Palestine
A propos du film « Derrière les Fronts »
d’Alexandra Dols
Wadad Kochen-Zebib
Jeudi 6 avril 2017
La Nakba n’est pas un événement, mais un
processus
Phrase apparemment
anodine prononcée par le Dr Samah Jabr-
psychiatre et psychothérapeute
palestinienne à Jérusalem – dans ce film
qui se penche pour la 1ere fois à ma
connaissance sur les effets psychiques
individuels et collectifs de la Nakba
(la catastrophe) à travers le témoignage
d’une psychiatre engagée dans sa ville-
Jérusalem- et qui nous fait visiter avec
le regard complice de la caméra
d’Alexandra Dols les paysages à la fois
humains, urbains et territoriaux de la
destruction et de l’aliénation qu’exerce
le maître colonial sur son sujet.
Les propos de représentants du
gouvernement israélien cités dans ce
film, et désignant les Palestiniens
comme Arabes appartenant à une race
animale (serpent, insecte etc…) me font
penser à la filiation de cette
conception raciale de l’homme avec
l’invention de la race qui accompagnait
les pratiques de l’esclavage industriel,
puis de la colonisation européenne de
l’Afrique au moins à partir du 19éme
siècle.
Ce film contribue à
l’ouverture des esprits en exposant une
vision tragique propre à la situation
coloniale en Palestine, et à contre
courant des idées reçues de la pensée
dominante.
Comparable et
incomparable à la fois, l’‘occupation et
la colonisation de la Palestine fait
penser aux autres colonisations en
Algérie et en Namibie (par les
Allemands) particulièrement. Où se sont
succédés, en continuité logique, le
processus qui mène de la colonisation de
la Namibie au 1er génocide du 20 éme
siècle, celui des Héréro et des Nama en
1904 dans l’Ouest africain et l’actuelle
Namibie. Génocide qui avait préparé le
terrain à la mise en place de
l’apartheid conçu par les Anglais qui
avaient succédés aux Allemands, en
Afrique du Sud.
Oui la Nakba
s’inscrit à la fois dans un processus
historique d’occupation coloniale et un
processus plus intemporel où règne
depuis plus de 60 ans le cauchemar
permanent collectif et individuel des
Palestiniens.
Ce processus
impalpable où le temps est suspendu, est
montré dans ce film qui témoigne à la
fois de la destruction des espaces de
vie et de l’effacement des lieux
symboliques des Palestiniens (comme les
cimetières) .
Principaux lieux de la mémoire qui
permettraient la traversée des deuils
tragiques. Leur profanation et leur
effacement contribuent à produire les
pathologies du deuil.
Ne s’agit-il pas
d’un processus qui déroule devant nos
yeux les dispositifs puissants de la
ségrégation qui prépare une disparition
en cours ?
En faisant balayer
la caméra sur les murs, nous sommes
frappés par l’omniprésence du Mur, les
délabrements des murs urbains,
l’amoncellement des morceaux de bétons
des quartiers et des maisons dynamités.
Enfin des visages humains viennent nous
parler, et nous sortir de cette
oppression des espaces et des vies
détruites.
Celui de Samh Jabr véritable maillon
d’une chaîne humaine, qui tisse les
liens et qui nous transmet, au delà du
Mur, sa formidable énergie de thérapeute
et de femme. Elle puise dans cette
culture de la lutte propre aux
Palestiniens, le Soumoud (Résistance) et
nous suggère comment inscrire la
thérapie entre le dehors et le dedans
indissociables pour plusieurs raisons ,
qu’il est long d’exposer ici.
Ce dehors habité –
hors les murs- nous arrive avec les gros
plans sur les visages et les regards
émouvants des ex-prisonnières et
prisonniers.
Ils nous parlent comme s’ils croyaient
en notre humanité.
Aucune famille de Palestine n’a échappé
aux geôles des prisons israéliennes
(sinon celle de l’Autorité
Palestinienne). Touchées de près ou de
loin, les familles connaissent cette
expérience de la torture, de
l’humiliation et du « meurtre d’âme » de
l’un des leurs (enfant, adulte ou
vieillard).
Alexandra filme la
terreur souterraine, alors que les
visages, les regards de l’ex-prisonnière
, du sociologue , de l’universitaire, de
la militante , et du boulanger gréviste
montrent des êtres vivant une actualité
cauchemardesque , et pourtant
s’adressant à nous et nous parlant.
Ces regards et ces paroles
palestiniennes vont droit au cœur de
tout humain voyant.
