Manifestation devant l’ambassade de
Russie à Damas.
Lundi 29 février 2016
Depuis 2012, Moscou tente de
rallier les Occidentaux à sa cause :
défendre la civilisation contre le
jihadisme, comme jadis le monde s’était
uni contre le nazisme. Pour cela, il a
d’abord dissocié la Maison-Blanche des
combattants qu’il considère comme « jihadistes »
et que les États-Unis désignent comme
« rebelles ». Il tente aujourd’hui
d’isoler la Turquie. Loin d’être un
épiphénomène diplomatique, la cessation
des hostilités en Syrie marque un
retournement de situation. Washington
vient d’admettre qu’il n’y a pas —ou
plus— de groupes armés « modérés ».
C’est à tort que nous
analysons la politique russe d’un point
de vue arabe ou occidental. La Russie a
sa propre vision des jihadistes qu’elle
connaît depuis 1978, lorsqu’ils vinrent
porter main forte aux pachtounes afghans
contre le gouvernement communiste de
Kaboul.
Vladimir Poutine a personnellement
combattu les jihadistes du Caucase,
notamment l’Émirat islamique d’Itchkérie
(seconde guerre de Tchétchénie
1999-2000), et les a vaincus. À
l’époque, les arabes se disaient
solidaires des musulmans russes et ne
comprenaient pas ce qui se passait
là-bas, tandis que les Occidentaux,
après la dissolution de l’Union
soviétique, applaudissaient tous ceux
qui tentaient de poursuivre le mouvement
en disloquant la Russie. Pourtant, sur
le terrain, il n’y a avait aucune
différence entre l’Émirat d’hier et le
Califat d’aujourd’hui. On appliquait la
charia et on coupait les têtes de la
même manière à Grozny qu’on le fait à
Rakka.
Atrocités des jihadistes du
Caucase. Ici au Daghestan en 1999.
Aujourd’hui, malgré la propagande
assurant que la guerre en Syrie serait
une guerre contre l’islam, ou que la
République arabe syrienne serait une
« dictature (sic) alaouite (re-sic) »
massacrant les sunnites, les faits sont
têtus : l’Armée arabe syrienne qui
combat les jihadistes est composée à
70 % de sunnites.
En 2012, c’est-à-dire presque au
début de la guerre, au moment où la DIA
états-unienne mettait en garde la
Maison-Blanche contre ce qui allait
devenir Daesh, Vladimir Poutine a
déclaré que la Syrie était devenue une
« question intérieure russe ». Depuis
lors, il tente de créer une Coalition
internationale contre les jihadistes
avec les Occidentaux.
La Russie se souvient de la manière
dont le monde bascula durant les années
1930. À l’époque, le roi d’Angleterre,
Edward VIII, était publiquement nazi.
Montagu Norman, le gouverneur de la
Banque d’Angleterre, finançait
l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir
avec l’argent de la Couronne [1].
Les Britanniques pensaient de la sorte
soutenir un État capable de renverser
l’Union soviétique qui avait éliminé le
Tsar Nicolas II et menaçait leurs
intérêts capitalistes. Pourtant, durant
la Seconde Guerre mondiale, ils
s’allièrent à Staline et à Mao contre
Hitler.
Sur ces images d’archives
révélées par le Sun, le futur roi
Edouard VIII apprend à la future reine
Elizabeth II —alors âge de 6 ans— à
faire le salut nazi.
Vladimir Poutine espère pouvoir
renverser les alliances d’aujourd’hui
comme cela fut le cas dans la période
1936-39. C’est pourquoi, durant les
dernières années, il s’est efforcé de
traiter les États-uniens en
« partenaires », alors même que
Washington lui tirait dans le dos,
organisait des manifestations à Moscou
contre son gouvernement (2011-12) et un
coup d’État en Ukraine (2013-14).
L’ambassadeur russe, Vitali
Tchourkine, a distribué, le 10 février,
à tous les membres du Conseil de
sécurité, un rapport de renseignement
sur les activités de la Turquie en
soutien aux jihadistes [2].
Ce document de deux pages présente une
dizaine de faits indiscutables. Il
atteste que la Turquie est un État-voyou
qui viole délibérément et depuis de
nombreuses années quantité de
résolutions des Nations unies. Or,
chacun de ces faits renvoie à des
réseaux et à des agents qui avaient
soutenus jadis les jihadistes
tchétchènes. Hier, l’État turc en tant
que tel n’était pas impliqué, c’était le
parti du Bien-être (Refah). Aujourd’hui,
le Refah a été dissous pour laisser
place à l’AKP. Les hommes de l’AKP étant
au pouvoir, l’État turc est impliqué [3].
Persévérant, l’Ours russe tente
aujourd’hui de dissocier la Turquie de
l’Otan. De cette opération dépend
l’avenir de l’Humanité. Soit la Turquie
reste dans l’Alliance atlantique et elle
pourra continuer à soutenir les
jihadistes, non seulement en Syrie, mais
aussi en Irak, en Libye, et finalement
partout dans le monde. Soit, l’Otan
prend ses distances avec la Turquie et,
dans ce cas, les États-Unis et la Russie
s’allient effectivement pour lutter
efficacement contre les jihadistes où
qu’ils soient.
Il semble que, le 12 février, les
Russes soient parvenus à dissocier la
Maison-Blanche des néo-conservateurs et
des faucons libéraux qui soutiennent la
Turquie et les jihadistes. Sergey Lavrov
et John Kerry sont convenus de créer
deux groupes de travail qu’ils
coprésident, reléguant l’Onu au rôle de
simple greffier [4].
En d’autres termes, Jeffrey Feltman, qui
utilise ses fonctions de numéro 2 des
Nations unies pour saboter tout effort
de paix depuis 3 ans et demi, a été
placé sur la touche [5].
