Focus
La chute de Palmyre renverse
l’équilibre géopolitique au Levant
Thierry Meyssan
Lundi 25 mai 2015
La situation s’est
considérablement aggravée au Levant avec
la coupure par l’Émirat islamique de
l’antique « route de la soie »,
c’est-à-dire du passage de l’Iran à la
Méditerranée. Il n’existe que deux
options possibles : soit par Deir ez-Zor
et Alep, soit par Palmyre et Damas. Le
premier chemin est coupé depuis début
2013, le second vient de l’être. La
chute de Palmyre aura donc des
conséquences considérables sur
l’ensemble de l’équilibre régional.
La presse occidentale
consacre ces jours-ci ses « unes » à la
Syrie ; une situation que l’on n’a pas
connue depuis deux ans, lors de
l’affaire des bombardements chimiques de
la ghouta et du projet d’intervention de
l’Otan. Les journalistes s’inquiètent de
la progression de l’Émirat islamique et
de la possible destruction de la ville
antique de Palmyre.
Pourtant, rares sont ceux qui
connaissent l’histoire de la reine
Zénobie qui, profitant au IIIe siècle de
la faiblesse de Rome, dont les Gaules
s’étaient déjà affranchies, proclama son
propre fils empereur et elle-même
régente. Elle libéra non seulement la
Syrie, mais aussi les peuples d’Égypte,
de Palestine, de Jordanie, du Liban,
d’Irak, d’une partie de la Turquie et
même de l’Iran actuels. Sa capitale,
Palmyre, fut une cité d’un grand
raffinement, ouverte à toutes les
religions, étape brillante de la route
de la soie reliant la Méditerranée à la
Chine. Cependant, le général Aurélien
ayant réalisé un coup d’État à Rome
parvint à rétablir l’unité de l’empire,
écrasant d’abord l’impératrice Zénobie,
puis l’empire des Gaules, avant de
mettre un terme à la liberté religieuse,
d’imposer le culte du Soleil invaincu et
de se proclamer Dieu. Cette histoire
prestigieuse fait de Palmyre le symbole
de la Résistance du Levant à
l’impérialisme occidental de son époque.
On peut s’étonner de l’importance
donnée à la chute de Palmyre par la
presse occidentale. D’autant que la plus
importante progression de Daesh cette
semaine n’était pas en Syrie, ni en
Irak, mais en Libye avec la chute de
Syrte, une ville cinq ou six fois plus
peuplée que la syrienne Palmyre.
Pourtant, les mêmes journalistes qui
s’étalaient longuement durant les deux
derniers mois sur la situation chaotique
libyenne et appelaient à une
intervention militaire européenne pour
mettre fin au transit de migrants ne
l’ont pas mentionnée. Il est vrai qu’en
Libye, Daesh est commandée par
Abdelhakim Belhaj, nommé gouverneur
militaire de Tripoli sous les auspices
de l’Otan [1]
et reçu officiellement, le 2 mai 2014 à
Paris, par le Quai d’Orsay.
Pour dramatiser un peu plus, les
journalistes occidentaux affirment à
l’unisson que désormais « Daesh
contrôle la moitié du territoire syrien »
(sic). Toutefois, leurs propres cartes
les contredisent puisqu’ils n’y montrent
qu’un contrôle sur quelques villes et
sur des routes, et non pas sur des
régions.
À l’évidence, le traitement
médiatique de la situation au « Moyen-Orient
élargi » ne vise pas à rendre compte
de la réalité, mais instrumente certains
éléments judicieusement sélectionnés
pour justifier des politiques.
Daesh et l’enjeu de
Palmyre
Nous souhaiterions que l’émotion
soulevée par la chute de Palmyre soit
sincère et que les Occidentaux, après
avoir massacré en une décennie plusieurs
millions de personnes dans cette région
aient décidé d’en finir avec ces crimes.
Mais nous ne sommes pas dupes. Cette
émotion sur commande vise à justifier
d’une réaction militaire contre ou à
propos de Daesh.
Celle-ci est indispensable si
Washington souhaite toujours signer
l’accord qu’il a négocié, deux ans
durant, avec Téhéran.
En effet, Daesh a été créé par les
États-Unis avec le soutien de la
Turquie, des monarchies du Golfe et
d’Israël, comme nous l’avons toujours
dit et ainsi qu’en témoigne un document
partiellement déclassifié cette semaine
de la Defense Intelligence Agency (DIA)
que le lecteur pourra télécharger au bas
de cette page.
Contrairement aux inepties de
certains journalistes qui accusent le « régime
de Bachar » (sic) d’avoir fabriqué
cette organisation pour diviser son
opposition et la faire glisser dans le
radicalisme, la DIA atteste que l’Émirat
islamique est fonctionnel à la stratégie
états-unienne. Ce rapport, daté du 12
août 2012 et qui a largement circulé
dans l’ensemble de l’administration
Obama, annonçait clairement les plans de
Washington :
« Si la situation se dénoue,
il y aura la possibilité d’établir
une principauté de salafistes,
reconnue ou non, à l’Est de la Syrie
(Hassaké et Deir ez-Zor), ce qui est
exactement l’objectif des soutiens
de l’opposition [les États
occidentaux, les États du Golfe et
la Turquie], afin d’isoler le régime
syrien, qui est considéré comme la
profondeur stratégique de
l’expansion chiite (Irak et Iran) ».
