Amérique latine
Comprendre la guerre de l’essence au
Venezuela sans attendre d’être « informé
» par les grands médias
Thierry Deronne

25 mai
2020. Menacés par les Etats-Unis, cinq
tankers iraniens entrent
dans les eaux vénézuéliennes sous la
protection des Forces Armées
Bolivariennes
Mardi 26 mai 2020
Peu à peu la
coopération des « deux tiers du monde »
rêvée par Simon Bolivar s’incarne. Le
blocage états-unien de ses raffineries
extérieures et de l’importations
d’additifs pour la produire sur place
avait privé le Venezuela d’essence. Cinq
tankers envoyés par l’Iran viennent de
briser le blocus états-unien/européen.
Menacés par l’administration Trump,
escortés par l’armée bolivarienne dès
leur arrivée dans les eaux
vénézuéliennes, ces navires apportent de
l’essence pour deux semaines et des
additifs pour poursuivre sur place la
production. Cette victoire face à la
longue guerre économique – lancée en
2013 et renforcée pendant la pandémie –
est un espoir pour tant de nations
subissant les « sanctions » – mesures
coercitives unilatérales – de
l’Occident.
Le plan du
gouvernement vénézuélien est de
réactiver les raffineries pour répondre
à la demande intérieure. Le pari des
États-Unis est que non seulement cela
n’arrivera pas mais qu’il faut continuer
à travailler pour que toute l’économie
s’effondre, et qu’une rupture sociale
permette enfin le “changement de
régime”, soit à travers un coup d’Etat
soit à travers une invasion militaire.
Quelles sont les
clefs de cette guerre ? Sous la pression
d’un champ médiatique devenu homogène,
la plupart des journalistes ou
politologues occidentaux remplacent les
causes par les effets, rendent
responsable le Président Maduro d’une
“crise” ou établissent un
« fifty-fifty » plus idéologique
qu’empirique entre la guerre économique
et les problèmes internes de mauvaise
gestion ou de manque d’investissements
du gouvernement bolivarien.
“Facts first”.
Comme l’explique la journaliste
Erika Ortega Sanoja, le Venezuela
importe de l’essence de l’Iran pour
diverses raisons :
– Sabotages et
attentats continuels comme l’incendie de
la raffinerie d’Amuay (Paraguaná) qui
fit 55 morts en août 2012.
– Affaiblissement
chronique de la compagnie publique
Petroleos De Venezuela (PDVSA) après la
chute brutale et soutenue des prix du
pétrole entre 2014 et 2016, et la
constitution d’un réseau de corruption
des hauts cadres pétroliers.
– La fuite des
cerveaux, sous la pression de la guerre
économique, de son personnel le plus
important : les travailleurs qui avaient
réussi, avec Chavez, à récupérer
l’industrie en 2002, après le sabotage
pétrolier de l’opposition organisé
depuis les USA.
– L’infiltration de
l’opposition dans l’entreprise,
démontrée avec le cas de CITGO
(Etats-Unis).
– L’impossibilité
de remplacer les pièces et d’acheter des
additifs face au blocus imposé par
l’administration de Donald Trump et
resserré depuis 2017.
– Les menaces
constantes et croissantes des États-Unis
sur les investisseurs potentiels.
– Le paiement de
plus de 70 milliards de dollars de
dettes de la République qui n’ont pas pu
être refinancées.
– La dépossession
des ressources de la République
bolivarienne qui se trouvaient dans les
banques en Europe et aux USA.
– Le blocage des
raffineries extérieures
à Curaçao, et aux États-Unis via le
transfert illégal des actifs de la
société pétrolière d’État vénézuélienne
CITGO, basée aux USA, à Juan Guaido au
motif de son auto-proclamation comme
“président” en 2019, aujourd’hui
mise en vente, autre manoeuvre
illégale
dénoncée par le gouvernement bolivarien.
Autre entreprise frauduleusement acquise
par les amis du fake-président:
Monómeros Colombo Venezolanos, une
entreprise pétrochimique de l’Etat dont
le siège se trouve en Colombie.