Ces différents niveaux du regard et du
propos qui dit la dignité humaine-
Soumoud- vaut le détour.
L’humanité dans le
regard est là, émouvante, si nous la
reconnaissons.
Le témoin, sans un autre témoin qui
reconnaît et qui voit ne peut exister au
grand jour.
Ce reflet vivant et douloureux du regard
s‘accompagne de la parole tragique que
ses témoignants nous adressent en
évoquant les différentes figures de la
déshumanisation.
Pourquoi la
colonisation de la Palestine est
incomparable à bien d’autres
colonisations ?
Question implicitement posée.
La dimension de la
peur de l’autre figé dans une
représentation où l’identification est
impossible, domine.
L’autre, le colonisé qu’il fut dans le
passé ou qu’il soit au présent en
Algérie, en Namibie ou en Palestine,
fait peur.
Ce qui a fait dire en poésie à Mahmoud
Darwich dans son poème « la loi de la
peur », qu’il va falloir pour le
Palestinien « consoler le tueur
apeuré ».
Serait-ce une des
spécificités non pas d’un « régime de
plantation et de bagne », mais d’un
régime de prédation des terres,
d’expropriation, de colonies de
peuplement et d’apartheid, où se
confondent, en une même figure
colonisateur /victime, au nom du droit
divin , pas si loin de la «mission
civilisatrice » de l’Occident européen
en Afrique et ailleurs.
Une des 1eres
séquences du film pose cette réalité de
la difficile, voire souvent de
l’impossible rencontre entre thérapeutes
israéliens et palestiniens.
Un défaut d’empathie entre thérapeutes
palestinienne et israéliens est évoqué.
Cela mérite au moins une remarque.
Projeter sur l’autre qui appartient à
une catégorie de « dominé » et colonisé
une demande d’égalité et lui
« reprocher » de ne pas avoir
suffisamment d’empathie pour son
« collègue » thérapeute et colon inverse
et empêche une autre question.
Qu’en est-il de l’empathie du thérapeute
israélien face à l’autre souffrant qu’il
soit patient et /ou « collègue »
palestinien ?
Situation complexe et sujette à
confusions et dérives.
Rappelons cette
remarque faite par Achille Mbembe
« Le maître colonial ne se laisse
jamais toucher par la parole de
son sujet (du point de vue
juridico-légal) »
Le colonisateur
thérapeute-soldat intermittent,
réprimant ou attaquant, s’identifiant
souvent lui-même comme victime
descendant de victimes du génocide des
Juifs en Europe nous amène à se poser la
question :
Comment un(e)
thérapeute –soldat- victime
peut-t-il(elle) reconnaître et soulager
la souffrance et l’oppression qu’il
inflige à l’autre qu’il veut dominer ?
puisque l’oppression vient contaminer
les souffrances psychiques.
A moins de travailler dans le registre
de la perversion …ou de la
catégorisation ethnico-raciale comme
chez les premiers médecins et
psychiatres coloniaux, dont les rejetons
se retrouvent dans une ethnopsychiatrie
toujours pratiquée du moins en France.
Le meilleur exemple
de cette confusion perverse(bourreau,
/victime) se retrouve dans le film
israélien « Valse avec Bachir » où
l’attaquant et agresseur israélien et
programmateur du massacre de Sabra et
Chatila est joliment présenté comme
victime et « sauveur » des Palestiniens
dans ce camp tristement célèbre à
Beyrouth.
Une clinique hors
les murs
Samah Jabr nous
amène à constater dans quel isolement
elle travaille, mais aussi avec un
formidable tissu social de solidarité
avec ses compatriotes.
Elle a à surmonter les entraves subies
dans l’exercice de sa clinique, pour
cause d’occupation et régime
d’exception.
Son cadre de travail est attaqué, est
empêché. Mais on peut deviner que sa
clinique dépasse les murs du lieu de
soin.
Elle opère à l’intérieur et à
l’extérieur des murs.
Puisque l’intime dévasté n’a pas de mur
protecteur, ni à l’intérieur de soi, ni
à l’extérieur.
Notre réalisatrice
ose montrer les effets d’un processus
dévastateur qui se déploie sur
différents niveaux invisibles.
Celui qui touche aux références
symboliques palestiniennes (culturelles,
institutionnelles, religieuses ), et
celui qui touche à la destruction des
liens familiaux , sociétaux, par
l’interdit de la circulation et le
régime du morcellement des territoires
occupés, et colonisés.
L’effacement de la toponymie des lieux
vient transformer des espaces vivants
habités, en espaces sans nom devenus
étrangers.