Ainsi que nous l’avons toujours dit,
l’Émirat islamique a été développé par
une décision du Congrès des États-Unis,
réuni en séance secrète en janvier 2014,
afin de réaliser le plan Wright. Il
s’agissait de créer un « Kurdistan »
et un « Sunnistan » à cheval sur
la Syrie et l’Irak ayant pour finalité
de couper la « route de la soie »
après l’achat de Deir ez-Zor (la ville a
été achetée à des fonctionnaires
corrompus, sans combat).
Depuis la plus haute antiquité, un
faisceaux de voies de communication
relie Xi’an (l’ancienne capitale
chinoise) à la Méditerranée. Cette route
relie l’Iran à la mer à travers le
désert, soit par Deir ez-Zor et Alep,
soit par Palmyre et Damas. Elle est
aujourd’hui utilisée pour transiter des
armes vers la Syrie et le Hezbollah
libanais et devrait être utilisée pour
transporter le gaz du champ de Fars
(Iran), vers le port de Lattaquié
(Syrie).
Palmyre, la « cité du désert »,
n’est donc pas simplement un vestige
d’un passé merveilleux, c’est une pièce
stratégique dans l’équilibre régional.
C’est pourquoi il est grotesque de
prétendre que l’Armée arabe syrienne n’a
pas cherché à la défendre. En réalité,
cette armée a agit comme elle le fait
toujours depuis l’arrivée des
mercenaires dans le pays : de manière à
minimiser les pertes civiles, elle se
retire lorsqu’ils avancent en petits
groupes coordonnés (grâce aux moyens de
communication que leur fournit
l’Occident) et les frappe lorsqu’ils se
regroupent.
La Coalition internationale anti-Daesh,
créée par les États-Unis en août 2014,
n’a jamais combattu les jihadistes. Il
est au contraire attesté —non pas une
seule « par erreur », mais une
quarantaine de fois— que les avions
occidentaux ont largué des armes et des
munitions à l’Émirat islamique.
Au demeurant, la dite Coalition de 22
États prétend disposer d’un nombre
supérieur d’hommes, qui sont mieux
formés et disposent de meilleurs
matériels que Daesh. Pourtant, elle n’a
pas fait reculer l’Émirat islamique,
mais celui-ci ne cesse de conquérir de
nouvelles routes.
L’évolution des
intérêts états-uniens
Quoi qu’il en soit, Washington a
changé de stratégie. Ainsi que l’atteste
la nomination du colonel James H. Baker
comme nouveau stratège du Pentagone [2],
la page de la stratégie du chaos est
tournée. Les États-Unis reviennent à une
conception impériale classique, fondée
sur des États stables. Et pour signer
leur accord avec l’Iran, ils doivent
maintenant évacuer l’Émirat islamique du
Levant avant le 30 juin.
La campagne de presse démesurée sur
la chute de Palmyre pourrait n’être
qu’une préparation de l’opinion publique
à un véritable engagement militaire
contre Daesh. Ce sera le sens de la
réunion des 22 membres de la Coalition
(et de 2 organisations internationales)
à Paris, le 2 juin. D’ici là, le
Pentagone devra décider s’il détruit
l’Émirat islamique ou s’il le déplace et
l’utilise ailleurs à d’autres tâches.
Trois destinations sont envisageables :
déplacer les jihadistes en Libye ; en
Afrique noire ; ou dans le Caucase.
Dans le cas contraire, l’Iran ne
signera pas et la guerre continuera à
son paroxysme, car la chute de Palmyre
sous les coups de jihadistes fabriqués
par l’Occident aura les mêmes
conséquences que sa prise par les
légions d’Aurélien. D’ores et déjà, elle
menace la survie de l’« Axe de la
Résistance », c’est-à-dire de la
coalition
Iran-Irak-Syrie-Liban-Palestine. Le
Hezbollah envisage de décréter la
mobilisation générale.
Document joint
Rapport de la DIA sur les jihadistes au
Levant, 12 août 2012.
(PDF - 582.2 ko)
[1]
« Comment
les hommes d’Al-Qaida sont arrivés au
pouvoir en Libye », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 6
septembre 2011 ; « L’Armée
syrienne libre est commandée par le
gouverneur militaire de Tripoli »,
par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire,
18 décembre 2011 ; « Selon
Interpol, Abdelhakim Belhaj est le chef
de Daesh au Maghreb »,
Réseau Voltaire, 25 février 2015.
[2]
« Ashton
Carter nomme le nouveau stratège du
Pentagone », Réseau Voltaire,
17 mai 2015.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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