Les États-Unis vont-ils se réformer
ou se déchirer ?
Thierry Meyssan
73% des
électeurs millénaristes (c’est-à-dire
croyant à l’imminence de la fin du
monde) condamnent le candidat
républicain Donald Trump. 68% d’entre
eux considèrent que la candidate
démocrate Hillary Clinton est plus apte
à défendre les classes moyennes ; 64%
qu’elle est meilleure en politique
étrangère ; 61% en économie.
Mardi 25 octobre 2016
Observant la campagne électorale
présidentielle états-unienne, Thierry
Meyssan analyse la résurgence d’un vieux
et lourd conflit civilisationnel.
Hillary Clinton vient de déclarer que
cette élection ne portait pas sur des
programmes, mais sur la question de
savoir « Qui sont les Américains ? ». Ce
n’est pas sur des questions politiques
que les ténors républicains viennent de
retirer leur soutien à leur candidat,
Donald Trump, mais à propos de son
comportement personnel. Selon notre
auteur, jusqu’à présent, les
États-uniens étaient des migrants venant
d’horizons différents et acceptant de se
soumettre à l’idéologie d’une communauté
particulière. C’est ce modèle qui est en
train de se briser, au risque de briser
le pays lui-même.
Au cours de l’année
de campagne électorale états-unienne que
nous venons de traverser, la rhétorique
a profondément changé et un clivage
inattendu est apparu entre les deux
camps. Si, au départ, les candidats
parlaient de sujets proprement
politiques (comme la répartition des
richesses ou la sécurité nationale), ils
traitent aujourd’hui principalement de
sexe et d’argent.
C’est ce discours et non pas les
questions politiques qui a fait exploser
le Parti républicain —dont les
principaux leaders ont retiré leur
soutien à leur candidat— et qui
recompose l’échiquier politique, faisant
ressurgir un très ancien clivage
civilisationnel. D’un côté, Madame
Clinton se veut politiquement correcte
tandis que de l’autre « Le Donald » fait
voler en éclats l’hypocrisie de
l’ancienne « première Dame ».
D’un côté, Hillary Clinton promeut
l’égalité hommes/femmes, bien qu’elle
n’ait jamais hésité à attaquer et salir
les femmes qui révélaient avoir couché
avec son mari ; qu’elle se présente non
pas pour ses qualités personnelles, mais
en tant qu’épouse d’un ancien président,
et qu’elle accuse Donald Trump de
misogynie parce qu’il ne cache pas son
goût pour la gente féminine. De l’autre,
Donald Trump dénonce la privatisation de
l’État et le racket des personnalités
étrangères par la Fondation Clinton pour
obtenir un rendez-vous au département
d’État ; la création de l’ObamaCare non
pas dans l’intérêt des citoyens, mais
pour le profit des assurances
médicales ; et va jusqu’à mettre en
cause la sincérité du système électoral.
J’ai parfaitement conscience que la
manière dont s’exprime Donald Trump
encourage de fait le racisme, mais je ne
pense pas du tout que ce soit au cœur du
débat électoral malgré la battage qu’en
font les médias pro-Clinton.
Il n’est pas indifférent que, lors de
l’affaire Lewinsky, le président Bill
Clinton ait présenté ses excuses à la
Nation et ait réuni des pasteurs pour
prier pour son salut. Tandis que mis en
cause pour des faits similaires par un
enregistrement audio, Donald Trump s’est
contenté de présenter ses excuses aux
personnes qu’il avait blessées sans
faire appel à des membres du clergé.
Le clivage actuel reprend la révolte
des valeurs des Catholiques, des
Orthodoxes et des Luthériens contre
celles des Calvinistes, principalement
représentés aux États-Unis par les
Presbytériens, les Baptistes et les
Méthodistes.
Si les deux candidats ont été élevés
dans la tradition puritaine (Clinton
comme Méthodiste et Trump comme
Presbytérien), Madame Clinton est
revenue à la religion à la mort de son
père et participe aujourd’hui au groupe
de prière des chefs d’état-major des
armées, The Family, tandis que Monsieur
Trump pratique une spiritualité plus
intériorisée et ne fréquente guère de
temples.
Bien sûr, personne n’est enfermé dans
les schémas dans lesquels il a été
élevé. Mais lorsque l’on agit sans
réfléchir, on les reproduit à son insu.
La question de l’environnement religieux
de chacun peut donc être importante.
Pour comprendre ce qui est en jeu, il
faut revenir en Angleterre au XVIIème
siècle. Oliver Cromwell renversa par un
coup d’État militaire le roi Charles
Ier. Il prétendit instaurer une
République, purifier l’âme du pays, et
fit décapiter l’ancien souverain. Il
créa un régime sectaire inspiré des
idées de Calvin, massacra en masse les
Irlandais papistes, et imposa un mode de
vie puritain. Il conçut aussi le
sionisme : il rappela les Juifs en
Angleterre et fut le premier chef d’État
au monde à réclamer la création d’un
État juif en Palestine. Cet épisode
sanglant est connu sous le nom de
« Première Guerre civile britannique ».
