Pourquoi la France veut-elle renverser
la République arabe syrienne ?
Thierry Meyssan
Nicolas
Sarkozy et David Cameron signent les
Accords de Lancaster House.
Ils réitèrent, un siècle plus tard,
l’entente cordiale des Accords
Sykes-Picot.
Lundi 12 octobre 2015
Revenant sur l’histoire de la
colonisation française de la Syrie et la
comparant avec l’action des présidents
Sarkozy et Hollande, Thierry Meyssan met
en évidence la volonté de certains
dirigeants français actuels de
recoloniser ce pays. Une position
anachronique et criminelle qui fait de
la France actuelle un État de plus en
plus haï dans le monde.
La France est
aujourd’hui la principale puissance qui
appelle au renversement de la République
arabe syrienne. Alors que la
Maison-Blanche et le Kremlin négocient
en secret la manière de se débarrasser
des jihadistes, Paris persiste à accuser
le « régime de Bachar » (sic) d’avoir
créé Daesh et à déclarer qu’après avoir
éliminé l’Émirat islamique, il
conviendra de renverser la « dictature
alaouite » (re-sic). La France est
publiquement soutenue par la Turquie et
l’Arabie saoudite, et en sous-main par
Israël.
Comment expliquer ce positionnement
de perdant alors que la France n’a aucun
intérêt économique ou politique dans
cette croisade, que les États-Unis ont
cessé de former des combattants contre
la République, et que la Russie est en
train de réduire en cendre les groupes
jihadistes ?
La plupart des commentateurs ont
souligné à juste titre les liens
personnels du président Nicolas Sarkozy
avec le Qatar, sponsor des Frères
musulmans, et ceux du président François
Hollande, également avec le Qatar, puis
avec l’Arabie saoudite. Les deux
présidents ont fait financer
illégalement une partie de leurs
campagnes électorales par ces États et
ont bénéficié de toutes sortes de
facilités offertes par ces mêmes États.
En outre, l’Arabie saoudite détient
désormais une partie non-négligeable des
entreprises du CAC40, de sorte que son
désinvestissement brutal causerait de
graves dommages économiques à la France.
Je voudrais évoquer ici une autre
hypothèse explicative : les intérêts
coloniaux de certains dirigeants
français. Pour cela, un retour en
arrière est nécessaire.
Les accords
Sykes-Picot
Durant la Première Guerre mondiale,
les Empires britannique, français et
russe sont secrètement convenus de se
partager les colonies des Empires
austro-hongrois, allemand et ottoman
lorsqu’ils seraient vaincus. À l’issue
de négociations secrètes à Downing
Street, le conseiller du ministre de la
Guerre et supérieur de « Lawrence
d’Arabie », Sir Mark Sykes, et l’envoyé
spécial du Quai d’Orsay, François
Georges-Picot, décident de partager la
province ottomane de la Grande Syrie
entre eux et en informent le Tsar.
Les Britanniques, dont l’Empire était
économique, s’approprient les zones
pétrolières connues à l’époque et la
Palestine pour y installer une colonie
de peuplement juive. Leur territoire
s’étendait sur ceux de l’État de
Palestine, d’Israël, de la Jordanie, de
l’Irak et du Koweït actuels. Paris, qui
était partagé entre partisans et
adversaires de la colonisation,
admettait quant à lui une colonisation à
la fois économique, culturelle et
politique. Il s’appropria donc les
territoires du Liban et de la Petite
Syrie actuels dont près de la moitié de
la population à l’époque était
chrétienne et dont il se déclarait le
« protecteur » depuis François Ier.
Enfin, les lieux saints de Jérusalem et
de Saint-Jean d’Acre devaient être
internationalisés. Mais en réalité, ces
accords ne furent jamais pleinement
appliqués à la fois parce que les
Britanniques avaient pris des
engagements contradictoires et surtout
parce qu’ils entendaient créer un État
juif pour poursuivre leur expansion
coloniale.
Jamais les « démocraties »
britannique et française ne débattirent
publiquement de ces accords. Ils
auraient choqué les Peuples britanniques
et auraient été rejetés par le Peuple
français. Les accords Sykes-Picot sont
révélés par les révolutionnaires
bolcheviks qui les découvrent dans les
archives du Tsar. Ils provoquent la
fureur des Arabes, mais les Britanniques
et les Français ne réagissent pas aux
agissements de leurs gouvernements.