Citgo
possède trois raffineries et un réseau
de pipelines qui traversent 23 États des
États-Unis.
Le journaliste et
sociologue Marco Teruggi vit au
Venezuela. Nous traduisons
son analyse qui éclaire ces faits
dans le contexte de la révolution
bolivarienne:
« La station
d’essence devant chez moi s’est vidée
quelques jours après le
début du confinement généralisé. Les
responsables sont partis, après avoir
tendu une corde pour barrer l’accès :
« fermé ». Les gens ont commencé à
parler de l’endroit où on pourrait
trouver de l’essence et à dresser une
carte des stations en activité, dans une
situation qu’on croyait momentanée.
Puis, comme face à
toute pénurie, la revente a commencé.
Les prix ont augmenté à mesure que la
situation se faisait plus critique : 1…
1,5… 2… jusqu’à 3 dollars par litre,
dans un pays où le remplissage d’un
réservoir est pratiquement gratuit pour
les consommateurs depuis toujours. Les
files d’attente se sont allongées,
durant parfois plus d’un jour, parfois
deux, et le manque d’essence s’est
“normalisé”.
Ce qui était un
fait nouveau pour Caracas – bien qu’on
l’avait déjà vécu lors du lock-out
pétrolier organisé par les hauts cadres
de PDVSA pour renverser Hugo Chávez
entre 2002 et 2003 – ne l’a cependant
pas été pour de nombreux états
intérieurs du pays, notamment ceux qui
ont une frontière avec la Colombie.
Là-bas, comme dans les Etats d’Apure, du
Táchira, de Mérida ou du Zulia, les
files pour faire le plein d’essence sont
apparues depuis déjà près de trois ans,
conséquence de la contrebande massive
vers la Colombie où elle est revendue au
prix du marché. En 2006 par exemple, le
président Alvaro Uribe légalisa la
contrebande d’essence vénézuélienne : la
seule « Cooperativa Multiactiva del
Norte », autorisée par lui, peut stocker
jusqu’à près de 3 millions de litres.
Ces derniers mois,
le manque d’essence s’était étendu aux
villes proches de Caracas. Dès le mois
de mars, alors qu’il y avait une pénurie
dans la capitale, on a commencé à parler
de la crise de l’essence. Au Venezuela,
comme dans de nombreux pays d’Amérique
latine, la capitale joue un rôle
surdimensionné dans la dynamique
politique. Ce qui se passe à Caracas
revêt dès lors un « caractère
national », ce qui peut affecter le
pouvoir politique central.
Pour mieux
comprendre les causes de cette
situation, on peut tracer une ligne de
temps des différents acteurs impliqués,
dans un contexte politique de sièges, de
tranchées, de négations, dans un des
moments les plus complexes de ces
dernières années.

Le blocus
En août 2017, la
Maison Blanche a
émis la première d’une
longue liste de sanctions contre
l’industrie pétrolière vénézuélienne,
PDVSA, par le biais du décret 13808. Ce
mois-là a coïncidé avec une défaite
électorale de la droite, matérialisée
par l’élection de l’Assemblée nationale
constituante qui a signifié une victoire
pour le chavisme.
Le premier décret a
commencé à façonner un blocus technique
de PDVSA avec un objectif central :
frapper la principale colonne vertébrale
de l’économie vénézuélienne. Cette
mesure visait à fermer les sources de
capitaux étrangers, nécessaires au
fonctionnement de l’industrie
pétrolière. En 2018, trois autres
décrets ont été pris à l’encontre du
Venezuela, touchant différents secteurs
de l’économie. Le 28 janvier 2019, cinq
jours après l’autoproclamation de Juan
Guaidó et sa reconnaissance immédiate
par Donald Trump, la Maison Blanche a
publié le décret 13850
centré sur PDVSA et la Banque
centrale du Venezuela : « À la suite
de l’action d’aujourd’hui, tous les
biens et intérêts détenus par le PDVSA
qui relèvent de la juridiction
américaine sont bloqués et il est
interdit aux personnes américaines de
faire des transactions avec eux« , a
déclaré le département du Trésor.
