi été blessé par un éclat, un petit enfant qui pleure en appelant sa mère qui n’est plus. Sa sœur Maria lutte contre la mort loin d’ici, à Tel Hashomer, et son père n’est pas autorisé à se rendre à son chevet. A l’hôpital Ikhilov de Tel Aviv se trouve aussi l’oncle de Hamdi, Nahed, inconscient et lui aussi complètement paralysé, à cause du missile.

Le premier petit tour de la famille dans la Mitsubishi Lancer d’occasion achetée deux heures plus tôt – huit personnes dans une Mitsubishi, cinq adultes et trois petits enfants – s’est achevé dans un « attentat ciblé », tellement ciblé qu’il a tout détruit. Un instant avant l’arrivée du missile, Maria dansait, debout sur les genoux de sa mère assise à l’arrière de la Mitsubishi. L’instant d’après, elle gisait près du corps de sa mère, se débattant entre la vie et la mort. Les autres membres de sa famille étaient étendus près d’elle, perdant leur sang. La force aérienne examine ce qui s’est passé.

Qu’y a-t-il à examiner ici ? Il n’y a rien à examiner. C’est comme ça quand un pilote lance un missile « intelligent » dans une rue bondée. C’est comme ça quand on assassine depuis les airs, et même pas une « bombe à retardement » [expression appartenant au jargon officiel et militaire israélien pour désigner quelqu'un qui serait clairement sur le point de commettre un attentat - NdT] – personne ne parle plus de « bombes à retardement » – mais simplement quelqu'un du Jihad qui était recherché et qui se rendait à l’hôpital pour voir son épouse qui venait d’accoucher, et dont deux frères ont déjà été assassinés par l’armée israélienne.

La Mitsubishi blanche roulait à hauteur de la camionnette visée. Le pilote ne l’aurait-il pas vue ? A-t-il vu mais pas pensé ? A-t-il vu, pensé mais pas pris en compte ? Etait-ce encore un pilote automatique ? A-t-il pensé quelque chose, au moins après ? Regrette-t-il quelque chose ? Pas de bombe à retardement, seulement un petit tour en famille s’achevant en une terrifiante catastrophe dont bien sûr personne en Israël ne s’est ému. « C’était un attentat », dit Hamdi dans son maigre hébreu appris sur le marché ; on peut et il faut le dire autrement : c’était encore un crime de guerre.

L’après-midi, ils avaient acheté la Mitsubishi au marché des voitures d’occasion de Gaza. 17.000 dinars jordaniens, à peu près 45.000 shekels [environ 7.700 €]. Avant ça, dans la matinée, ils avaient travaillé à ajouter un étage à la modeste maison familiale, un appartement pour Naima, Hamdi et leurs trois petits enfants. On entendait dans le ciel le bourdonnement d’un drone tournant pendant des heures au dessus de Gaza. Dans l’après-midi, Hanan, la grand-mère, a demandé à aller avec tout le monde dans la voiture, pour rendre visite à sa fille, en ville, dans le quartier Gargash. Tout le monde s’est entassé dans la nouvelle voiture. C’est l’oncle Nahed qui conduisait avec le cousin Imad à ses côtés et, assis à l’arrière, Hamdi, Naima, Hanan et les trois petits enfants. Ils roulaient lentement dans la rue Sanayeh, la rue « industrielle » de la ville. Maria dansait. Dans la voiture, l’ambiance était à la fête. Jusqu’à ce que le ciel leur tombe dessus.

Ils ont senti un choc violent du côté gauche de la voiture au moment précis où la camionnette Magnum les dépassait. Il y a eu un bruit énorme puis, comme toujours dans les attentats, un silence encore plus terrible. Imad est le premier à avoir recouvré ses esprits, prenant le volant de la voiture et amenant celle-ci à s’arrêter. Nahed, qui conduisait, était blessé et inconscient. Imad est sorti le premier de la voiture, puis Hamdi aussi. Imad raconte que Hamdi était en état de choc. Il tournait dans la rue, en boitant et en marmonnant « qu’est-ce qui s’est passé ? qu’est-ce qui s’est passé ? ».

