Bulletin n°196
L'état d'urgence :
une législation coloniale et néo
coloniale
COMAGUER
Jeudi 19 novembre 2015
Dans les
jours qui viennent le gouvernement va
demander au Parlement de prolonger de
trois mois l’état d’urgence mis en place
pour 12 jours par décret le 14.11.2015.
La procédure est valide.
Mais
l’histoire de l’état d’urgence constitue
un trame juridique et institutionnelle
de l’histoire coloniale de la France et
des rapports particuliers qu’elle ne
parvient pas à cesser d’entretenir avec
les populations colonisées ou issues de
la colonisation.
1955 :
Vote de la loi sur l’état d’urgence
Aux prises
avec la guerre de libération algérienne
initiée six mois plus tôt, le
gouvernement français, présidé par Edgar
Faure, fait voter le 3 Avril 1955 la loi
n°55-385 « instituant un état d’urgence
et en déclarant l’application en
Algérie ». Cette loi introduit la
notion d’état d’urgence dans la
législation républicaine.
L’état
d’urgence est prolongé pour 6 mois le 7
Aout 1955
Loi n°
55-385 du 3 Avril 1955 instituant un
état d’urgence et en déclarant
l’application en Algérie
Article 1
L’état
d’urgence peut être déclaré sur tout ou
partie du territoire, métropolitain, de
l’Algérie et des départements
d’outre-mer soit en cas de péril
imminent résultant de troubles
graves à l’ordre public, soit en cas
d’évènements présentant, par leur nature
et leur gravité, le caractère de
calamité publique.
Mais l’état
d’urgence ne suffit pas et le
gouvernement de Guy Mollet fait voter la
loi sur les pouvoirs spéciaux qui
confirme que les « départements
d’Algérie » sont soumis à des règles
d’administration autoritaires
exceptionnelles et ne sont déjà plus des
départements comme les autres.
Loi n°
56-258 du 16 Mars 1956 autorisant le
Gouvernement à mettre en œuvre en
Algérie un programme d’expansion
économique, de progrès social et de
réforme administrative et l’habilitant à
prendre toutes mesures exceptionnelles
en vue du rétablissement de l’ordre de
la protection des personnes et des biens
et de la sauvegarde du territoire.
Article 5
Le
gouvernement disposera en Algérie des
pouvoirs les plus étendus pour prendre
toute mesure exceptionnelle commandée
par les circonstances en vue du
rétablissement de l’ordre, de la
protection des personnes et des biens et
de la sauvegarde du territoire.
Lorsque
les mesures prises en vertu de l’alinéa
précédent auront pour effet de modifier
la législation elles seront arrêtées par
décret pris en conseil des ministres.
1958
Après le coup
d’état du 13 Mai à Alger le gouvernement
Pflimlin assure la transition avec le
gouvernement provisoire du général de
Gaulle qui sera installé le 01 Juin et
déclare le 18 Mai l’état d’urgence pour
trois mois sur l’ensemble du territoire
métropolitain
1961
La loi de
1955 bien que non intégrée formellement
- voir plus loin - dans la Constitution
de la V° République connaît une nouvelle
application à l’occasion du putsch des
généraux d’Alger.
Alors que la
population française consultée par
référendum en Janvier a approuvé à une
large majorité de 70% le principe d’un
vote d’autodétermination pour l’Algérie,
quatre généraux à la retraite appuyés
par quelques unités d’active et leurs
officiers supérieurs tentent de
s’opposer à la décision du peuple.
Le complot
qui n’a pas réussi à impliquer une
majorité de l’armée échoue.
Prorogé
plusieurs fois l’état d’urgence est en
vigueur jusqu’au 31 Mai 1963.
1984
Laurent
Fabius, premier ministre décrète l’état
d’urgence en Nouvelle Calédonie.
A cette
occasion le Conseil Constitutionnel
saisi par le RPR valide la loi de 1955
qui n’avait pas été intégrée
formellement dans la Constitution de
1958 :
« Considérant que, si la Constitution,
dans son article 36, vise expressément
l'état de siège, elle n'a pas pour
autant exclu la possibilité pour le
législateur de prévoir un régime d'état
d'urgence pour concilier, comme il vient
d'être dit, les exigences de la liberté
et la sauvegarde de l'ordre public ;
qu'ainsi, la Constitution du 4 octobre
1958 n'a pas eu pour effet d'abroger la
loi du 3 avril 1955 relative à l'état
d'urgence, qui, d'ailleurs, a été
modifiée sous son empire ».