Résultat : en 10 jours seulement, la
Russie et les États-Unis ont pu conclure
les conditions d’une cessation des
hostilités qui trainait depuis 2012 [6].
Le président Poutine a tenu
à annoncer lui-même à la télévision
la conclusion de l’accord de
cessation des hostilités avec les
États-Unis.
Cette cessation des hostilités a été
clairement rejetée par la « Coalition
nationale des forces de la révolution et
de l’opposition syriennes », que le
président, le Turco-Syrien Khaled Khoja,
a commenté dans une lettre au Conseil de
sécurité : « Il est absolument
scandaleux de conclure des accords
bilatéraux avec la Russie sur la
"cessation des hostilités", alors que
ces accords ne concernent pas l’un des
principaux tueurs de civils en Syrie,
qui est la Fédération de Russie. Il est
grand temps que la Russie quitte la
Syrie et mette un terme à la guerre
brutale qu’elle mène contre nos
concitoyens » [7].
Cet accord est en réalité un piège
visant à détruire tout le système des
néo-conservateurs et des faucons
libéraux. Déjà, lors des négociations de
Genève 3, la Russie avait patiemment mis
en évidence la mauvaise volonté de
« l’opposition » soutenue par l’Arabie
saoudite et la Turquie. Cette opposition
s’était discréditée toute seule par ses
atermoiements. Il ne s’agissait pas de
questionner sa représentativité, mais
uniquement de montrer qu’elle ne voulait
en aucun cas améliorer les conditions de
vie des Syriens, mais exclusivement
renverser la République arabe syrienne.
La citation reproduite ci-dessus suffit
à s’en convaincre, vu que, contrairement
aux allégations de M. Khoja, la
cessation des hostilités concerne la
Russie, mais pas les groupes listés
comme terroristes par les Nations unies.
Cette cessation des hostilités vise à
placer les groupes armés devant leurs
responsabilités. Il leur suffisait de
s’inscrire auprès de Washington ou de
Moscou pour être épargnés par les
bombardements russes et syriens, mais
ils devaient dans ce cas renoncer à
renverser la République arabe syrienne
et s’engager dans un processus politique
en faveur d’une Syrie laïque et
démocratique, donc abandonner le rêve
d’un État islamique. Seules 97 katibas,
sur le millier existant, auraient osé
s’engager dans un processus qui fait
d’elles des « traitres » à la cause
turque, et les désigne comme prochaines
victimes de leurs ex-camarades
jihadistes.
Au demeurant, les Occidentaux ne
pouvaient pas s’attendre à mieux. Le 15
décembre 2015, le général Didier
Castres, responsable des opérations
extérieures françaises, assurait lors
d’une audition au Sénat que le nombre
total de combattants susceptibles d’être
modérés n’excédait pas 20 000 [8].
Tandis qu’en janvier 2016, un rapport de
renseignement allemand affirmait que la
proportion des combattants syriens au
sein de l’ensemble des groupes armés en
Syrie ne serait que de 5 % [9].
C’est précisément ce constat que
recherchaient Kerry et Lavrov en parlant
de cessation des hostilités et non pas
de cessez-le-feu —cette seconde
expression étant la seule à avoir des
conséquences juridiques—.
On doit donc comprendre la réponse de
John Kerry à une question d’un sénateur
lors d’une audition parlementaire à
propos d’un éventuel « plan B » comme
une échappatoire. Si la cessation des
hostilités ne fonctionne pas, il ne
pourra pas y avoir de partition de la
Syrie, simplement parce que le plan de
cessation des hostilités aura montré que
le choix n’est pas entre Damas et des
« rebelles », mais entre Damas et des
jihadistes.
Pour la conseillère du président
el-Assad, le « plan B » de John Kerry
devrait avoir pour objectif de lutter
contre les jihadistes.
Dans la même logique, le ministre
luxembourgeois des Affaires
étrangères, Jean Asselborn, a
déclaré au Spiegel que l’Otan
ne se laisserait pas embarquer dans
une guerre déclenchée par la Turquie
contre la Russie [10].
L’article 5 de la Charte de
l’Alliance atlantique ne prévoit de
soutenir un État membre que
lorsqu’il est directement attaqué,
pas lorsqu’il déclenche lui-même un
conflit [11].
Propos confirmés par l’Allemagne au
Daily Mail [12].
Désormais, la Maison-Blanche
s’apprête à sacrifier Recep Tayyip
Erdoğan qui devrait être rendu
responsable de tous les maux de la
région. Le président turc pourrait
être assassiné comme son
prédecésseur Turgut Özal, en 1993,
ou être renversé par ses proches.
Faute de quoi, la guerre se
déplacera de la Syrie vers la
Turquie. Vladimir Poutine aura
réussi son pari : faire évoluer les
lignes de front de sorte que les
Occidentaux se battent à ses côtés
contre les jihadistes qu’ils ont
pourtant créés.
À retenir :
La
Russie ne s’est pas engagée en
Syrie pour défendre des intérêts
économiques ou ressusciter une
alliance de la Guerre froide,
mais pour lutter contre les
jihadistes.
Depuis
2012, la Russie tente de
dissocier les Occidentaux des
jihadistes, qu’ils ont créés et
soutenus depuis 1978.
En
concluant l’accord de Munich
John Kerry a accepté de reléguer
Jeffrey Feltman, le leader des
néoconservateurs et des faucons
libéraux à l’Onu, dans un rôle
subalterne. En proposant une
cessation des hostilités, il a
permis de séparer les
combattants syriens raisonnables
des jihadistes.
[7]
« Lettre datée du 18 février 2016
adressée par le représentant de la
Coalition nationale des forces de la
révolution et de l’opposition
syriennes ». Document Onu S/2016/165.
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