Cette mesure
comprenait le blocage de 7 milliards de
dollars d’actifs de PDVSA aux
États-Unis, l’appropriation par le “clan
états-unien de Guaido” de CITGO, une
raffinerie affiliée de la compagnie
pétrolière sur le territoire américain,
dont un juge vient d’annoncer la vente,
dénoncée comme illégale par le
gouvernement vénézuélien. En outre,
PDVSA a été bloqué sur le marché
américain de l’énergie, ce qui a eu un
impact sur les acheteurs internationaux.
Les sanctions ont
continué à se multiplier : plus de 30
navires et pétroliers du PDVSA ont été
inscrits sur la liste noire du
département du Trésor, et le 5 août
2019, la Maison Blanche a publié le
décret 13884 qui a saisi tous les actifs
vénézuéliens aux États-Unis, y compris
CITGO. L’arsenal de mesures visant à
détruire le champ économique de PDVSA
s’est ensuite abattu sur des compagnies
pétrolières étrangères, en particulier,
début 2020, les compagnies russes
Rosneft Trading et
TNK Trading International. Les
médias occidentaux jubilaient déjà à
l’idée que la Russie abandonne le
Venezuela pour sauver Rosneft, quand
Moscou freina les plans de Trump en
décidant de faire passer sous contrôle
direct du Kremlin les activités de cette
entreprise.
L’asphyxie
états-unienne a donc fonctionné des deux
côtés. D’une part le blocage des
activités de la compagnie pétrolière
publique PDVSA en tant que principale
source de revenus pour l’État, et
d’autre part l’économie dans son
ensemble avec une paralysie générale
liée à l’impossibilité de
s’approvisionner en essence. L’agence
Reuters
avait rapporté: « La pénurie
d’essence au Venezuela s’aggrave après
que des fonctionnaires américains ont
fait pression sur les compagnies
étrangères pour qu’elles s’abstiennent
de fournir du carburant« . La mesure
a débuté fin 2019 et a été ratifiée en
2020.
Les dernières
mesures ont été annoncées lundi par
Mauricio Claver-Carone, responsable de
la sécurité nationale de la Maison
Blanche pour l’Amérique Latine, qui a
menacé les entreprises étrangères
présentes au Venezuela : « Il n’y a
pas d’exception pour la production de
Chevron, il n’y a d’exception pour
aucune entreprise dans le monde, nous
avons parlé avec Repsol, Reliance, Eni,
et nous leur avons montré ce qui s’est
passé avec Rosneft Trading (…) nous leur
avons dit que s’ils continuaient dans
ces activités, ils le feraient sous le
risque de sanctions qui pourraient être
dévastatrices pour eux« .

2017, l’année du
premier décret contre PDVSA, coïncide
avec la décision importante, qui a
constitué un séisme politique, du
président Maduro d’assainir l’ensemble
de l’industrie pétrolière tombé en
décadence sous la gestion de Rafael
Ramirez nommé par Hugo Chavez. Les deux
derniers présidents de l’industrie
pétrolière et ministres du pétrole,
Eulogio Del Pino et Nelson Martinez, qui
étaient impliqués dans un plan de
corruption à l’intérieur de CITGO et qui
avaient été en charge de 2014 à 2017,
ont été arrêtés. À la fin de 2017,
le ministère public a également
accusé Rafael Ramírez, ancien
président de PDVSA et ministre du
pétrole, d’être responsable de
détournements de fonds et de faits tels
que le maquillage comptable, le sabotage
et la surfacturation des contrats. Les
événements dont Ramírez est accusé ont
commencé en 2009 et se sont poursuivis
jusqu’en 2014, date à laquelle il a été
remplacé par Del Pino. Ramirez a fui la
justice de son pays et négocie son
absolution avec la justice états-unienne
pour d’autres faits de corruption.