Comme si la terre devenait apatride.
Le regard
cinématographique qui jette sur l’écran
quelques flashs d’images de l’occupation
oppressante montre des humains parqués
dans les check point. Ils sont
contrôlés, interdits de circulation,
conduits, à travers grillages et
barreaux du check point, comme des
animaux en cage.
Commentant ce
traitement de l’humain animalisé comme
si le Palestinien appartenait à la race
des bêtes sauvages à dresser et à
briser, Samah Jabr , notre psychiatre
témoigne de la confusion mentale des
esprits, ce qui est le propre du trauma,
où se mélange l’extérieur et
l’intérieur.
On ne sait plus où est l’intime.
Cette intériorisation de l’aliénation
(derrière les fronts) qui fait accepter
sa propre dépossession de soi, fait dire
à S.J. que son travail consiste à
décoloniser les esprits et si possible
les libérer de cette figure de
l’oppresseur qui les habite de force et
les dépossède de leurs identités
palestiniennes…
L’effacement des lieux de mémoire de la
Palestine, la profanation de ses
cimetières dont l’un d’eux, très ancien
– le cimetière de Ma’manullah- est
cyniquement renommé « jardin de la
tolérance » après sa profanation;
Ce processus d’effacement et de
profanation des lieux de vie
(destruction des maisons et des vies
intimes) et des lieux symboliques
(cimetières transformés en jardin ou
autres) caractérise un environnement
meurtri qui reflète le produit du
travail mortifère des briseurs d’âmes et
de corps.
Ces images qui crèvent l’écran montre
quelque chose d’indicible qui ne peut
pas se dire.
Alexandra D. filme
à la fois un dialogue difficile , au
début du film ( entre Samah J. et les
thérapeutes israéliens) et un autre
dialogue invisible entre les témoignants
qui nous parle et nous les spectateurs.
Cet écrit veut
témoigner que ce dialogue existe.
Une scène
particulièrement marquante évoque la
brutalité de cette tentative de rapt
réelle d’un enfant, et le regard
douloureux de sa mère qui témoigne de sa
tentative courageuse et réussie
d’empêcher ce rapt. Une possibilité qui
fait peser sur cette société la hantise
de disparaître un jour corps et âmes.
Cette hantise de la disparition des
enfants sera évoquée lors du débat à
travers l’évocation d’un autre cas :
Celui d’une mère dont l’enfant avait
disparu pendant quelques heures.
Mobilisation et état d’alerte générale
dans le quartier. L’enfant fut retrouvé
et célébré dans une liesse joyeuse par
les habitants du quartier de Shafuat.
Un autre cas de disparition d’enfant m’a
été racontée par une amie palestinienne.
S’agit-il d’une
hantise du réel d’une disparition en
cours, qui touche la continuité de la
filiation générationnelle.
Ce pressentiment d’une atteinte
générationnelle – propre au processus
génocidaire – hante les esprits.
Serait-ce là que pointe la terreur d’une
menace – de sa propre disparition ?
C’est à dire l’effacement de toutes
traces de son existence.
Ce dont nous parle
Samah jabr c’est d’une menace de
disparition de soi-même, cette
colonisation des esprits – une
souffrance psychique- qu’ elle tente de
soigner hors les murs et qui est
autrement et autant destructrice que la
prédation et la domination pratiqué par
un régime colonial. Fut-il déclaré
« démocratique » ; les « démocraties »
européennes n’ont-elles pas été les
maîtres d’œuvre de la colonisation, de
l’apartheid et des génocides en Afrique
et en Europe.
Notre témoin
psychiatre nous éclaire avec son
engagement amoureux de la Palestine en
nous montrant que le traitement
primordial consiste d’abord à
décoloniser les esprits des palestiniens
soumis à toutes sortes de terreur visant
à les vider de toutes références
identitaires palestiniennes. Elle
pratique ce qu’elle nomme Soumoud le
réinvestissement de sa propre dignité
humaine et palestinienne. Visant à
retrouver un corps vivant et une joie de
vivre. Suivant ainsi la voie de Frantz
Fanon ,psychiatre antillais et témoin
des souffrances des colonisés dans une
ex-colonie française ( l’Algérie).
Il y a encore tant de choses à dire,
mais je m’arrête.
Comment décoloniser les esprits ?
Allez voir ce film pour vous faire une
idée, elle peut s’appliquer à
nous-mêmes.
* Wadad Kochen-Zebib est
psychanalyste et vit à Paris
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