L’idée coloniale
française
La colonisation française a débuté
sous Charles X avec la conquête
sanglante de l’Algérie. C’était une
question de prestige qui ne fut jamais
validée par les Français et déboucha sur
la révolution de Juillet 1830.
Mais l’idée coloniale n’est apparue
en France qu’après la chute du Second
Empire et la perte de l’Alsace-Moselle.
Deux hommes de gauche, Gambetta et Jules
Ferry proposent de partir à la conquête
de nouveaux territoires en Afrique et en
Asie à défaut de pouvoir libérer
l’Alsace et la Moselle occupées par le
Reich allemand. Ils s’unissent avec les
intérêts économiques de la droite liés à
l’exploitation de l’Algérie.
Comme la motivation de dérivatif à la
libération du territoire national n’est
pas très glorieuse, les amis de Gambetta
et de Ferry vont l’enrober d’un discours
mobilisateur. Il ne s’agit pas de
satisfaire des appétits expansionnistes
ou économiques, mais de « libérer des
peuples opprimés » (sic) et de les
« émanciper » de cultures
« inférieures » (re-sic). C’est beaucoup
plus noble.
À l’Assemblée nationale et au Sénat,
les partisans de la colonisation avaient
créé un lobby pour défendre leurs
appétits : le « Parti colonial ». Le
terme de « parti » ne doit pas ici
induire en erreur, il ne désigne pas une
formation politique mais un courant de
pensée trans-partisan, réunissant une
centaine de parlementaires de droite et
de gauche. Ils s’adjoignirent de
puissants hommes d’affaires, des
militaires, des géographes et de hauts
fonctionnaires, comme François
Georges-Picot. Si très peu de Français
s’intéressaient à la colonisation avant
la Première Guerre mondiale, ils furent
beaucoup plus nombreux durant l’Entre-deux-Guerres...
c’est-à-dire après la restitution de
l’Alsace et de la Moselle. Le Parti
colonial, qui n’était plus alors que
celui du capitalisme aveugle enrobé de
droit-de-l’hommisme, tenta de convaincre
la population à travers de grandes
manifestations comme la sinistre
Exposition coloniale de 1931 et connut
son apogée avec le Front populaire de
Léon Blum, en 1936.
La colonisation de
la Petite Syrie
À l’issue de la Guerre et de la chute
de l’Empire ottoman, le chérif Hussein
des deux Mosquées de La Mecque et de
Médine proclame l’indépendance des
Arabes. Conformément aux engagements de
« Lawrence d’Arabie », il se proclame
« roi des Arabes », mais est rappelé à
l’ordre par la « perfide Albion ».
En 1918, son fils, l’émir Fayçal,
proclame un gouvernement arabe
provisoire à Damas tandis que les
Britanniques occupent la Palestine et
les Français la côte méditerranéenne.
Les Arabes tentent de créer un État
unitaire, multiconfessionnel,
démocratique et indépendant.
Le président US, Woodrow Wilson a
réconcilié son pays avec le Royaume-Uni
autour du projet commun de création d’un
État juif, mais il est opposé à l’idée
de coloniser le reste de la région.
Quittant la conférence de Versailles, la
France se fait octroyer un mandat par le
Conseil suprême inter-alliés pour
administrer sa zone d’influence lors de
la conférence de San Remo. La
colonisation avait trouvé un alibi
juridique : il fallait aider les
Levantins à s’organiser après la chute
des Ottomans.
Les premières élections démocratiques
sont organisées en Syrie par le
gouvernement arabe provisoire. Elles
donnent la majorité du Congrès général
syrien à des caciques sans véritable
couleur politique, mais l’assemblée est
dominée par les figures de la minorité
nationaliste. Elle adopte une
Constitution monarchique et bicamérale.
À l’annonce du mandat français, le
Peuple se soulève contre l’émir Fayçal
qui a décidé de collaborer avec les
Français et les Maronites du Liban qui
le soutiennent. Paris envoie la troupe
sous les ordres du général Gouraud, un
membre du « Parti colonial ». Les
nationalistes syriens lui livrent
bataille à Khan Mayssaloun où ils sont
écrasés. La colonisation commence.
Le général Gouraud sépare d’abord le
Liban —où il dispose du soutien des
Maronites— du reste de la Syrie qu’il
s’efforce de gouverner en divisant et en
opposant les groupes confessionnels. La
capitale de la « Syrie » est transférée
à Homs, une petite ville sunnite, avant
de revenir à Damas, mais le pouvoir
colonial reste basé au Liban, à
Beyrouth. Un drapeau est donné à la
colonie, en 1932, il est composé de
trois bandes horizontales représentant
les dynasties Fatimides (vert),
Omeyyades (blanc) et Abbasides (noir),
symboles des musulmans chiites pour la
première et sunnites pour les deux
suivantes. Les trois étoiles rouges
représentent les trois minorités
chrétienne, druze et alaouite.