Après le rétablissement de la
monarchie, les Puritains de Cromwell
fuirent l’Angleterre. Ils s’installèrent
aux Pays-Bas, d’où certains d’entre eux
partirent à bord du Mayflower aux
Amériques (les « Pères pèlerins »),
tandis que d’autres fondèrent la
communauté Afrikaneer en Afrique
australe. Lors de la Guerre
d’indépendance des États-Unis au XVIIIe,
on revit l’affrontement des Calvinistes
contre la Monarchie britannique, de
sorte que dans les manuels actuels
d’Histoire britannique, on la désigne
comme la « Seconde Guerre civile ».
Au XIXème siècle, la Guerre de
sécession opposa les États du Sud
(principalement habités par des colons
catholiques) à ceux du Nord (plutôt
habités par des colons protestants).
L’Histoire des vainqueurs présente cet
affrontement comme une lutte pour la
liberté face à l’esclavage, ce qui est
de la pure propagande (les États du Sud
abolirent l’esclavage durant la guerre
lorsqu’ils conclurent une alliance avec
la monarchie britannique). De fait, on
retrouva l’affrontement des Puritains
contre le trône anglais, raison pour
laquelle certains historiens parlent ici
de « Troisième Guerre civile
britannique ».
Au cours du XXème siècle, cet
affrontement interne de la civilisation
britannique semblait révolu, hormis la
résurgence des Puritains au Royaume-Uni
avec les « chrétiens non-conformistes »
du Premier ministre David Llyod George.
Ces derniers divisèrent l’Irlande et
s’engagèrent à créer le « Foyer national
juif » en Palestine.
Quoi qu’il en soit, un des
conseillers de Richard Nixon, Kevin
Philipps, consacra une thèse volumineuse
à ces guerres civiles, constata qu’aucun
des problèmes n’était résolu, et annonça
une quatrième manche [1].
Je ne doute pas que Madame
Clinton sera le prochain président
des États-Unis, ou que si Monsieur
Trump était élu, il serait
rapidement éliminé. Mais en quelques
mois, on assiste à une large
redistribution électorale sur fond
d’une évolution démographique
irréversible. Les Églises issues des
Puritains ne totalisent plus que le
quart de la population et basculent
dans le camp démocrate. Leur modèle
apparaît comme un accident
historique. Il a disparu d’Afrique
du Sud et ne pourra pas survivre
encore bien longtemps, ni aux
États-Unis, ni en Israël.
Au-delà de l’élection
présidentielle, la société US doit
rapidement évoluer ou se déchirer à
nouveau. Dans un pays où la jeunesse
rejette massivement l’emprise des
prêcheurs puritains, il n’est plus
possible de déplacer la question de
l’égalité. Les Puritains envisagent
une société où tous les hommes sont
égaux, mais pas équivalents. Lord
Cromwell voulait une République pour
les Anglais, mais seulement après
avoir massacré les papistes
irlandais. C’est ainsi
qu’actuellement aux États-Unis, tous
les citoyens sont égaux devant la
loi, mais au nom des mêmes textes
les tribunaux condamnent
systématiquement des noirs tandis
qu’ils trouvent des circonstances
atténuantes aux blancs ayant commis
des crimes ou délits équivalents.
Et, dans la majorité des États, une
condamnation pénale, même pour un
excès de vitesse, suffit à se voir
retirer le droit de vote. Par
conséquent, blancs et noirs sont
égaux, mais dans certains États, la
majorité des hommes noirs a
légalement été privée de son droit
de vote. Le paradigme de cette
pensée, en politique étrangère,
c’est la « solution à deux États »
en Palestine : égaux, mais surtout
pas équivalents.
C’est la pensée puritaine qui a
conduit les administrations du
pasteur Carter, de Reagan, de Bush
(Sr. et Jr. sont deux descendants
directs des Pères pèlerins), de
Clinton et d’Obama à soutenir le
wahhabisme en contradiction avec les
idéaux affichés par leur pays, et
aujourd’hui à soutenir Daesh.
Jadis, les Pères pèlerins
fondèrent des communautés à Plymouth
et Boston, qui ont été idéalisées
dans la mémoire collective
états-unienne. Les historiens sont
pourtant formels, ils disaient
former le « Nouvel Israël » et
choisirent la « Loi de Moïse ». Ils
ne placèrent pas de Croix dans leurs
temples, mais les Tables de la Loi.
Quoique chrétiens, ils attachaient
plus d’importance aux écritures
juives qu’aux Évangiles. Ils
obligèrent leurs femmes à se voiler
la tête et rétablirent les
châtiments corporels.
[1]
The Cousins’ Wars, Kevin Philipps,
Basic Books, 1999.
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