Sur le siège arrière, c’était l’horreur : Naima était étendue morte, et aussi le petit Mouhand et Hanan, la grand-mère. Maria semblait elle aussi avoir perdu la vie mais il est apparu qu’elle avait seulement perdu conscience. Du sang coulait de son cou. Elle et son oncle Nahed étaient grièvement blessés à la colonne vertébrale. Le petit Mouaman a été dégagé de la voiture avec une blessure dans le dos. Près d’eux, la camionnette Magnum brûlait avec à son bord l’homme recherché, Mohamed Dahdouh, tué sur le coup. Cette semaine, lorsque nous sommes passés près de l’endroit de l’assassinat, nous avons vu de jeunes enfants vendant des djoumas, fruit du figuier sycomore, qu’ils tenaient dans des seaux, et aussi la maison du Ministre palestinien des Affaires étrangères, Mahmoud A-Zahar, qui a vue sur la scène de l’attentat depuis quelques dizaines de mètres.

Deux jours plus tard, Maria a été transférée à l’hôpital Sheba mais avec interdiction pour son père de l’accompagner. Le frère de son grand-père est le seul à avoir été autorisé à se joindre à la fillette blessée et il s’occupe d’elle. Le lendemain, on a également transféré Nahed à l’hôpital Ikhilov, et son frère Maher qui habite Jaffa s’occupe de lui. Au début de la semaine, on pensait déjà les ramener tous les deux à Gaza : il n’y a pas grand-chose à faire pour eux. Ils resteront paralysés à vie. La porte-parole de l’hôpital Sheba, Anat Dolev, a déclaré : « La fillette souffre d’une atteinte grave à la colonne cervicale. Avec pour conséquence qu’elle se retrouve avec une paralysie générale et sous assistance respiratoire, bien qu’elle soit consciente. Dans quelques jours, elle rentrera à Gaza ».

Hamdi, Imad et le petit Mouaman ont tous été blessés par des éclats toujours fichés dans leur corps, dans les jambes, la poitrine, le dos et le cou. Hamdi boite, avec une blessure profonde au pied. La famille a été enterrée, les uns à côtés des autres, dans le cimetière de Sajayah. Imad a travaillé 30 ans comme ouvrier pour l’entrepreneur Yaakov Barazani. Hamdi a grandi comme garçon porteur au marché Carmel de Tel Aviv. « Nous n’avons jamais été ni Fatah ni Hamas. Nous voulions seulement ramener à manger à la maison », dit Imad.

Dix jours plus tard, l’armée israélienne se demande encore si des civils ont été tués dans l’opération : « Le samedi 20 mai, l’armée israélienne a lancé une attaque aérienne contre un véhicule à bord duquel se trouvait Mohamed Dahdouh, membre important au sein du Jihad Islamique qui était impliqué dans des tirs à trajectoire courbe et d’autres opérations terroristes contre Israël. L’armée israélienne poursuit son investigation pour vérifier le rapport selon lequel trois Palestiniens auraient été tués en conséquence de l’attaque contre le véhicule de Dahdouh. L’armée israélienne se désole de toute atteinte à des civils non impliqués, et dans la mesure où des Palestiniens auraient effectivement été tués par les tirs de l’armée israélienne, les leçons opérationnelles en seraient tirées dans le but de continuer à réduire le risque de toucher à des personnes non impliquées, au cours d’opérations semblables, à l’avenir. »

Dans la pièce, l’atmosphère est parfaitement lugubre. Hamdi n’a rien mangé depuis la tragédie. Juste des larmes, et cigarette sur cigarette. C’est un bel homme, qui éveille le respect, et qui nous demande de lui traduire un document qu’il a reçu par fax de l’hôpital Sheba et où lui est demandée l’autorisation d’opérer Maria. Il faut faire une ouverture dans sa trachée afin de permettre la respiration par cette voie. Mouaman pleure la nuit, appelant sa maman, sous le choc de la tragédie et souffrant du petit éclat qu’il a dans le dos. Hamdi demande qu’on l’emmène pour le soigner lui aussi en Israël, mais qui lui répondra ? De temps en temps, son regard se porte sur l’affiche commémorative de Mouhand et alors les larmes le submergent. « C’est un enfant. Qu’est-ce qu’il avait fait ? » Mouhand est tout beau et pimpant sur les photos, comme aussi sa sœur Maria, une jolie petite fille avec des boucles tire-bouchonnant, un cartable rouge à la main, un chemisier rouge et un pantalon blanc.

Hamdi dit que Mouaman reconnaît déjà les tombes fraîches dans le cimetière : il sait exactement quelle est celle de maman, celle de son frère et celle de sa grand-mère. Samedi, peu avant d’entrer tous dans la voiture, Mouhand, qui était en première année, était revenu de l’école et il avait raconté à son père qu’il avait réussi son premier examen. Il avait demandé à son père de lui acheter, en récompense, une petite auto. Son papa lui avait promis de la lui acheter s’il réussissait son second examen, le lendemain.

 

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)


 Source : Michel Ghys


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