La France entend faire du Liban un
État maronite, car les Maronites sont
des chrétiens reconnaissant l’autorité
du pape, et de la Syrie un État
musulman. Elle ne cessera de combattre
les chrétiens de la Petite Syrie car
majoritairement orthodoxes.
En 1936, la gauche accède au pouvoir
en France avec le gouvernement du Front
populaire. Il accepte de négocier avec
les nationalistes arabes et leur promet
l’indépendance. Le sous-secrétaire
d’État aux protectorats du Maghreb et
aux mandats du Proche-Orient, Pierre
Viénot, négocie l’indépendance du Liban
et de la Syrie (comme il avait tenté de
la faire pour la Tunisie). Le Traité est
ratifié à l’unanimité par le Parlement
syrien, mais ne sera jamais présenté par
Léon Blum —membre du « Parti colonial »—
au Sénat.
Dans la même période, le gouvernement
du Front populaire décide de séparer la
ville d’Antioche de la Petite Syrie et
propose de la rattacher à la Turquie, ce
qui sera fait en 1939. De cette manière,
Léon Blum entend se débarrasser des
chrétiens orthodoxes dont le patriarche
est titulaire de la chaire d’Antioche et
que les Turcs ne manqueront pas de
réprimer.
Finalement, c’est la division de la
France durant la Seconde Guerre mondiale
qui mettra fin à la colonisation. Le
gouvernement légal de Philippe Pétain
tente de maintenir le mandat, tandis que
le gouvernement légitime de Charles De
Gaulle proclame l’indépendance du Liban
et de la Syrie, en 1941.
À la fin de la Seconde Guerre
mondiale, le Gouvernement provisoire de
la République met en œuvre le programme
du Conseil national de la
Résistance. Pourtant, le « Parti
colonial » s’oppose aux indépendances
des peuples colonisés. Le 8 mai 1945,
c’est le massacre de Sétif (Algérie)
sous le commandement du général Raymond
Duval, le 29 mai, c’est celui de Damas
sous le commandement du général Fernand
Olive. La ville est bombardée par
l’aviation française durant deux jours.
Une grande partie du souk historique est
détruite. L’hémicycle du Congrès du
Peuple syrien lui-même est bombardé.
Roland
Dumas jette un pavé dans la mare en
direct à la TV et casse ainsi le
discours officiel de François Hollande :
« les
Anglais préparaient la guerre en Syrie
deux ans avant les manifestations en
2011 ».
Ceci n’était pas prévu dans le
programme ! Merci, Monsieur Dumas !
L’ambition coloniale
de la France en Syrie depuis 2011
Alors que le président Nicolas
Sarkozy avait invité son homologue
syrien, Bachar el-Assad, aux cérémonies
du 14 juillet 2008 aux Champs-Élysées en
célébrant ses avancées démocratiques, il
négocie avec les États-Unis et le
Royaume-Uni le remodelage du
« Moyen-Orient élargi » en 2009-10. La
secrétaire d’État Hillary Clinton le
convainc de relancer le projet colonial
franco-britannique sous la guidance
états-unienne, c’est la théorie du
« leadership par l’arrière ».
Le 2 novembre 2010 —c’est-à-dire
avant le « Printemps arabe »—, la France
et le Royaume-Uni signent une série de
documents connus comme les Accords de
Lancaster House. Si la partie publique
indique que les deux États mettront en
commun leurs forces de projection
(c’est-à-dire leurs forces coloniales),
la partie secrète prévoit d’attaquer la
Libye et la Syrie, le 21 mars 2011. On
sait que la Libye sera attaquée deux
jours plus tôt par la France, soulevant
la colère du Royaume-Uni qui était ainsi
doublé par son allié. L’attaque de la
Syrie n’aura, par contre, jamais lieu
car le commanditaire, les États-Unis,
changera d’avis.
Les Accords de Lancaster House ont
été négociés pour la France par Alain
Juppé et le général Benoît Puga, un
partisan enragé de la colonisation.