L’enquête menée par
le ministère public depuis la nomination
de son nouveau Procureur Général en 2017
dévoile un système de corruption à la
présidence du PDVSA, impliquant des
dizaines de gestionnaires et le
ministère du pétrole entre 2009 et 2017.
Un système bien huilé garantissant
l’impunité en échange de commissions
payées à la procureure générale Luisa
Ortega Diaz, qui a depuis fui la justice
vénézuélienne et qui est elle aussi
impliquée dans des faits de corruption
aux Etats-Unis. Dans quelle mesure cette
longue histoire de corruption a-t-elle
eu un impact sur la gestion des
investissements dans les puits, les
raffineries, la production, les
décisions adéquates sur une entreprise
complexe comme PDVSA ?
2017 est donc une
année cruciale: c’est à la fois le début
du blocus direct de la part des
États-Unis sur l’industrie pétrolière,
mais aussi le changement de sa
présidence après huit années de
dirigeants impliqués dans la trame de
corruption. Il s’agit donc à la fois
d’un travail de révision interne, et de
refonder une architecture pour surmonter
la pluie de sanctions qui affectent de
plus en plus de secteurs et
d’itinéraires. Exemple : le blocus a
affecté l’importation d’additifs et de
produits chimiques pour le raffinage de
l’essence, et le
vol de CITGO a entraîné la coupure
d’une voie centrale d’approvisionnement
en essence, en pièces détachées et en
intrants pour le raffinage.
Près de trois ans
après l’arrestation de Del Pino et
Martinez, la production de pétrole et le
raffinage de l’essence ont continué à
diminuer. Manuel Quevedo, mis en place
pour restructurer PDVSA a été remplacé
en avril 2020
par l’ingénieur chimiste Asdrubal Chavez,
respecté pour sa longue expérience en
matière de politique pétrolière et de
relations avec l’OPEP.
La compagnie PDVSA
a une particularité : elle a été
structurée à partir du milieu des années
1970 en fonction des besoins des
transnationales d’extraction
états-uniennes, avec leurs machines,
leurs intrants, leurs technologies et
leur gestion. Tant que ce schéma de
haute dépendance restait intact, PDVSA
était un objectif sur lequel les
États-Unis avaient un haut niveau de
connaissances et de puissants moyens de
réduire les fournitures d’intrants et de
machines-clés. C’est pourquoi une partie
des accords actuels du PDVSA avec les
alliés internationaux consiste, outre
l’exportation de brut et l’importation
d’essence, à acheter des pièces pouvant
remplacer celles des États-Unis pour
remettre les raffineries en service
comme celle d’El Palito qui recevra une
partie des cargaisons envoyées par
l’Iran.
L’arrivée au
Venezuela de ces cinq pétroliers
iraniens (Carnation, Fortune, Forest,
Petunia et Faxon) avec une capacité de
1.487.500 barils de pétrole, avait
suscité des menaces de l’administration
Trump qui avait rendu public l’envoi de
quatre navires de guerre dans les
Caraïbes pour une “opération
antidrogue” menée par le Southern
Command et annoncée en mars dernier.
Mais le gouvernement iranien a rappelé
qu’il s’agit d’un accord entre deux
Etats souverains : “Les Etats-Unis et
les autres pays savent que nous sommes
déterminés. Si les obstacles
continuaient ou augmentaient,
la réponse de l’Iran serait
énergique» .

Photos: la
raffinerie d’El Palito, destination
d’une partie des cargaisons envoyées par
l’Iran.
Sources :
Compte twitter de la journaliste Erika
Ortega Sanoja
https://twitter.com/ErikaOSanoja, et
article de Marco Teruggi dans Sputnik
News,
https://mundo.sputniknews.com/america-latina/202005211091498584-iran-y-desabastecimiento-radiografia-de-la-crisis-de-la-gasolina-en-venezuela/
Traduction et
adaptation : Thierry Deronne
Le dossier Amérique latine
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