Journal du
changement d'ordre mondial
À la recherche du bouc émissaire
Thierry Meyssan
Jeudi 20 octobre 2016
À Berlin, l’Allemagne, la France, la
Russie et l’Ukraine ont tenté de
débloquer les conflits ukrainien et
syrien. Cependant, d’un point de vue
russe, ces blocages n’existent que parce
que l’objectif des États-Unis n’est pas
la défense de la démocratie dont ils se
prévalent, mais la prévention du
développement de la Russie et de la
Chine à travers l’interruption des
routes de la soie. Disposant de la
supériorité conventionnelle, Moscou a
donc tout fait pour lier le Moyen-Orient
et l’Europe orientale. Ce à quoi il est
parvenu en échangeant l’allongement de
la trêve en Syrie contre l’arrêt du
blocage des accords de Minsk. De son
côté, Washington cherche toujours à se
décharger de sa culpabilité sur un de
ses alliés. Après avoir échoué en
Turquie, la CIA se tourne vers l’Arabie
saoudite.
Le conflit opposant
les États-Unis à la Russie et à la Chine
évolue sur deux fronts : d’un côté,
Washington cherche un éventuel
bouc émissaire à qui faire porter la
responsabilité de la guerre contre la
Syrie, de l’autre Moscou qui a déjà
relié les dossiers syrien et yéménite,
tente de les lier à la question
ukrainienne.
Washington à la
recherche du bouc émissaire
Pour se désengager la tête haute, les
États-Unis doivent faire porter la
responsabilité de leurs crimes à un de
leurs alliés. Ils ont trois
possibilités : soit faire porter le
chapeau à la Turquie, soit à l’Arabie
saoudite, soit aux deux. La Turquie est
présente en Syrie et en Ukraine, mais
pas au Yémen, tandis que l’Arabie est
présente en Syrie et au Yémen, mais pas
en Ukraine.
La Turquie
Nous disposons désormais
d’informations vérifiées sur ce qui
s’est réellement passé le 15 juillet
dernier en Turquie ; des informations
qui nous contraignent à réviser notre
jugement initial.
En premier lieu, il s’avérait que
confier la gestion des hordes jihadistes
à la Turquie après l’attentat ayant
touché le prince saoudien Bandar bin
Sultan n’allait pas sans problèmes : en
effet, si Bandar était un intermédiaire
obéissant, Erdoğan poursuivait sa propre
stratégie de création d’un 17ème empire
turco-mongol, ce qui l’amenait à
utiliser les jihadistes en dehors de sa
mission.
En outre, les États-Unis ne pouvaient
pas ne pas sanctionner le président
Erdoğan qui rapprochait économiquement
son pays de la Russie alors qu’il était
militairement membre de l’Otan.
Enfin, avec la crise autour du
pouvoir mondial, le président Erdoğan
devenait le bouc émissaire idéal pour
sortir de la crise syrienne.
D’un point de vue états-unien, le
problème n’est pas la Turquie,
indispensable allié régional, ni le MIT
(services secrets) d’Hakan Fidan qui
organise le mouvement jihadiste dans le
monde, mais Recep Tayyip Erdoğan.
Par conséquent, la National Endowment
for Democracy (NED) a d’abord tenté en
août 2013 une révolution colorée (la
« révolution des manchots ») en
organisant des manifestations au parc
Gezi d’Istanbul. L’opération a échoué ou
Washington s’est ravisé.
La décision a été prise de renverser
les islamistes de l’AKP par les urnes.
La CIA a à la fois organisé la
transformation du HDP en véritable parti
des minorités et a préparé une alliance
entre lui et les socialistes du CHP. Le
HDP a adopté un programme très ouvert de
défense des minorités ethniques (kurdes)
et des minorités sociétales (féministes,
homosexuels), et inclus un volet
écologique. Le CHP a été réorganisé à la
fois pour masquer la surreprésentation
des alévis [1]
en son sein et en vue de promouvoir la
candidature de l’ancien président de la
Cour suprême. Cependant, si l’AKP a
perdu les élections de juillet 2015, il
n’a pas été possible de réaliser
l’alliance CHP-HDP. Par conséquent de
nouvelles élections législatives se sont
tenues en novembre 2015, mais elles ont
été grossièrement truquées par Recep
Tayyip Erdoğan.