Le 29 juillet 2011, la France créée
l’Armée syrienne libre (les
« modérés »). Contrairement à la
communication officielle autour de son
chef, le colonel Riyad el-Asaad, ses
premiers éléments ne sont pas des
Syriens, mais des Libyens membres d’al-Qaïda.
Riyad el-Asaad n’est qu’une couverture
chargée de donner le vernis syrien. Il a
été choisi en raison de son homonymie
avec le président Bachar el-Assad avec
lequel il n’a aucun lien de parenté.
Cependant, ignorant que les deux noms ne
s’écrivent pas de la même manière en
arabe, la presse atlantiste voit en lui
le signe la « première défection au sein
du régime ».
L’Armée syrienne libre (ASL) est
encadrée par des légionnaires français,
détachés de leur corps et mis à la
disposition de l’Élysée et du général
Benoît Puga, le chef d’état-major privé
du président Sarkozy. L’ASL reçoit comme
drapeau celui de la colonisation
française.
Actuellement, l’ASL n’est plus une
armée permanente. Mais sa marque est
utilisée ponctuellement pour des
opérations imaginées par l’Élysée et
effectuées par des mercenaires des
autres groupes armés. La France persiste
à distinguer des jihadistes « modérés »
et d’autres « extrémistes ». Il n’existe
pourtant aucune différence de personnel
ou de comportement entre les deux
groupes. C’est l’ASL qui débuta les
exécutions d’homosexuels en les jetant
du haut des toits d’immeubles. C’est
également l’ASL qui diffusa une vidéo de
l’un de ses dirigeants cannibale
mangeant le cœur et le foie d’un soldat
syrien. La seule différence entre
modérés et extrémistes, c’est leur
drapeau : celui de la colonisation
française ou celui du jihad.
Début 2012, les légionnaires français
escortent les 3 000 combattants de l’ASL
à Homs, l’ancienne capitale de la
colonisation française, pour en faire la
« capitale de la révolution ». Ils se
retranchent dans le quartier neuf de
Baba Amr et proclament un Émirat
islamique. Un tribunal révolutionnaire
condamne à mort plus de 150 habitants
qui étaient restés dans le quartier et
les fait égorger en public. L’ASL tint
un siège d’un mois protégée par des
postes de tir de missiles anti-tanks
Milan, mis à disposition par la France.
Lorsque le président François
Hollande relance la guerre contre la
Syrie, en juillet 2012, il conserve
—fait unique dans l’histoire de France—
le chef d’état-major privé de son
prédécesseur, le général Benoît Puga. Il
reprend la rhétorique et la
gesticulation coloniale. Ainsi, il
déclare que la République arabe syrienne
est une « dictature sanguinaire » (il
faut donc « libérer un peuple opprimé »)
et que le pouvoir est confisqué par la
minorité alaouite (il faut donc
« émanciper » les Syriens de cette
horrible secte). Il fait interdire aux
réfugiés syriens en Europe de participer
aux élections qui se tiennent dans leur
pays et décide à leur place que le
Conseil national syrien —non élu— est
leur représentant légitime. Son ministre
des Affaires étrangères, Laurent Fabius,
déclare que le président
démocratiquement élu, Bachar el-Assad,
« ne mérite pas d’être sur la Terre ».
Les déclarations de
Valéry Giscard d’Estaing
Le 27 septembre dernier, l’ancien
président Valéry Giscard d’Estaing
accorda une interview d’une page au
quotidien Le Parisien/Aujourd’hui en
France à propos des réfugiés et de
l’intervention russe contre les
terroristes en Syrie. Il y déclare :
« Je m’interroge sur la possibilité de
créer un mandat de l’Onu sur la Syrie,
pour une durée de cinq ans ».
Jamais l’Onu n’a accordé de
« mandat » depuis sa création. Ce simple
mot renvoie aux affres de la
colonisation. Jamais non plus un leader
français n’avait ainsi évoqué
publiquement l’ambition coloniale
française depuis l’indépendance de
l’Algérie, il y a 53 ans.
Il importe ici de rappeler que
Geneviève, la sœur de François
Georges-Picot (celui des Accords
Sykes-Picot), épousa le sénateur Jacques
Bardoux —membre du « Parti colonial »—.
Leur fille, May Bardoux, épousa quant à
elle le président de la Société
financière française et coloniale,
Edmond Giscard d’Estaing, le père de
l’ancien président français.
Ainsi, la solution du problème
syrien, selon le petit neveu de l’homme
qui négocia avec les Britanniques le
mandat français sur la Syrie, c’est de
recoloniser le pays.
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