2005
C’est au tour
de Jacques Chirac, Président, et de
Dominique de Villepin, premier Ministre,
de recourir le 8 Novembre à l’état
d’urgence sur une partie du territoire
français en réponse aux émeutes des
banlieues. La période initiale est
prolongée de trois mois par le
parlement. Il y est mis fin le 4 janvier
2006 alors que les émeutes sont finies
depuis bien longtemps.
Il ne s’agit
plus là d’une circonstance directement
liée à la colonisation, mais d’un
conflit social mettant en cause sur le
sol français des citoyens français issus
de populations colonisées ou
anciennement colonisées.
2015
14 Novembre
- François Hollande et Manuel Valls
inscrivent leur action dans la même
législation.
De nombreuses
réactions à l’adoption de cette mesure
ont déjà eu lieu, voir entre autres
Syndicat de
la Magistrature – blog Gilles Devers –
Nous y renvoyons.* (in fine)
Notre propos
étant simplement de souligner que la
république coloniale est toujours
présente dans la législation et dans
l’esprit des gouvernants français qu’ils
soient socialistes ou de droite et que
l’état d’urgence n’a jamais été utilisé
dans d’autres circonstances de la vie
nationale pourtant troublées comme par
exemple la grève générale de masse – 10
millions de grévistes - de Mai 1968.
*
http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2015/11/14/l-etat-d-urgence-decrete-923684.html
*
Attentats : Le communiqué du Syndicat de
la Magistrature, 16/11/2015
L’état
d’urgence est un régime d’atteinte à nos
libertés. Des circonstances graves
mettant en cause la sécurité des
personnes, quelles que soient les
responsabilités, sont un fait objectif
qui appelle une restriction momentanée
de l’exercice de ces libertés. Tout le
monde le comprend. Mais, un équilibre
strict doit être respecté, car la force
des sociétés démocratiques est de se
régir par loi, dans le respect des
principes du droit. C’est là la vraie
condition de leur force.
Voici le
communiqué du
Syndicat de la Magistrature
publié ce 16 novembre, dont la rédaction
me parait excellente de mesure et pour
sa détermination à défendre une société
de libertés :
« Vendredi
soir, des attentats meurtriers ont
touché la France en plein cœur, faisant
plus de cent vingt morts et plusieurs
centaines de blessés dans une salle de
concert, des bars ou dans la rue.
Le
Syndicat de la magistrature apporte son
entier soutien et exprime toute sa
solidarité aux victimes et à leurs
proches, ainsi qu’aux nombreux
professionnels mobilisés, chacun dans
leur domaine, après ces attentats.
Ces actes
criminels d’une brutalité absolue
appellent évidemment la réunion de
moyens d’envergure pour en rechercher et
punir les auteurs et, autant qu’il est
possible, anticiper et prévenir leur
commission.
Mais les
mesures tant judiciaires
qu’administratives qui seront prises ne
feront qu’ajouter le mal au mal si elles
s’écartent de nos principes
démocratiques. C’est pourquoi le
discours martial repris par l’exécutif
et sa déclinaison juridique dans l’état
d’urgence, décrété sur la base de la loi
du 3 avril 1955, ne peuvent
qu’inquiéter.
L’état
d’urgence modifie dangereusement la
nature et l’étendue des pouvoirs de
police des autorités administratives.
Des interdictions et des restrictions
aux libertés individuelles et
collectives habituellement encadrées,
examinées et justifiées une à une
deviennent possibles par principe, sans
autre motivation que celle, générale, de
l’état d’urgence. Des perquisitions
peuvent être ordonnées par l’autorité
préfectorale, sans établir de lien avec
une infraction pénale et sans contrôle
de l’autorité judiciaire, qui en sera
seulement informée. Il en va de même des
assignations à résidence décidées dans
ce cadre flou du risque de trouble à
l’ordre public. Quant au contrôle du
juge administratif, il est réduit à peau
de chagrin.
La France
a tout à perdre à cette suspension -
même temporaire - de l’Etat de droit.
Lutter
contre le terrorisme, c’est d’abord
protéger nos libertés et nos
institutions démocratiques en refusant
de céder à la peur et à la spirale
guerrière. Et rappeler que l’Etat de
droit n’est pas l’Etat impuissant. »
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