Washington a donc décidé d’éliminer
physiquement M. Erdoğan. Trois
tentatives d’assassinat ont eu lieu
entre novembre 2015 et juillet 2016.
Contrairement à ce qui a été dit,
l’opération du 15 juillet 2016 n’était
pas une tentative de coup d’État, mais
d’élimination du seul Recep Tayyip
Erdoğan. La CIA avait utilisé les liens
industriels et militaires turco-US pour
recruter une petite équipe au sein de
l’armée de l’Air afin d’exécuter le
président lors de ses vacances.
Cependant, cette équipe a été trahie par
des officiers islamistes (ils sont
presque un quart dans les armées) et le
président a été prévenu une heure avant
l’arrivée du commando. Il a alors été
transféré sous escorte de militaires
loyalistes à Istanbul. Conscients des
conséquences prévisibles de leur échec,
les comploteurs ont lancé un coup d’État
sans préparation et alors qu’Istanbul
grouillait encore de monde. Ils ont
évidemment échoué. La répression qui a
suivi n’a pas eu pour but d’arrêter les
seuls auteurs de la tentative
d’assassinat, ni même les militaires qui
se sont ralliés au coup d’État
improvisé, mais l’ensemble des
pro-états-uniens : d’abord les laïques
kémalistes, puis les islamistes de
Fethullah Gülen. Au total, plus de
70 000 personnes ont été mises en examen
et il a fallu libérer des détenus de
droit commun pour incarcérer les pro-US.
La folie des grandeurs du président
Erdoğan et son délirant palais blanc,
son trucage des élections et sa
répression tous azimuts en font le
bouc émissaire idéal des erreurs
commises en Syrie. Cependant, sa
résistance à une révolution colorée et à
quatre tentatives d’assassinat laissent
à penser qu’il ne sera pas possible de
l’éliminer rapidement.
L’Arabie saoudite
L’Arabie saoudite est tout aussi
indispensable aux États-Unis que la
Turquie. Pour trois raisons : d’abord
ses réserves pétrolière d’un volume et
d’une qualité exceptionnelles (bien
qu’il ne s’agit plus pour Washington de
les consommer, mais simplement d’en
contrôler la vente), ensuite pour les
liquidités dont elle disposait (mais ses
revenus ont chuté de 70 %) et qui
permettaient de financer des opérations
secrètes hors du contrôle du Congrès,
enfin pour sa main-mise sur les sources
du jihadisme. En effet, depuis 1962 et
la création de la Ligue islamiste
mondiale, Riyad finance pour le compte
de la CIA les Frères musulmans et les
Naqchbandis, les deux confréries dont
est issue la totalité des cadres
jihadistes dans le monde.
Toutefois le caractère anachronique
de cet État, propriété privée d’une
famille princière étrangère aux
principes communément admis de liberté
d’expression et de religion, contraint à
des changements radicaux.
La CIA a donc organisé, en janvier
2015, la succession du roi Abdallah. La
nuit de la mort du souverain, la
majorité des incapables ont été démis de
leurs fonctions et le pays a été
entièrement réorganisé conformément à un
plan pré-établi. Désormais, le pouvoir
est réparti en trois principaux clans :
le roi Salmane (et son fils chéri le
prince Mohammed), le fils du prince
Nayef (l’autre prince Mohammed) et enfin
le fils du roi défunt (le prince Mutaib,
commandant de la Garde nationale).
Dans la pratique, le roi Salmane (81
ans) laisse son fils, le sémillant
prince Mohammed (31 ans), gouverner à sa
place. Celui-ci a accru l’engagement
saoudien contre la Syrie, puis lancé la
guerre contre le Yémen. En outre, il a
lancé un vaste programme de réformes
économiques et sociétales correspondant
à sa « Vision pour 2030 ».
Malheureusement, les résultats ne
sont pas au rendez-vous : le royaume est
enlisé en Syrie et au Yémen. Cette
dernière guerre se retourne contre lui
avec les incursions des Houthis sur son
territoire et leurs victoires sur son
armée. Au plan économique, les réserves
pétrolières sécurisées touchent à leur
fin et la défaite au Yémen empêche
d’exploiter le « Quart vide »,
c’est-à-dire la région à cheval sur les
deux pays. La baisse des prix du pétrole
a certes permis d’éliminer bien des
concurrents, mais elle a aussi asséché
le Trésor saoudien qui se trouve
contraint d’emprunter sur les marchés
internationaux.
L’Arabie n’a jamais été aussi
puissante ni aussi fragile. La
répression politique a atteint des
sommets avec la décapitation du chef de
l’opposition, le cheikh Al-Nimr. La
révolte ne gronde pas uniquement parmi
la minorité chiite, mais aussi dans les
provinces sunnites de l’Ouest. Au plan
international, la Coalition arabe est
certes impressionnante, mais prend de
l’eau de toutes part depuis le retrait
égyptien. Le rapprochement public avec
Israël contre l’Iran soulève un tollé
dans le monde arabe et musulman. Plus
qu’une nouvelle alliance, il illustre la
panique qui s’est emparée de la famille
royale, désormais haïe de tous.
Vu de Washington, le moment est venu
de choisir les éléments qu’il convient
de sauver en Arabie saoudite et de se
débarrasser des autres. La logique
voudrait donc que l’on revienne à la
répartition du pouvoir précédente entre
les Sudeiris (mais sans le prince
Mohammed bin Salman qui s’est montré
incapable) et les Chammars (la tribu de
feu le roi Abdallah).
Le mieux, aussi bien pour Washington
que pour les sujets saoudiens, serait
que le roi Salmane décède. Son fils
Mohammed serait écarté du pouvoir qui
reviendrait à l’autre prince Mohammed
(le fils de Nayef). Tandis que le prince
Mutaib conserverait son poste. Cette
succession serait plus facile à gérer
pour Washington si elle intervenait
avant l’investiture du prochain
président, le 6 janvier 2017.
L’impétrant pourrait alors rejeter
toutes les fautes sur le défunt et
annoncer la paix en Syrie et au Yémen.
C’est sur ce projet que travaille
actuellement la CIA.
En Arabie comme en Turquie et dans
d’autres pays alliés la CIA cherche à
maintenir les choses en l’état. Pour
cela, elle se contente d’organiser en
sous-main des tentatives de changements
de dirigeants, sans jamais toucher aux
structures. Le caractère cosmétique de
ces modification facilite l’invisibilité
de son travail.
Moscou tente de
négocier ensemble le Moyen-Orient et
l’Ukraine
La Russie est parvenue à relier les
champs de bataille syrien et yéménite.
Si ses forces sont publiquement
déployées au Levant depuis un an, elles
sont officieusement présentes au Yémen
depuis trois mois et y participent
désormais activement aux combats. En
négociant simultanément les
cessez-le-feu à Alep et au Yémen, elle a
contraint les États-Unis à accepter de
lier ces deux théâtres d’opération. Dans
ces deux pays, ses armées montrent leur
supériorité en matière conventionnelle
face aux alliés des États-Unis, tout en
évitant une confrontation directe avec
le Pentagone. Cette esquive empêche
Moscou de s’investir en Irak, malgré ses
antécédents historiques dans ce
troisième pays.
Toutefois, l’origine de la querelle
entre les deux Grands est
fondamentalement l’interruption des deux
routes de la soie en Syrie, puis en
Ukraine. Logiquement, Moscou tente donc
de lier les deux dossiers dans ses
négociations avec Washington. C’est
d’autant plus logique que la CIA
elle-même a déjà créé un lien entre les
deux champs de bataille via la Turquie.
En se rendant à Berlin, le 19
octobre, le président russe Vladimir
Poutine et son ministre des Affaires
étrangères, Sergey Lavrov, entendaient
convaincre l’Allemagne et la France, à
défaut des États-Unis, de lier ces
dossiers. Ils ont donc échangé
l’allongement de la trêve en Syrie
contre l’arrêt du blocage ukrainien des
accords de Minsk. Ce troc ne peut
qu’irriter Washington qui fera tout ce
qui est en son pouvoir pour le saboter.
Bien sûr, au final, Berlin et Londres
s’aligneront sur leur suzerain otanien.
Mais du point de vue de Moscou mieux
vaut un conflit gelé qu’une défaite (en
Ukraine, comme en Transnitrie par
exemple), et tout ce qui entame l’unité
de l’Otan anticipe la fin du
suprémacisme états-unien.
[1]
La religion alévie est la version turque
de l’alaouisme syrien.
Thierry Meyssan
Consultant
politique, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007). Compte
Twitter officiel.
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